Merhaba Hevalno mensuel n°12 – Février 2017

Nous voici déjà au douzième numéro du Merhaba Hevalno mensuel, ce qui veut dire que l’aventure qu’est l’édition de ce bulletin dure depuis maintenant un an. À vrai dire, avant la publication du premier numéro mensuel en février 2016, il existait déjà une brochure hebdomadaire du même nom, qui résumait les infos parues en anglais sur les médias kurdes de Turquie, principalement sur la guerre que l’État turc venait de relancer au Bakur, mais aussi sur les développements du système autonome du Rojava (en Syrie). À cette époque, suite à la bataille très médiatisée de Kobanê et face au silence assourdissant des médias occidentaux sur les massacres perpétrés par l’État turc, la publication d’une revue de presse hebdomadaire était motivée avant tout par la double envie de mieux comprendre les mouvements révolutionnaires au Kurdistan et de les faire connaître plus largement. Nous avons passé des heures à chercher des informations sur internet, les traduire puis les imprimer au format d’une petite brochure pour ensuite les emmener sur les marchés ou les poser sur des tables de presse ou dans des snacks kurdes. La situation au Bakur nous semblait trop grave, trop urgente ; une fois lancée la revue, on ne pouvait plus s’arrêter de relayer les news chaque semaine, on sentait que les infos devaient circuler pour que les expressions de solidarité se multiplient.

Nous avons tenu ce rythme pendant six mois, puis après une petite pause de fin d’année, le projet est passé à un format plus grand, plus beau, moins fréquent, ce qui nous permet d’élargir un peu la perspective, de creuser non seulement dans les infos mais aussi de sélectionner et traduire des analyses, des critiques, des entretiens, des bouts d’histoire de la région et de ses luttes.
Nous tenons à souligner, de nouveau, que nous ne sommes expert.e.s ni en géopolitique, ni en quoi que ce soit, et pour la plupart nous ne sommes pas Kurdes ni n’avons habité au Kurdistan.
Ce n’est pas toujours évident pour nous de comprendre la complexité de ce bout du « Proche Orient » dans lequel vivent et résistent les populations kurdes, qui sont, en plus, traversées par les problématiques propres à chacun des quatre États-nations qui divisent le Kurdistan.

L’équipe du Merhaba Hevalno est composée principalement de personnes d’origines occidentales, vivant toute en France, à des kilomètres du Kurdistan, dans des positions privilégiées, loin des bombes et de la répression quotidienne vécue par les militant.e.s et les populations kurdes à des niveaux qu’on a du mal à imaginer depuis nos vécus. Nous sommes traversé.e.s en permanence par des questions de légitimité à trier ce que nous relayons.
Dès lors, nous priorisons la parole directe, les témoignages et les analyses formulées par des Kurdes, mais nous faisons forcément des choix éditoriaux qui dépendent de nos propres filtres et qui prennent une certaine distance de la propagande des partis.
Et mis à part l’édito, tous les articles que nous publions sont des traductions d’articles soit publiés par des personnes vivant au Kurdistan et traduit en anglais (qu’ensuite nous traduisons en français), soit par des personnes vivant ailleurs, en grand partie en Occident, et qui sont en général originaires de la Turquie ou d’un des trois autres États-nations dans lesquels se trouve le Kurdistan. Qu’il s’agisse de parlementaires HDP ou DBP, d’un.e jeune camarade rencontré.e dans les rues de Amed, ou d’un.e français.e partie rejoindre les combattant.e.s kurdes en Syrie, nous avons essayé de publier un entretien dans chaque numéro de la revue.Ainsi, des entretiens avec des responsables des partis et mouvements politiques (n°4, 6) aux textes de fond sur le fonctionnement concret des systèmes d’administration autonomes (n°2, 3, 5) en passant par les analyses et des nouvelles des situations complexes, des luttes et des répressions des kurdes LGBTI+ (n°6, 11) ainsi que des interviews avec des journalistes de l’agence de presse des femmes JINHA (n°4), nous essayons de donner un maximum de pistes pour comprendre la complexité des situations là-bas à travers une analyse selon laquelle toutes ces luttes sont inextricablement entremêlées les unes dans les autres.

Malgré le fait que nous ne sommes pas forcément passionné.e.s par les analyses géopolitiques, nous nous sommes néanmoins rendu.e.s à l’évidence que, pour publier un bulletin comme celui-ci, nous sommes obligé.e.s de passer par ces analyses, pour mieux comprendre la situation et pour donner plus de pistes de compréhension à ceux et celles qui la lisent. Pour ceux et celles qui souhaitent se rattraper, nous recommandons la lecture des articles publiés dans les numéros 3, 7 et 9. Le n°9 traite surtout des enjeux complexes autour de la bataille pour Mossoul, qui est d’ailleurs toujours en cours et dont nous continuons à parler dans ce numéro-ci.Pour le coup, l’ampleur du mouvement des femmes en Kurdistan est pour nous un des éléments très important de ce qui se déroule au Kurdistan. Au-delà des images très romantiques et réductrices des femmes armées de leurs kalachnikovs résistant contre les «barbares», la place que prennent de multiples structures de femmes dans les luttes au sein de la société civile est extrêmement impressionnante et nous n’en entendions que très peu parler. Pour tenter de remédier à ce manque, nous avons, par exemple publié, dans les 4e et 5e numéros de ce mensuel, un long article écrit par une délégation de femmes partie au Bakur en mars 2016. Aussi, pour mener une véritable solidarité envers ce mouvement ainsi que s’en inspirer pour nos luttes ici, il nous semble judicieux de connaître les structures et fonctionnements de ces mouvements, ainsi que les discours qui les soutiennent : publier de nombreux articles sur les différents aspects du mouvements des femmes aux 4 coins du Kurdistan nous a donc semblé bien pertinent. Et certains textes, comme celui publié dans le 8e numéro et intitulé « Les femmes du Rojhilat contre le sexisme », peuvent directement faire écho aux propos des camarades des milieux de l’« ultra-gauche » d’ici.

Nous espérons que ce modeste bulletin participera à la solidarité avec la lutte actuelle au Kurdistan et avec la remise en cause profonde et radicale du patriarcat, du capitalisme et de l’Etat nation qui s’exprime quotidiennement en son sein. A propos de solidarité depuis l’Occident, nous avons plusieurs fois proposé des textes de la militante kurde Dilar Dirik : dans le numéro 6 de juillet 2016, nous avions traduit son texte « Confronter les privilèges : de la solidarité et l’image de soi » que nous vous recommandons de lire et relire. Dans cette même veine, et toujours dans le n° 6, nous avions traduit un texte appelé « Appel à une solidarité critique », écrit par une délégation de personnes d’origines occidentales et dans lequel elles appellent à un renforcement de la solidarité envers les mouvements révolutionnaire en Kurdistan tout en restant critique et évitant le piège du soutien aveugle à une lutte lointaine.
Enfin, pour finir, nous souhaitons remercier tout un tas de personnes, tout.e.s celles et ceux qui prennent le temps de lire ce bulletin, de l’imprimer, de le distribuer, d’en parler, d’envoyer le lien internet à leurs ami.e.s. N’étant pas encore sur facebook, nous ne savons pas trop si on nous y « like » ou pas, mais en tout cas on voudrait remercier notre chère camarade du site Kedistan.net pour tous ses efforts à publier notre bulletin sur son site internet et de le relayer sur les réseaux sociaux. Et, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, nous sommes toujours intéressé.e.s par les avis des lecteurs et lectrices, et il ne faut pas hésiter à nous écrire à actukurdistan@riseup.net

Et pour vraiment finir, voici un bout de l’édito du tout premier numéro du Merhaba Hevalno mensuel, dont les mots ont toujours autant de pertinence aujourd’hui qu’il y a un an :
« Nous pensons à toutes celles et ceux qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes réactionnaires du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr «notre chère» France fait partie. Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques. Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici. »

Bonne lecture !

A imprimer et diffuser largement !!

 

Sommaire :

  • Des nouvelles de Diyarbakır
  • Dilek Öcalan, objet d’un mandat d’arrestation
  • L’inefficacité de l’armée turque en Syrie
  • Une coopérative de femmes au Rojava
  • Les conséquences des divisions partisanes des forces armées dans la région kurde d’Irak
  • Soutien à Pinar Selek, pour un acquittement définitif
  • L’artiste, la censure et l’oiseau
  • Deux livres sur le Kurdistan
  • Glossaire & carte
  • Agenda…

 

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A imprimer et diffuser largement !!

 

 

 

Merhaba Hevalno mensuel n°11 – janvier 2017

Plus rien ne devrait nous étonner en terme de collaboration criminelle entre les gouvernements européens et leur allié turc. Et pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de sursauter à chaque nouvelle trahison des populations kurdes par l’Europe.

L’année 2016 s’est terminée sur le classement de l’affaire accusant un membre des renseignements turcs de l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris en 2013. C’était sans doute la femme la plus influente du PKK, Sakine Cansız, qui était visée par cette exécution ; celle-ci avait été acceptée en France en tant que réfugiée politique. Or, les autorités françaises (services de renseignements, juges et gouvernement) ont tout fait pour que rien ne soit dévoilé sur cette affaire. La date du 9 janvier qui devait être un moment d’hommage à la lutte de ces trois femmes, a été marqué en 2016 par une nouvelle exécution en Turquie de trois femmes militantes kurdes, puis en 2017 par la clôture du dossier en France.

Parallèlement, en Belgique, Maxime Azadi, responsable de l’agence de presse kurde Firat News Agency (ANF) était arrêté et placé sous procédure anti-terroriste, à la demande de la Turquie via l’organe de coordination internationale des polices, Interpol. Vous pouvez lire son témoignage dans ce numéro.

Alors que les spots sont plutôt tournés vers Alep (deuxième ville de Syrie, dont les derniers quartiers d’opposant.e.s sont tombés, sous les bombes russes, entre les mains du régime) et vers Mossoul (principale ville sous contrôle de l’État Islamique, en Irak, que tente de reprendre une alliance -opportuniste- à force de lourds combats), la région du Rojava tient encore et poursuit son travail de fourmi pour construire son modèle confédéral, tout en se défendant de l’armée turque et de l’EI. C’est sur les efforts de la société civile, et le soutien -ou pas- des différentes populations au modèle révolutionnaire mis en place, que se penche un bénévole européen dans la « Lettre du Rojava ».

Les Kurdes tentent de mettre en place au Rojava un système politique inclusif des différentes communautés ethniques et religieuses présentes dans la région, car ils et elles ont bien pris conscience des effets dévastateurs des nationalismes écrasant toute diversité. Les populations kurdes ont partout été victimes de ces nationalismes assassins, et y ont également participé à des occasions, notamment contre les populations arméniennes lors du génocide de 1915, qui prépara le terrain pour la future République Turque. Comme le souligne la sociologue kurde Bilgin Ayata, « Quoique la chronologie, l’étendue et les pratiques de violence d’État contre les Arméniens, les Kurdes, les Alévis et d’autres groupes persécutés puissent varier, ces groupes partagent un assujettissement aux politiques négationnistes de la République turque. » Dans son article, l’auteure trace différents liens entre le génocide arménien et les violences dirigées notamment sur les Kurdes et les Alévi.e.s, puis elle propose de revaloriser les approches proposées par les intellectuel.le.s ou les militant.e.s kurdes quant au processus de « réparation » du génocide arménien.

Par ailleurs, un autre intellectuel kurde souligne la nécessité de tenir compte des discriminations selon les différents aspects de l’identité, et l’interconnexion ou « intersectionnalité » entre celles-ci. Il analyse plus spécifiquement la double répression subie par les personnes LGBTI+ kurdes, et comment la répression contre le mouvement kurde en Turquie vise aussi directement ses politiques en faveur des mouvements LGBTI+.

On pourrait appliquer l’analyse intersectionnelle à la situation des travailleurs kurdes transfrontaliers, entre l’Irak et l’Iran, ainsi qu’entre l’Iran et la Turquie, qui subissent la répression raciste de la part des différents États, ces derniers se cachant à peine derrière des considérations économiques qui mettent en lumière une discrimination de classe. Dans tous les cas, le texte que nous relayons à ce propos, tiré de Kedistan.net, nous fait découvrir la réalité peu connue de ces populations qui tentent de survivre grâce à l’échange commercial entre des régions kurdes séparées par des frontières, et donc traitées comme « contrebandiers ».

Enfin, le dernier sujet abordé dans ce onzième numéro du Merhaba Hevalno, concerne le groupe clandestin kurde TAK qui fait parler de lui de plus en plus, de par ses attaques à la bombe menées dans des villes de l’ouest de la Turquie, visant des brigades connues pour leurs opérations militaires menées au Kurdistan. Ce texte explique comment la violence extrême vécue par les Kurdes en Turquie ne laisse pas le choix privilégié de la « non-violence » et va puiser dans les racines des attaques du TAK.

On aurait pu finir cet édito en vous souhaitant une année 2017 pleine de santé, d’amour et de rage, mais nous préférons terminer sur une note plus sarcastique… Cette année les Kurdes de Turquie ne manquaient pas d’un certain humour noir pour se souhaiter la bonne année. « Deux personnes sont passées chez moi aujourd’hui. Ils m’ont demandé ton adresse, ton numéro et tout le reste. Je t’ai pas demandé, et je leur ai donné. J’espère que tu m’en veux pas. Je leur ai demandé pourquoi est-ce qu’ils te cherchaient.Ils m’ont dit que samedi soir ils allaient passer chez toi. Le nom d’un des deux est Bonheur, et l’autre Santé. Et toute l’année ils vont rester chez toi et chez moi. Santé, Bonheur, et que la Paix nous accompagne. Belle année. »

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SOMMAIRE :

  • Édito
  • [Bakur] L’état d’urgence en Turquie et les LGBT+ kurdes
  • [Rojava] Lettre du Rojava
  • [Rojhilat] Les Kolbers, ces travailleurs oubliés du Rojhilat
  • [Turquie] Les kurdes dans le processus de réconciliation arméno-turc
  • [Turquie] Lorsque les kurdes entendent le mot « TAK », il et elles savent ce que cela signifie : vengeance
  • [Europe] Je ne suis pas coupable, j’accuse !
  • [Europe] Les femmes contre les féminicides
  • Glossaire & agenda

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Solidarité avec les prisonniers et prisonnières kurdes

Parmi d’autres choses, une des possibilités de soutien est d’envoyer des cartes postales aux détenues. Quelques adresses sont en dessous. Nous nous joignons ainsi à la campagne de soutien qu’a lancé Kedistan.net. On n’oublie pas tou.te.s les autres !

Envoyez des cartes-postales aux prisonnières !

Sachez que, pour que vos messages de soutien puissent traverser le ‘contrôle’ avant de trouver sa destinataire, il faudra respecter quelques règles.

Certaines prisons ne distribuent pas les courriers qui sont rédigés en d’autres langues que le turc, car les censeurs n’étant pas polyglottes, il ne peuvent pas lire et vérifier… Pour donner à vos carte-postales toutes les chances d’arriver au bon port, rédigez les en turc.

Si vous n’êtes pas turcophone, pas de panique !

  • Avant tout, prenez le soin de choisir des cartes-postales sans inscription en langue étrangère sur l’image.
  • Rédigez votre message en turc :
    – Vous pouvez utiliser un des modèles que vous trouverez ICI.
    – Vous pouvez vous rapprocher des associations kurdes, ou alévies de votre localité. N’est-ce pas aussi une excellente occasion pour tisser de nouveaux liens ?
  • Mettez vos cartes-postales sous enveloppe.
  • Ajoutez sur l’enveloppe, un « nom » et une « adresse » en tant qu’ »expéditeur/trice ».
  • Le tarif postal est de 1,25 €.

Voici une liste de quelques femmes responsable et Co-maires. Nous n’oublions pas toutes les autres.

Une liste établie par les organisations féministes à l’intention de leurs membres :

Sebahat Tuncel (Co-présidente du DBP), Ayla Akat (Ancienne députée DBP). Les Co-maires : Gültan Kışanak (Diyarbakır), Sebahat Çetinkaya (Responsable DBP de Derik), Zeynep Sipçik (Co-maire Dargeçit), Diba Keskin (Erciş), Aygün Taşkın (Diyarbakır, Ergani), Hazal Aras (Diyadin) Handan Bağcı (Edremit), Dilek Hatipoğlu (Hakkari), Figen Yaşar (Muş), Cennet Ayık (Elazığ, Karakoçan), Nadiye Gürbüz (Bursa HDP), Atiye Eren (HDP)
Aysel Işık (Journaliste JINHA), Hülya Karakaya  (Journaliste, rédactrice en chef, Özgür Hal Dergisi)

Sebahat Tuncel
Silivri 9 Nolu F Tipi Cezaevi
Silivri Istanbul TURQUIE

Gültan Kışanak
Ayla Akat

Kocaeli 1 Nolu F Tipi Yüksek Güvenlikli Ceza Infaz Kurumu A2-5
Kandıra Yolu
Koceli TURQUIE

Sebahat Çetinkaya
Zeynep Sipçik
Diba Keskin
Aygün Taşkın
Dilek Hatipoğlu
Atiye Eren
sont toutes au :
Sincan Kadın Kapalı Cezaevi
Ankara TURQUIE

Hazal Aras
Handan Bağcı
sont au :
Erzurum E Tipi Kapalı Cezaevi
Erzurum TURQUIE

Figen Yaşar
Muş E Tipi Cezaevi
Muş TURQUIE

Cennet Ayık
Elazığ E tipi Cezaevi
Elazığ TURQUIE

Nadiye Gürbüz
Yenişehir Kapali Cezaevi B-6 Koğuşu
Bursa TURQUIE

Hülya Karakaya 
Diyarbakır E Tipi Cezaevi
Mevlana Halit, Emek Caddesi
21080 Bağlar Diyarbakır TURQUIE

Aysel Işık
Şırnak T Tipi Cezaevi
Yeşilyurt mahallesi Rezuk Caddesi
73100 Şırnak TURQUIE

Figen Yüksekdağ
Kocaeli 1 Nolu F Tipi
Yüksek Güvenlikli Ceza İnfaz Kurumu
A3-15
Kandıra/Kocaeli TURQUIE

 

Des nouvelles de Diyarbakir : Entretien avec Dünya

Dünya, une camarade de Diyarbakır, a bien voulu répondre par mail à quelques-unes de nos questions en cette fin de mois de décembre 2016. Alors que l’État turc veut réduire au silence toute critique et désir de liberté, voici ce qu’elle nous raconte de sa vie là-bas. Cela donne un rapide aperçu de l’ambiance en ce moment dans la capitale du Kurdistan…

Un dessin de Zehra Dogan

Salut ! Comment vas-tu ?

Bonjour ! Je vais bien, mais j’ai dû un peu m’éloigner de tout ce que j’ai vécu dernièrement, et je suis partie à Istanbul. J’essaie de vivre la sérénité que vous vivez en France malgré toutes les choses inévitables que l’on peut vivre ici au Kurdistan. Il faut vraiment que je me décide à chercher du travail à Amed (Diyarbakır). Ou alors je vais à Istanbul pour y travailler. Mais je n’ai toujours pas décidé. J’aime vraiment Amed. Mais comme il y a beaucoup de moments difficiles à Amed ces derniers temps, je crois que je vais pouvoir vivre nulle part, car je ne me sens bien nulle part. La douleur du Kurdistan est là dans mon cœur, elle me suit partout.

Que faisais-tu comme travail ? Et qu’imagines-tu faire aujourd’hui ?

J’ai été à l’université d’Istanbul où j’ai étudié la langue turque et la littérature. J’ai fait pas mal de boulots dans ma vie, dans la presse et dans le textile notamment. Et ces 2 dernières années à Amed, j’ai eu un poste à la municipalité de Sur [le quartier historique d’Amed]. Mais en décembre 2015 on a tou.te.s été viré.e.s. Les premier.e.s employé.e.s de mairies au Kurdistan à avoir été désigné.e.s et viré.e.s par l’administration turque sont celles et ceux de la municipalité de Sur. Et tout particulièrement celles qui travaillaient sur la question des droits des femmes. Les femmes de la municipalité n’ont pas seulement été licenciées, mais un bon nombre d’entre-elles ont été mises en garde à vue. Et nous qui ne nous sommes pas faites embarquer, nous avons organisé des manifestations de soutien pour dénoncer ces agissements. La plupart des femmes qui se sont trouvées sans emplois ont leurs maris en prison et se retrouvent sans ressources. En bref, nous sommes toutes sans travail. L’État a constaté que des femmes étaient responsables de différentes organisations : il y a vu un danger et n’a pas toléré cela…

A quoi est dû ce changement de politique de la part de l’État ?

Il y a plusieurs raisons. Ce dont je viens de parler en est une. Et une autre est le fait que beaucoup de municipalités [tenues par le HDP] ont déclaré leur autonomie [à l’automne 2015]. Celle de Sur aussi, et l’État a commencé à y faire la guerre. Pendant les 113 jours de résistance [des habitant.e.s et des groupes d’autodéfense de Sur au siège des forces spéciales], l’administration turque a commencé à prendre des mesures antidémocratiques. Ensuite, à partir de juillet 2016 a été déclaré l’état d’urgence. La démocratie a été mise de côté et les municipalités des villes du Kurdistan ont été mises sous tutelle de l’État par la force. [53 municipalités au jour d’aujourd’hui, début 2017.] En fait, les personnes élues par le peuple on été remplacées par des tuteurs ou des préfets choisis par l’État.

Dans quelle situation se trouvent les prisonnier.e.s ? As-tu des nouvelles ?

Depuis la déclaration de l’état d’urgence, les gens sont placés en garde à vue ou incarcérés sans procès et pour n’importe quelle raison. On est passé dans une période où la démocratie est littéralement piétinée. Dans les prisons il n’y a plus de place. Je le sais d’une amie qui a été incarcérée sans jugement. Dans des cellules de 20 places, l’administration entasse jusqu’à 45 personnes. Il y a pour cette raison de gros problème d’hygiène. L’amie qui est en prison travaillait à la municipalité et était responsable d’un syndicat. C’est pour cela qu’elle a été arrêtée. Sa sœur a été arrêtée pour les mêmes raisons et attend également un jugement. Elles sont séparées de leurs enfants et ça me rend vraiment triste. Les conditions de détentions sont très mauvaises : outre les problèmes d’hygiène, de nombreuses maladies traînent, il n’y a pas de chauffage, et le courrier est très mal distribué… Et depuis la mise en place de l’état d’urgence plus personne ne peut rendre visite aux camarades détenu.e.s mis à part des membres de leurs familles.

Le quartier de Sur est dans quel état ? Que s’y passe-t-il actuellement ? Est-ce que tout le quartier a été détruit ? Les travaux ont-ils commencé ? Quelle est la situation de celles et ceux qui habitaient là-bas ?

Après le siège des forces spéciales et l’attaque militaire, Sur n’a pas réussi à s’en remettre. Malheureusement ce qui s’est vécu dans les années 1990 est à nouveau là ! Les habitant.e.s qui ont été forcé.e.s de quitter Sur sont parti.e.s. Et celles et ceux qui sont resté.e.s, l’ont fait soit parce qu’ils n’avaient pas d’autres endroits où aller, soit par attachement sentimental à leur quartier et à leurs racines. Beaucoup de gens se retrouvent exproprier, ils se font prendre leurs terrains et leurs maisons. Et ce que l’État propose en échange n’a strictement aucune valeur en comparaison. L’État les force à vendre et accélère ainsi la colonisation de Sur. Les travaux ont déjà commencé et les projets urbanistiques sont prêts. 5 quartiers sont toujours sous couvre-feu et sont en train d’être finis d’être rasés alors que un nombre important d’habitations restaient intactes. La destruction faite par les tanks a laissé place à celle faite par les bulldozers. Maintenant il n’y a plus de quartiers, plus de maisons. Cela fait 6 mois qu’ils préparent leur projet de colonisation. Il leur faudra 6 mois de plus pour construire leurs immeubles. Et quand les habitant.e.s pourront revenir dans leur quartier, ils ne verront que ces nouveaux immeubles en béton et ne pourront pas récupérer les maisons qu’ils avaient avant. Ce que l’État a voulu prendre, c’est leurs biens et leur histoire. Et bientôt, il voudra leur revendre ces nouveaux appartements, à crédit pour les attacher pendant 20 ans.

Dans quelle mesure la police et l’armée sont-elles omniprésentes à Amed ? Est-ce qu’elles sont toujours là malgré la levée des couvre-feux ? La population continue-t-elle à manifester ?

Malgré le retrait des couvre-feux, il y a une grande présence des forces spéciales dans toute la ville. Comme je disais plus haut, à Sur, il y a eu une rude guerre qui a laissé des traces malheureusement indélébiles. Et comme je dis depuis le début de l’entretien, depuis la tentative de coup d’état des güleniste, la police arrête qui elle veut comme ça dans la rue. Si tu te regroupes à 15 ou 20 personnes tu peux être arrêté et prendre un mois de prison. On est plus aussi libre qu’avant lorsque nous faisions nos manifestations. On ne peut plus faire de prises de paroles ni de manifs ni rien. Le pays est en train d’être dirigé de manière monarchique.

L’État veut, semble-t-il, faire exister un vrai black-out médiatique en Turquie, et plus encore au Kurdistan. La population arrive-t-elle quand même à s’informer ?

L’État a très bien su mettre en place – et il l’a fait bien consciemment – ce black-out médiatique. En coupant ou en censurant tous les médias – radios, tv, presse… Du coup, la population essaye de s’informer comme elle peut, notamment par twitter par exemple. Mais les réseaux sociaux commencent à être attaqués également et les gens de plus en plus poursuivis. Et à Amed, l’État prend le luxe de ralentir le débit d’internet ou de le fermer carrément, pour, ainsi, couper tous les moyens que les gens ont pour communiquer. Et ce que le pouvoir veut absolument cacher c’est les guerres de factions en son sein.

Mais bien-sûr que les médias alternatifs trouvent des moyens et des canaux de diffusion, même si cela est difficile. Le mouvement des femmes a commencé à se redonner des moyens de diffusion, et d’autres suivent. Il y a une vraie attention des gens à l’information, et même une ébauche d’un minuscule chemin vers l’info devient un espoir pour nous tou.te.s. Les médias ne s’arrêtent pas et continuent d’exister…

Cizre, Şırnak, Nusaybin… Dans quelle situation sont les villes qui ont subies les sièges des forces spéciales ? Comment font les habitant.e.s pour survivre ?

Toutes ces villes ont été complètement détruites. Il n’en reste plus rien. Malheureusement les gens vivent en ce moment dans des tentes, et les forces spéciales attaquent même ces campements de fortune. Ces gens-là n’ont pas de solutions. Les aides, il y en avaient mais l’État a fermé par décret toutes les associations qui s’en occupaient. Ces aides ont donc diminué. La situation est très critique en ce moment. On a beau amené de l’aide – du matériel et de l’argent –, ça n’est pas suffisant…

Est-ce qu’une partie des habitant.e.s du Kurdistan de Turquie émigrent ? Où vont-ils : en Turquie, en Europe ?

Oui, quand c’est la dernière solution, les gens s’en vont. Quand ils sont virés de leur travail et de leur maison, ils sont malheureusement poussés à partir. Ceux qui ont quelques possibilités vont à l’ouest de la Turquie, et ceux qui en ont encore un peu plus essaye de gagner l’Europe. Amed avait accueilli, ces dernières années, beaucoup de gens de Kobanê et de Shengal. Mais d’après ce que l’on sait, eux aussi s’en vont. Il y a une baisse et des changements anormaux dans la population de Amed. Maintenant la Turquie n’est plus du tout un endroit sûr pour y migrer car tout le monde sait que c’est la guerre ici, dans le sud-est…

Où en est le mouvement des femmes en ce moment ? On a vu qu’il y a eu au mois de décembre 2016 une grosse mobilisation des femmes contre le projet de loi légalisant le viol en Turquie. Y a-t-il eu des manifestations au Kurdistan ?

Le mouvement des femmes du Congrès des femmes (KJA) a changé de nom et désormais s’appelle Tewgera Jina Azadi (TJA). Bien-sûr que les travaux continuent, mais depuis l’arrestation et la détention de Ayla Akat [membre du BDP à Batman] les travaux ont ralenti. Le projet de loi sur le viol a rassemblé des milliers de femmes. Et la tentative du gouvernement de passer en force cette loi s’est retrouvé face à la conscience des femmes qui ont senti un grand danger venir. Mais le danger en Turquie est là à tout moment. C’est pas parce que cette loi a été ajournée aujourd’hui que le danger est passé. Tant qu’on aura pas régler les choses à la racine, l’État continuera de soumettre les femmes à ses lois. Il prétend que c’est pour protéger les femmes, mais en réalité c’est pour les rendre plus vulnérables, pour les mettre en danger, et l’objectif étant d’augmenter les violences et agressions sexuelles à leur égard. Est-ce que cette mobilisation a eu lieu au Kurdistan ? Bien-sûr qu’elle a eu lieu ! Mais elle n’a pas trop été visibilisée, car ici, avant même de se faire violer, on se fait tuer directement… Ça fait 2 ans que nous vivons une forte attaque militaire menée par l’État oppresseur et totalitaire, et ça nous laisse peu de temps à mettre ailleurs. On est vraiment dans une période où la démocratie est vraiment bafouée. On se cramponne comme on peut au peu de droits humains qu’il nous reste. On s’oppose pas simplement à la loi contre le viol, on lutte chaque jour contre toutes les violations des droits humains…

Beaucoup d’écoles ont-elles fermé à Amed ? Comment vont les enfants ? Comment réagissent-ils à la situation actuelle ?

Malheureusement, dans les secteurs où la guerre à frapper et où il y a eu des combats, les programmes d’éducation ont beaucoup ralenti. Et certains enfants n’ont même plus accès aux écoles : certaines écoles ayant fermé, les enfants ont été renvoyés vers d’autres écoles qui sont bien trop loin pour qu’ils puissent s’y rendre. Du coup, beaucoup d’enfants sont troublés et sont atteints psychologiquement, et le système éducatif est « cassé » depuis une année. Beaucoup de professeurs ont été virés car ils appartenaient aux syndicats de l’éducation. Ça aussi a son effet sur les écoles. Il y a un système éducatif, mais les enfants n’y ont plus accès. Les enfants de Sur sont dans une période de rémission traumatique ; ils sont suivis par différentes associations populaires qui s’occupent d’eux. En ce moment, si on regarde à l’échelle de la Turquie, le système éducatif est vraiment mis à mal. Et à Amed, c’est deux fois pire.

A ton avis comment la situation générale va-t-elle évoluer ?

La situation ne va pas s’arranger facilement, tant que l’État ne change pas son regard et son attitude avec les Kurdes. Je pense même que la situation risque de s’aggraver…

[entretien] Être une erreur kurdo-turque

Dans cet entretien réalisé par Robert Leonard Rope, Saladdin Ahmed, professeur assistant de philosophie à Mardin Artuklu parle d’identité kurde, de politique, de religion, de démocratie et de la situation actuelle des Kurdes au Moyen-Orient. Cet entretien a d’abord été publié sur Open Democracy, dans le cadre du thème « auto-organisation des migrants et solidarité ».

Robert Leonard Rope : Pouvez-vous rapidement décrire votre parcours ? […] Comment est-ce d’enseigner dans une université en Turquie ?

Saladdin Ahmed : Je n’ai jamais su répondre aux questions sur mon passé, surtout parce que mon identité s’est toujours forgée autour de négations et pas en mettant positivement en avant une certaine éducation. Je ne dirais pas que je fais une crise d’identité, mais je dirais que l’identité, du moins dans le monde d’aujourd’hui, est elle-même en crise.

Quand être kurde est vu comme quelque chose à quoi il faut renoncer, je suis Kurde, sans hésitation. Au moment où ça devient l’identité du dirigeant, je ne peux que me tenir du côté de l’opposition, avec l’opprimé. C’est-à-dire que je suis Kurde tant que la kurdicité représente une négation de l’oppression. La première fois où je me suis retrouvé à un endroit où être Kurde revenait à être privilégié, en 2013, j’ai été frappé d’une crise morale aiguë, et j’ai commencé à tisser des liens avec les minorités non-kurdes et non-musulmanes.

Avant même de m’en rendre compte, critiquer le nationalisme kurde et l’Islam était devenu ma principale activité intellectuelle jusqu’à ce que je quitte de nouveau le Kurdistan irakien.

[…] En tant qu’enfant kurde, j’ai grandi à Kirkouk sous le régime baasiste en étant persuadé que j’étais une erreur existentielle, mais j’aimais être une erreur. J’aime toujours être une erreur.
Pour ce qui est de mon expérience d’enseignement en Turquie, quand je suis arrivé en automne 2014, la situation était sans précédent. Pour la première fois en quarante ans, la région kurde du pays profitait d’une certaine paix d’où est sorti un mouvement culturel et intellectuel impressionnant. Nous parlons là d’une région qui a été tellement opprimée que même une danse kurde traditionnelle y est considérée comme un acte politique. Le premier groupe d’étudiants kurdes était très impliqué dans la vie publique, à la fois dans l’université et en dehors. C’était en somme très exaltant d’être à Mardin à ce moment-là.

Malheureusement, mon expérience d’enseignement à l’université de Mardin Artuklu n’a pas duré longtemps. Environ deux mois après mon arrivée du Canada, le recteur libéral a été viré et remplacé par un islamiste soutenu par Erdogan. Juste après avoir été nommé par Erdogan, le nouveau recteur a entamé une campagne pour mettre les non-islamistes à la porte de l’administration de l’université. Quelques mois plus tard, il a mis unilatéralement fin à mon contrat et à ceux de 12 autres enseignants, qui se trouvaient tous être des citoyens étrangers. Pour empirer les choses, la guerre a recommencé dans la région kurde, accompagnée d’une violente oppression des jeunes, de grandes opérations militaires, d’arrestations de masse, etc. Ce qu’Erdogan a fait aux universités turques à Istanbul et à Ankara dans les semaines qui ont suivi le coup d’État avorté du 15 juillet 2016 a commencé un an avant dans le Sud-est.

Comme vous le savez, la Turquie est actuellement sous le coup de l’état d’urgence – des milliers de personnes ont été arrêtées, de nombreux professeurs et journalistes, sans parler des membres des forces armées – et il y a de nombreux cas reportés de torture. Quelle est votre perspective sur tout ça : comment ça va finir ?

Je pense que la Turquie va entrer dans une ère de terreur dans les années à venir. Cette purge va mener à un effondrement total de la confiance déjà fragile parmi les différentes sections des forces armées et du MIT. Ceux qui sont en position de pouvoir vont essayer de plus en plus d’utiliser le climat de peur et de manque de transparence pour se débarrasser de leurs rivaux.

Donc je pense que les cas d’assassinats et de tortures vont devenir de plus en plus habituels. L’armée en Turquie a toujours été considérée comme la gardienne de l’État, mais elle va maintenant devoir se soumettre au gouvernement, ce qui n’aura pas lieu sans douleur. […]

Quelle est votre opinion sur la « démocratie turque » ? Est-ce qu’une telle chose a déjà existé ? Est-ce qu’Erdogan l’a d’abord nourrie, puis détruite ? Est-ce que les gens veulent d’une démocratie à l’occidentale ? Démocratie vs. théocratie ?

Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu une « démocratie turque ». Oui, des élections ont eu lieu, mais même des pays comme l’Iran et le Pakistan tiennent régulièrement des élections. Il y a aussi un parlement à Ankara, mais c’est un parlement qui symbolise le rejet de la pluralité en Turquie.
Je vais être plus précis : il y a toujours eu deux Turquies, celle de l’ouest et celle de l’est. Dans la Turquie de l’ouest, qui s’étend d’Istanbul à Izmir, Antalya, Ankara et Adana, une sorte de quotidien à l’européenne était tout à fait envisageable, tout au moins selon l’estimation d’un touriste moyen. Tout cela est en train de changer de façon évidente, et c’est pourquoi la situation actuelle en Turquie attire autant l’attention au niveau international.

Mais la Turquie de l’est a toujours été soumise au joug militaire. Il est impossible d’imaginer la brutalité de la vie dans l’est du pays du point de vue d’Istanbul. Des milliers de jeunes kurdes ont disparu lors d’opérations militaires turques durant les années 1980 et 1990. L’autre visage de la Turquie, c’est des tanks et des véhicules blindés qui occupent les places des villes ou rôdent dans les quartiers, c’est des checkpoints de militaires ou de policiers dressés entre les villes ou dans les villes, c’est d’énormes bases militaires installées dans les centres-ville et c’est des milliers de villages totalement détruits. Si l’on s’autorise à voir cet autre visage, la notion de « démocratie turque » ne peut paraître qu’absurde. […]

Comment pouvons-nous, en Occident, faire efficacement pression sur Erdogan et ses partisans pour défendre et restaurer les droits humains et l’état de droit en Turquie ?

Les droits humains ne peuvent pas être « restaurés » parce qu’ils n’ont jamais été respectés de toute façon. Peut-être peut-on restaurer le tourisme, mais les droits humains sont une chose pour laquelle on doit se battre de façon collective.

Erdogan fait pression sur l’Occident, pas l’inverse. D’après ce que je constate, Erdogan va continuer à utiliser les réfugiés syriens et irakiens pour faire du chantage qui s’adresse aux politiciens européens, sans cesser de consolider son pouvoir dans le monde sunnite. Puisqu’il travaille à éliminer toute opposition régionale à sa vision d’un empire islamique prévu pour 2023, il faut nous attendre à davantage de guerres désastreuses au Moyen-Orient. Elles auront pour conséquence l’augmentation du nombre de réfugiés cherchant à s’échapper vers l’Europe. Et l’Europe ne parviendra pas à maintenir la crise hors de ses frontières en s’appuyant sur un gardien qui est lui-même l’une des principales causes du problème. Arrêtons de nous voiler la face : l’EI n’a pu survivre jusqu’à présent que grâce aux afflux de jihadistes, d’armes, de munitions et d’argent qui passent par la Turquie. […]

En ce qui concerne l’EI, quelle est selon vous la meilleure stratégie à adopter pour le détruire ?

L’EI s’occupe du sale boulot pour la Turquie, et en contrepartie la Turquie fonctionne comme une route de ravitaillement pour l’EI, en plus de lui fournir une aide directe. Tant que la Turquie est autorisée à continuer ainsi, même si l’EI est détruit, des dizaines de groupes armés islamistes continueront de prospérer en Syrie. Je pense qu’Erdogan continuera à soutenir les islamistes en Syrie jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin d’eux. Bien sûr, les choses ne se passent pas toujours comme on le souhaite. À chaque jour qui passe, la ressemblance entre la Turquie et la Syrie devient de plus en plus frappante en ce qui concerne la polarisation de la société, qui pourrait très bien mener à l’éclatement éventuel d’une guerre civile.

L’unique problème de la Turquie, et le pire, est le fameux « problème kurde ». Erdogan soutient surtout l’EI, Jabhat al-Nusra, récemment renommé Jabhat Fatah al-Sham, et de nombreux autres mouvements islamistes pour empêcher les Kurdes syriens de contrôler les régions du nord de la Syrie, le long de la frontière turque.

Lorsqu’il est devenu évident que l’EI ne pouvait pas stopper les forces kurdes après la bataille de Kobanê, la Turquie s’est directement interposée pour empêcher les Kurdes d’expulser l’EI de la dernière bande de 100 km qu’ils contrôlent le long de la frontière turque. Ankara répète régulièrement que cette zone est une « ligne rouge » que les Kurdes ne peuvent pas franchir. En soi, la région de Jarablus est donc contrôlée par l’EI et protégée par la Turquie.

Erdogan s’est toujours appuyé sur l’EI pour juguler la soi-disant menace kurde en Turquie. Ces dernières années, l’EI a mené de nombreuses attaques contre des cibles kurdes. Lors du massacre de Suruş du 20 juillet 2015, 32 étudiants kurdes et turcs qui étaient en route pour aider à la reconstruction de Kobanê ont été tués dans un attentat suicide commandité par l’EI. Environ six semaines plus tôt, le 5 juin, une autre attaque à la bombe de l’EI lors d’un rassemblement électoral kurde à Diyarbakir avait causé la mort de quatre personnes. Le 10 octobre 2015, une attaque à la bombe de l’EI a causé la mort de plus de 100 civils et en a blessé plus de 500 lors d’une marche pour la paix organisée à Ankara par le parti pro-kurde de la démocratie des peuples (HDP) et par plusieurs syndicats. […]

Comment pouvons-nous aider de manière significative ceux qui sont actuellement emprisonnés dans les prisons turques ?

Une manière significative d’aider les victimes d’un régime despotique, quel qu’il soit, est d’abord de ne pas soutenir ce régime en lui vendant des armes ou en y effectuant des visites touristiques. Je pense que l’Occident doit se libérer du cycle qui consiste à soutenir les islamistes pour se débarrasser de dictateurs indésirables, comme Qadafi et Al-Assad, puis à soutenir des régimes militaires pour renverser les islamistes.

C’est un cycle infernal au Moyen-Orient, et la Turquie n’y fait pas exception. La longue histoire de l’oppression en Turquie a offert une légitimité populaire à Erdogan et il est en train de tranquillement devenir un dictateur oppressif. Ce n’est pas que je pense qu’une troisième option, démocratique, n’existe pas, mais à tous les endroits et tous les moments où le fascisme est relativement populaire, les forces démocratiques sont faibles, précisément parce qu’elles sont contre la violence de façon inhérente, ce qui les empêche d’arrêter le fascisme.

En Turquie, il existe un mouvement progressiste qui s’oppose à la fois au fascisme nationaliste et au fascisme islamiste. C’est un mouvement démocratique, séculaire, pluraliste, multiethnique et féministe mené par le HDP. Pendant les semaines qui ont précédé le coup d’État de juillet, l’AKP d’Erdogan a soutenu une loi offrant aux soldats l’immunité contre toute poursuite judiciaire afin de permettre aux forces armées de tuer plus facilement dans la région kurde. Le parti a aussi proposé une autre loi visant à priver les députés – en réalité, ceux du HDP – de leur immunité parlementaire. Le HDP est le dernier espoir de la Turquie, si le régime d’Erdogan trouve le moyen de faire taire ses dirigeants et ses activistes, par la prison ou par d’autres moyens d’oppression, la Turquie va devenir un cas d’école de régime dictatorial.

En Turquie, l’histoire des Kurdes est longue et tourmentée. Pour la première fois, un cessez-le-feu avait été conclu avec le PKK et des négociations entamées avec le gouvernement. Ces derniers temps, le HDP est resté sur la défensive et des centaines de civils kurdes ont été tués par les forces gouvernementales, avant le coup d’État. Est-ce qu’Erdogan va reprendre sa guerre contre les Kurdes ?

Erdogan n’a montré aucune intention de relancer le processus de paix. Il est maintenant dans une alliance avec les ultra-nationalistes et il poursuivra la guerre contre les Kurdes pour soutenir cette alliance. Au départ, il a repris la guerre pour plaire aux ultranationalistes qui sont farouchement opposés à la moindre reconnaissance des droits des Kurdes.

Il est difficile d’imaginer que la Turquie puisse accepter de reprendre le processus de paix avec les Kurdes, mais je pense que le mariage entre Ankara et l’EI se brisera un jour ou l’autre. Lorsque cela aura lieu, Ankara passera probablement un accord avec les Kurdes. Historiquement, les Kurdes se sont toujours montrés prêts à accepter une offre de paix, mais ils n’ont jamais eu assez de pouvoir pour imposer la paix en Turquie.

Même si l’Occident utilise maintenant les Kurdes pour se dresser contre l’EI, les médias internationaux ne parlent presque pas de l’oppression brutale des Kurdes en Turquie. Et parce qu’Erdogan est en train de faire du chantage à l’Europe avec le problème des réfugiés en menaçant d’ouvrir les portes de l’Europe aux réfugiés syriens, l’UE n’ose pas critiquer la Turquie au sujet des violations des droits humains au Kurdistan.

En Turquie, la pression sur le gouvernement n’est pas assez forte pour lancer un processus de paix. Il est plutôt ironique que d’un côté, les Kurdes subissent chaque jour la violence de l’État et l’absence de solidarité populaire, mais que d’un autre, on leur reproche de ne pas ressentir pleinement leur appartenance à la Turquie. Ce n’est que si la Turquie se retrouve plongée dans une crise sérieuse qu’Ankara envisagera un processus de paix.

La question kurde est très compliquée en Turquie, elle fait remonter 100 ans de reniement, d’humiliation, d’assimilation forcée et de gestion sociale. En Turquie, j’assiste quotidiennement aux conséquences douloureuses des politiques coloniales turques. Un jour, j’étais dans un bus pour l’université, quand deux jeunes enfants accompagnés de leur mère et de leur grand-mère sont montés. La grand-mère parlait kurde avec la mère, mais la mère parlait turc avec les enfants. Je suppose que la grand-mère ne connaissait pas le turc ou se sentait mal à l’aise de parler à sa fille dans une langue étrangère. Je suppose aussi que les enfants ne parlaient pas le kurde, comme les nombreux enfants kurdes qui ont été turquisés par l’État. Alors que le bus continuait de rouler, l’un des enfants a commencé à chanter une chanson triste kurde en regardant par la fenêtre. Dans un moment ordinaire comme celui-là, on peut assister à l’annihilation qui traverse les générations.

À quel point les femmes sont-elles libres ou opprimées en Turquie aujourd’hui ? Les femmes kurdes et turques ?

Le kémalisme a aidé les femmes turques a conquérir beaucoup de leurs libertés individuelles, mais c’est en train de changer avec le gouvernement islamiste d’Erdogan. Erdogan a clairement indiqué, à de multiples occasions, qu’il ne pense pas que l’homme et la femme soient égaux. Il a largement encouragé les familles turques à avoir davantage d’enfants et a enjoint les femmes à faire de l’éducation des enfants une priorité.

Par un effet de retournement intéressant, de nombreuses féministes turques s’inspirent dorénavant du mouvement féministe kurde. Historiquement, la région kurde était plus conservatrice en ce qui concerne les droits des femmes, ce qui n’est allé qu’en empirant avec la politique oppressive et les conditions économiques imposées dans la région kurde.
Cependant, l’émancipation des femmes est l’un des piliers de l’actuel mouvement kurde de libération. Öcalan, le leader emprisonné du PKK, a eu une phrase célèbre : « tuez l’homme ». C’est l’un des slogans de l’académie des femmes du Rojava (Kurdistan de Syrie). Bien sûr, cette citation est à prendre de façon métaphorique, mais elle démontre un changement puissant dans les consciences. Les combattants kurdes en Turquie et en Syrie suivent des cours de féminisme radical pour déconstruire le système de valeurs patriarcal. Ce même mouvement a également promu systématiquement un système de parité consistant à placer des co-dirigeants hommes et femmes à tous les postes de responsabilité en Turquie et en Syrie.

Les municipalités, les partis politiques et les forces militaires des régions kurdes de la Turquie et de la Syrie doivent garantir que le pouvoir est partagé, pour chaque poste, entre un homme et une femme.

Comment se passe la vie des personnes LGBT en Turquie aujourd’hui ?

Depuis plusieurs années, les personnes LGBT sont également confrontées à une pression accrue de la part du gouvernement d’Erdogan. En réalité, la police a essayé d’empêcher la gay pride d’Istanbul ces deux dernières années. Bien sûr, comme pour les libertés des femmes, ce n’est pas facile pour le gouvernement de supprimer tous les droits LGBT d’un coup, mais ces droits peuvent être complètement perdus en quelques années, comme cela s’est produit ailleurs. La société iranienne était, à une époque, très libérale à l’encontre des relations personnelles/sexuelles, malgré une violente dictature. Maintenant, sous le régime despotique actuel, les Iraniens ne bénéficient plus de ces libertés passées.

La Turquie semble suivre le même chemin : en plus de l’absence de libertés politiques, les libertés « personnelles » vont être de plus en plus restreintes. […]

Extrait de Merhaba Hevalno n°9.
Source : Kurdish Question – Traduction : Merhaba Hevalno.