[Brochure] Femmes en lutte au Kurdistan

Trois entretiens autour du féminisme, des luttes LGBTI et du mouvement des femmes en prison à Amed.

Le collectif Ne var ne yok propose dans cette brochure une compilation de 3 entretiens réalisés par ses soins lors d’un séjour à Amed, la « capitale » du Kurdistan en avril 2017. Ces interviews tenteront de mieux appréhender le puissant et multiple mouvement des femmes kurdes en Turquie, véritable « épine dorsale du mouvement kurde au Bakûr » comme le reconnaissent certains hommes là-bas.

sommaire :
.1. « Qu’est-ce que la violence physique, la violence économique à l’encontre des femmes et des enfants ? »
Entretien avec Dilda et Zelal autour du mouvement des femmes à Amed (2013-2016).

.2. « Ils ne pourront pas tou.te.s nous éliminer, car à chaque oppression, une lutte existe en face ».
Entretien avec Zehra, militante LGBTI à Amed.

.3. Être enfermée dans les prisons de l’État turc. Entretien avec Tamara, une camarade kurde d’une vingtaine d’année qui a passé plus d’un an dans la prison pour femmes d’Amed.

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Brochure réalisée par le collectif « Ne var ne yok » – Avril 2018

« Ils ne pourront pas tou.te.s nous éliminer, car à chaque oppression, une lutte existe en face. »

Entretien avec Zehra, militante LGBTI à Amed (Diyarbakır), réalisé en avril 2017. Elle relate les actions et questionnements du collectif au sein duquel elle lutte alors que la répression de l’État turc à l’encontre du mouvement kurde atteignait une férocité sans précédent.


Quelles ont été les actions de Keske Sor pendant ces trois dernières années ?

Le collectif Keske Sor a été créé en 2013, ça fait 4 ans que ça existe, et depuis le début nos axes de luttes sont clairs : l’écologie, l’antimilitarisme, le féminisme en lien avec le mouvement kurde, ainsi que le combat contre la transphobie et l’homophobie. D’après mon analyse et ma compréhension, nous ne sommes pas simplement sur une défense du mouvement LGBTI, car plutôt que de s’inscrire dans une lutte identitaire, on veut s’ouvrir plus largement, tout en étant un mouvement de lutte contre l’homophobie, et la transphobie. Être LGBTI, n’est pas forcément pour nous un élément principal, notre mouvement ne veut pas seulement être celui d’une orientation sexuelle. La sexualité est quelque chose de large et difficile à placer dans des cases. On veut prendre en compte la complexité des individus. Notre mouvement est aussi ouvert aux hétérosexuel.le.s.

Pour ce qui est de nos actions politiques, l’ordre du jour peut changer selon la période, les besoins du moment. Par exemple, pendant le processus de paix [NdT : jusqu’à 2015], nous étions très actif/ves. Notamment lors de la période des élections législatives en 2015 : nous étions présent.e.s sur beaucoup d’action en soutien au HDP. Par exemple à Amed [Diyarbakır], nous avions nos drapeaux arc-en-ciel, flottant sur toutes les manifestations, les rassemblements, les meetings du HDP. Pour la petite histoire, vu la présence qu’on avait, cela a poussé même les militants AKP’cı à créer un pôle « LGBTI » pour tenter d’attirer des électeurs : ils ont essayé de tenir quelques stands, mais tout le monde savait que ce n’était que mensonge électoraliste.

Cette période était vraiment une belle période pour nous, jusqu’à ce que le processus de paix ait été rompu. Cela a impacté directement nos actions. Par exemple à Amed, il y a un grand nombre de hizbullah’cı [NdT : partisans du Hizbullah turc, mouvement islamiste sunnite radical] qui se montrent maintenant au grand jour, plein d’assurance et de véhémence. Ils nous ont menacé.e.s ouvertement à plusieurs reprises. On a été intimidé par leurs coups de pression, on a donc reculé d’un pas, pour protéger nos arrières, nos vies. Bien sûr, ces gens-là on toujours été dangereux pour nous. Puis, avec les élections qui ont été invalidées et recommencées, avec le fait que Daesh soit autant cité aux infos, avec les attentats qu’il y a eu dans plusieurs villes (Suruç, Ankara, Istanbul…), tout ça renforce tous ces groupuscules. Du coup, on est forcé d’être plus attentif/ves à ce qu’on fait, par précaution.

Pendant les couvre-feux à Sur, que faisiez-vous, où étiez-vous ?

Lorsque la paix a été rompue, nous nous sommes retrouvés à avoir un grand nombre de débats au sein du collectif, sur ce qu’on devait faire ou pas. Une fois, par exemple, il y avait eu la proposition de diffuser un film sur le mouvement LGBTI, le débat a été de se demander quelle justesse ça avait dans cette situation de guerre. Qu’allaient penser les gens ? : « On a tous les jours des morts, des civils des guérillas. On nous détruit nos maisons, on nous chasse, on nous limoge. Quel sens y a-t-il de diffuser un film LGBTI ? » Il y a eu aussi notre Journée des fiertés qui devait se faire. On a voulu faire une manifestation pour marquer le coup, puis on a refait un débat autour de cette idée : que va penser la population qui est entrain de vivre une vraie guerre, et une oppression quotidienne ? Déjà à la base on nous regarde comme si on était de drôle de personnages, venant d’une autre planète. Comme si notre seule raison d’être était la révolution sexuelle, comme si on était étranger.e et loin de la lutte kurde, bourgeois.e, venant du côté Européen du pays… En prenant ces éléments en compte, nous avons essayé de réfléchir à qu’est-ce que ça va venir réveiller chez la population si nous organisions ces actions. Quelques ami.e.s du collectif ont dit que tout était lié, la révolution de la sexualité et la révolution sociale, que nous ne devions pas dissocier les luttes… Et d’autres ont proposé de débattre quotidiennement en fonction de l’actualité.

Un autre exemple assez parlant au moment du conflit à Sur : on devait faire une conférence en lien avec le HDP, on avait tracté, fait des affiches. On nous a rapporté que pendant l’assemblée des syndicalistes hizbullah’cı [NdT : membres du syndicat de profs AKP’cı, Eğitim Bir Sen, rivaux du syndicat de profs gauchiste et pro-kurde, Eğitim Sen], ces derniers avaient décidé de s’opposer à notre action par tous les moyens, en ayant bien-sûr le soutien de leur syndicat. Ils ont fait des collages contre notre conférence, avec en slogan : « Dites stop aux pervers à Diyarbakır. Les prophètes agissaient pour stopper ces pédés. Ici c’est le territoire de Dieu ». Ils ont affichés dans toute la ville et publié des articles dans les journaux. Ils ont fait une propagande contre nous. Et pendant cette conférence c’est moi qui devait parler ! (Rires). Le HDP a annulé, sans nous avertir, sans demander notre avis. Ensuite on a été pour travailler sur le sujet avec deux ou trois ami.e.s qui nous ont dit clôturons cette histoire, faisons baisser un peu la tension, essayons de consolider notre base au lieu d’avoir des pertes. Et la propagande des hizbullah’cı était plutôt maline avec des discours du genre :« Vous voyez à quoi servent vos élus, ils sont là à faire des conférences avec des pédés pendant qu’il y a des couvre-feux et des morts dans notre ville ». Le HDP et le DTK ont eu le même discours que les ami.e.s, en mode « il faut qu’on attende et qu’on fasse baisser la tension ». Nous avons proposé de reporter la conférence ou bien de faire une conférence de presse pour expliquer pourquoi l’événement avait été annulé. Nous n’avons eu aucune suite à notre proposition : le HDP a fait la sourde oreille. On avait préparé notre communiqué de presse, le HDP n’a pas voulu lire ou savoir ce qu’on avait fait. Du coup on a été frapper à d’autres portes, à Eğitim Sen, et j’y suis allée avec un ami. Et l’ami était prof, syndiqué à Eğitim Sen et membre du collectif. On trouvait que cela faisait sens de le faire ici, comme les AKP’cı l’avaient fait en lien avec le syndicat islamiste. Ils avaient passé un message de haine via leur syndicat, et nous aussi on voulait répondre à cette attaque. Au début ils ont accepté qu’on vienne faire notre communiqué, puis au final eux aussi ils nous ont lâché. On est allé ensuite voir l’association des droits de l’homme, eux aussi ont rien fait. Tout ça pour dire que pendant cette période de guerre, tous les groupes nous ont lâché. Et ce qu’on peut en tirer de tout ça, c’est que dans les moments de crises, comme là, c’est toujours les mouvements LGBTI qui vont se retrouver à l’écart, un peu fautif. Et la majorité va dire : « La population a sa sensibilité. Vous, taisez-vous un peu pour le moment, vous dérangez… », toujours ce genre de propos.

Comme s’il fallait toujours nous couvrir d’un drap, pour pas qu’on nous voit. Ils nous montrent qu’ils peuvent à tout moment renoncer au mouvement LGBTI. Pendant cette période-là, on ne savait plus trop comment on devait réagir, comment on devait prendre les événements. Par exemple à Istanbul il y avait eu une assemblée LGBTI au sein du HDK, on avait pour projet de faire la même chose ici à Diyarbakır, mais ces événements-là nous ont refroidi. Cette période a duré un temps, on a du arrêter nos actions, on a pas trouver d’occasions, toujours des interdictions, des couvre-feux à répétitions. Mais on a continué à agir malgré ces temps difficiles, quand la population a fait une manifestation pour aller vers Sur, nous aussi on a fait parti de la marche. Mais bien sûr, on n’avait pas nos drapeaux LGBTI dans les mains. Et du coup, on s’est quand même pris des réflexions sur notre « non-présence » sur ces manifestations, nous faisant des reproches du genre : « Où étiez-vous pendant que Sur se battait pour vous. » Que des trucs stupides d’incompréhension entre les un.e.s et les autres, à chercher des fautifs. Mais nous aussi pendant cette période-là on a pas su comment faire, comment réagir à tous ça, quelle attitude adopter. Un moment donné on a pensé faire un appel national auprès des autres groupes du mouvement LGBTI, afin de créer une unité et tenir informer l’opinion publique pour faire savoir la pression que vit la ville de Diyarbakır, les interdictions, la guerre sans fin dans nos quartiers, notre mouvement mis à mal. On se posait la question de savoir par quels moyens ? On imaginait peut être passer par les réseaux sociaux en faisant signer des pétitions, faire des vidéos avec des visages cachés pour celles/ceux qui ont déjà des poursuites, et même pour les autres en réalité. Et pendant qu’on se posait toute ces questions, y a eu le coup d’État (Rires)… Ou plutôt la tentative loupée de coup d’État [NdT : le 15 juillet 2016].

A partir de là, Diyarbakır a été un endroit investi par les autorités, interdisant tout rassemblement, toute manifestation, beaucoup de personnes ont été arrêtées, licenciées. Tout a été stoppé. Par exemple, les garde-à-vues, au lieu de durer entre 2 ou 3 jours, sont passées à une durée de 3 mois. La répression a encore et encore augmenté. Ça a provoqué chez moi de grandes déceptions : tu vis dans la douleur, parce que tu es témoin de massacre, et tu ne peux même pas protester, te rassembler pour dénoncer. Et déjà avant le coup d’État, nos droits étaient réprimés, avec les couvre-feux, les interdictions, et déjà il y avait une présence sécuritaire hyper envahissante, oppressante. Et une fois qu’il y a eu le coup d’État, l’état d’urgence a été mis en place. Cela n’a quasiment rien changé ici, nous étions déjà sous état d’urgence. Ils veulent nous casser. Moi je me sens cassée, parce qu’on ne peut plus protester. T’as beau essayer de nager à contre-courant, ils sont plus fort que toi, c’est ce que tu vois, et ça, ça casse quelque chose en toi, en tout cas en moi ça vient faire quelque chose. Là où y a la guerre, là où des gens meurent, il me semble important de se poser la question de savoir où se termine la lutte sur l’identité LGBTI dans un tel contexte.

On voulait travailler auprès des migrant.e.s LGBTI. Mais, dans ce climat de guerre et d’intense répression, on s’est dit que les personnes migrant.e.s kurdes ou syriens, LGBTI ou non, elles ont déjà tout perdu dans leur pays, elles sont venues se réfugier ici, elles sont toujours dans des conditions de vie très difficiles, avec la faim, la nécessité de se loger, le fait d’être sans travail, dans une précarité totale… Elles sont en guerre contre toute cette précarité qui leur colle à la peau. Et peut-être que d’être homo, ou trans dans cette situation, ça ne leur importe peu, ça n’a peut-être pas d’importance à ce moment-là. On a essayé de penser ces choses-là par exemple. Est-ce qu’on pense d’abord à leur identité sexuelle ? Ou bien ont-elles d’autres priorités avant ça, se loger, manger ?… Du coup, nous nous sommes mis en lien avec un organisme d’Istanbul qui luttent auprès des migrant.e.s, et ils sont venus ici. Nous avons décidé de faire un travail en commun, en nous confrontant aux idées des autres, en cherchant ensemble. C’était une réunion un peu secrète, pour ne pas avoir d’attaque fasciste. Et là on a pu rencontrer les besoins de migrant.e.s qui demandaient à être soutenu.e.s par le mouvement LGBTI, parce qu’à cause de leurs identités sexuelles, ils/elles avaient subi des injustices dans les pays « accueillants », des violences physiques, des viols. Il y a énormément de camp de réfugiés, et parfois il y aussi des personnes trans en transition qui sont accueillis, ils ont besoin de médicaments pendant cette période-là… Nous avons discuté de tous ces problèmes-là. Peut-être qu’on voudrait aussi faire pareil ici à Diyarbakır, travailler avec les migrant.e.s. On va essayer de plus se rapprocher des camps, car jusque-là nous n’avons eu à faire qu’à deux personnes migrant.e.s LGBTI.

Est-ce que vous avez une place à part entière au sein du mouvement kurde ? Les personnes LGBTI y sont-elles pleinement acceptées ?

Je pense pas que le mouvement nous accepte vraiment. Je pense que le PKK est un parti homophobe. Peut-être parce qu’Öcalan n’a rien écrit là-dessus ! Mais le côté légal du Parti, le HDP, essaye d’ouvrir le champ, et de nous accepter. Et comme le HDP met en avant le fait de soutenir le mouvement LGBTI, et bien nous, on vient leur mettre un peu la pression sur cet engagement. Nous venons pointer les contradictions entre la réalité de leurs pratiques et les propos qu’ils tiennent. Dans le nord-ouest du pays le HDP est bien plus ouvert que par ici.

Ici règne un esprit plus conservateur. Mais en réalité, bizarrement, avec les élections chacun s’ouvrent plus, ici aussi. Même si, par la suite, on devient comme je l’ai dit plus tôt, un mouvement qui peut être lâché à tout moment. Avec souvent l’argumentaire du : « Vous connaissez notre peuple, ce sont des gens fermés, et conservateurs », et des petites arrière-pensées électoralistes… Ils disent qu’ils nous soutiennent, mais que pour le moment ils ne peuvent pas le rendre trop public non plus…

Tu n’as pas vu d’amélioration ces dernières années ?

Bien-sûr qu’il y a une nette évolution par rapport à il y a 10 ans. Je ne suis même pas sûre que le mouvement LGBTI existait à l’époque ici. Pendant le mouvement de Gezi [NdT : en 2013 à Istanbul], les personnes LGBTI ont montré une forte capacité à se mobiliser dans la lutte. C’est à partir de ce moment-là aussi que les idées LGBTI ont commencé à se propager dans le pays. S’il y a une évolution dans les mentalités c’est aussi par la place que nous avons bien voulu prendre. Il y a eu cette émergence, ainsi que les rencontres avec les autres organisations. Pendant Gezi, pendant cette période-là, nous avions sorti nos drapeaux arc-en-ciel, des tags fleurissaient sur les murs, des discussions se faisaient sur le sujet, ainsi que des actions…

En réalité, si tu luttes, il y a un modelage qui se fait autour de toi, les gens s’en imprègnent. Par exemple, quand il y a la marche des fiertés, des millions de personnes s’y joignent, et par rapport aux autres pays, nous avons finalement l’une des plus grandes marches. Et ce nombre de personnes réunies c’est aussi des personnes qui vont sans doute aller voter pour un grand nombre d’entre elles, et certains partis politiques veulent récupérer ces voix-là. C’est là que le CHP [NdT : parti socialiste kémaliste, nationaliste et anti-kurde] et le HDP [NdT : coalition d’extrême-gauche, pro-kurde] ont dit qu’il soutenaient le mouvement LGBTI. Ainsi, même le CHP à des électeurs LGBTI. Voilà, c’était pour répondre à la question initiale : nous avons lutter à la base, et cette évolution a pu arriver. Même si, au final, en face, ils récupèrent notre lutte pour leurs propres intérêts.

Est-ce que dans le mouvement, vous êtes pour ou contre le mariage ? Est-ce que vous remettez cela en question ?

Je comprend ta question. à la base, le mariage c’est un problème. Nous, à Keske Sor, on ne se bat pas pour avoir le droit de se marier, ça ne fait pas sens pour nous. à Istanbul, certain.e.s militant.e.s LGBTI sont davantage en protestation sur ce point, avec l’envie de pouvoir se marier. Nous, ça nous paraît très absurde, on est loin de tout ça. Mais, eux aussi ont raison d’une certaine façon : les gens mariés ont plus de privilèges dans nos sociétés, le droit d’avoir des enfants, le droit à l’héritage, des droits de mutations… Quand tu n’es pas marié.e tu ne peut pas prétendre à avoir ses même droits. Ce ne sont que les hétérosexuel.le.s qui en bénéficient. Mais on pourrait aussi se dire que cette lutte pourrait aussi être un pas vers l’évolution des mentalités. Comme cette réalité de privilèges existe, il faudrait que tout le monde puisse l’avoir. Soit que tout le monde en bénéficie, ou bien, au contraire, que personnes ne se marie. Mais pour moi, ça serait plus conséquent et logique de ne pas se marier. C’est un peu une pensée anarchiste et à Keske Sor nous sommes sensibles à cette ligne plus anarchiste, c’est vrai ! On a pas une pensée bourgeoise. Nous, on ne devient pas une association, un organisme, où tu touches des fonds et des subventions, où tu deviens un travailleur de l’organisation, où tu rentres dans des rapports d’argent. Nous sommes plus sur une organisation collective et on met tout en commun. Et puis en étant un organisme, tu deviens le pantin de l’État, il peut ordonner de fermer le lieu quand bon lui semble, et puis te demander des comptes sur les activités fournies par l’association. Du coup, évidemment, on n’en veut pas, on reste un collectif.

Mais, est-ce qu’en dehors du mouvement LGBTI, il y a un mouvement de jeunes ou autres qui refusent de se marier ?

Non, pas vraiment. Peut-être un peu, au sein du mouvement socialiste turque qui, lui aussi pose la question du consentement. Là, où on se rejoint avec l’extrême-gauche turque c’est de vouloir être dans un pays libre, vivre une vie à deux librement, vivre comme on le veut au final. Öcalan a pu dire dans un de ses livres que le mariage est avant tout « un contrat de remboursement de dettes », et qu’il n’est qu’une sorte de promesse de pouvoir rembourser nos dettes, de garantir l’avenir, de garantir d’être avec quelqu’un… ça met surtout en exergue l’aspect matériel. Et formulé une critique contre le mariage réappropriable à partir de ça reste assez compliqué.

Connais-tu des gens qui vivent sans être marié.e.s, ou ayant des enfants sans mariage ?

Il y a des gens qui ne se marient pas et vivent ensemble, des féministes par exemple. Mais il n’y a pas un mouvement qui revendique ça. La majorité ne vit pas comme ça en tout cas, très peu de gens refusent le mariage. Ici pour vivre en union, les gens doivent être mariés. Et puis, en réalité, avec mariage ou sans mariage, tu vois des couples de personnes hétéros ou non, adopter des formes de domination à l’intérieur de leur foyer, et ça aussi ça pose un réel problème. Je pense qu’on ne peut pas isoler les choses, il est nécessaire de requestionner, de revoir les choses à la base. Comment sortir des schémas type ?…

As-tu des choses à rajouter ?

En vrai, j’ai plein de choses à dire. On est sur une période très dure. Cela ne nous concerne pas juste nous, Keske Sor, cela se répercute par ricochet, mais la situation est difficile en ce moment pour tou.te.s. Moi, en tant qu’individu, j’ai des espoirs qui sont brisés en ce moment. Avec le mouvement beaucoup d’erreur ont été faites, par exemple sur les actions qui ont été menées par les institutions. Nos conditions de vies sont mises à mal, tout le monde va mal en réalité. On se questionne beaucoup sur les actions qui ont été menées pour libérer Sur, et sur celles menées contre l’État turc. On critique, on débat. Toutes les actions que nous menons ont des répercutions sur ce qu’on vit en ce moment. Et en ce moment nous avons des morts chaque jour. Quelles stratégies on aurait du adopter ? Quelles ont été nos erreurs ?

Par exemple, l’idée de devenir une employée de l’État [NdT : agent, fonctionnaire,…] est impossible, parce que je suis kurde, et dans le mouvement kurde. En automne j’ai postulé pour devenir professeure dans les écoles, j’avais été accepté, jusqu’à ce que je passe des tests de sécurité, tout un questionnaire, après quoi j’ai été refusé. Cette situation fait que je dois travailler pour un boulot encore plus précaire, et ça me met en colère et ça m’attriste en même temps. En ce moment, il y a une véritable crise économique, il n’y a ni travail, ni argent, et nos conditions de vie et de travail se détériorent de jours en jours.

Les deux choses auxquelles je pense dans ces conditions-là, c’est : soit on s’arme tou.te.s et on fait la guerre comme ça c’est clair ; soit chacun.e tout.e seul.e individuellement, on continue retranché.e.s dans nos vies. Je ne vais pas me congratuler sur les pensées que j’ai, je vous assure. Mais parfois quand t’arrive pas à avoir le retour des efforts, tu perds un peu pied. Je pense que beaucoup d’erreurs ont été commise de la part des partis, le HDP et le PKK. Ils ont pas su évaluer la situation et on en paye le prix. Que les partis l’aient fait de manière consciente ou inconsciente, ils ont mis de l’huile sur le feu du fascisme. On vit déjà dans un système très libéral, capitaliste, où tu as du mal à y créer des espaces collectifs, à y créer un espace de vie idéale, et la réalité économique est là : comment continuer à financer tout ça, sans parler du fait qu’il faut manger aussi. Et si, en plus, on te prend le pain des mains, tu ne penseras plus qu’à ce pain et à vouloir le récupérer. Soit tu essayes de trouver une solution alternative en changeant de vie, soit tu fais la guerre, en espérant qu’il y ait un gigantesque soulèvement du peuple pour arrêter tout ça et faire une révolution. Mais, là, de rester entre deux c’est ce qu’il y a de pire, et c’est là qu’on en est en ce moment.

Le mouvement LGBTI et celui des femmes sont de plus en plus dynamiques, personne ne peut arrêter ça, ni au niveau national ni à l’échelle internationale. Mais ce qui nous fait peur quand même c’est, qu’en face, toutes les forces fascistes, en gagnant du terrain, fassent comme en Iran, qu’ils pendent les pédés, les gouines, puis toutes les personnes qui luttent. Je ne pense pas qu’ils réussissent à casser toute la dynamique de ces mouvements. Mais pour le mouvement kurde, je ne sais pas, j’ai des craintes oui. En ce moment personne n’arrive vraiment à lire la suite des choses, car c’est très embrumé, et tout change tellement vite. Avant on pouvait imaginer, et se projeter, et penser qu’il allait se passer ci ou ça. Même si en même temps je sais qu’ils n’y arriveront pas. Ils ne pourront pas tou.te.s nous éliminer, nous faire disparaître. à chaque oppression, une lutte existe en face.

Ce que j’ai pu voir pendant cette période de la « sale guerre », c’est le fait que les femmes ont fait beaucoup de choses. Elles se sont emparées des responsabilités. En menant des réunions, des actions, des manifestations. Ce sont elles qui étaient dans les rues, quand tout le monde avait peur de sortir. Les Mères pour la Paix, les collectifs de femmes, les femmes dans les quartiers… des collectifs de femmes d’Istanbul, sont venus avec des cars entiers pour venir faire du soutien à Diyarbakır. Ce qu’on peut dire c’est qu’elles sont toujours là partout, avec ou sans état d’urgence, avec ou sans couvre-feux.

Le mouvement kurde va devoir réfléchir à d’autres alternatives, de défaire de leur idées conservatrices – envers les homos par exemple –, penser et laisser de la place aux femmes dans le mouvement kurde. Il faudrait aussi que le mouvement kurde soit beaucoup plus autonome qu’il ne l’est aujourd’hui, davantage détaché du parti. Je ne suis pas une politicienne, ni une guerilla, j’ai mes propres idées, et je pense que pour éviter la défaite, nous devons continuer de faire changer les choses dans nos organisations. Si je dis cela, ce n’est pas juste pour les LGBTI, c’est pour toutes les identités politiques. Quand les gens disent « je suis kurde », ça veut dire quoi être kurde ? Ça n’a pas de sens. Pourquoi dire « je suis kurde, je suis kurde » ? Tu parles le kurde ? Non. Tu as envie de mettre des choses en place pour pouvoir apprendre le kurde ? Non. On a un souci avec ça. Et souvent, quand tu demandes un peu plus d’explications à ce propos, les personnes ont du mal à argumenter. C’est pareil pour toutes les identités. Qu’est-ce que ça change que je sois attirée par les femmes ? Ça va ni m’ajouter, ni me retirer quelque chose de ma personne, ça va ni me nourrir, ni m’éduquer. Cette identité en réalité va me servir à rien. Pour moi les luttes identitaires me paraissent très absurdes. Si tu mets en avant que tu es homosexuel.le, tu le mets en exergue avec l’hétérosexualité donc tu fais exister cette dernière. En fait, ce que je veux c’est qu’on ne plaque aucune identité sur qui je suis ou sur ce que j’ai comme attributs physiques. C’est à partir de ce moment-là qu’on pourra tuer l’homme, et la femme. Pour moi, les identités sexuelles, sexuées et genrées, doivent aller vers la pensée queer. Sinon le pouvoir, la domination ne disparaîtra pas. Et si on prend l’exemple de deux lesbiennes qui vivent ensemble, avec l’une des deux qui se comporte comme un « homme » et l’autre comme une « femme », quel sens pourra bien avoir cette identité, hein ? Le queer, je le vois comme le mouvement anarchiste de la sexualité et du genre.

La seule solution pour que le mouvement kurde s’en sorte c’est de se transformer, c’est de devenir plus anarchiste. Comme pour le mouvement LGBTI d’ailleurs. Comme pour tout les autres mouvements. Si on veut refaire un monde meilleur c’est en remettant tout en liberté. Et si on se contente juste de défendre nos identités, ça ne finira que par nous séparer. Si la lutte ne nous emmène pas au-delà de nos identités, on risque de continuer sur un trajet stérile. On ne peut pas juste tourner autour de nous-mêmes.

Entretien avec Dilda et Zelal autour du mouvement des femmes à Amed (2013-2016)

Entretien réalisé en avril 2017 à Diyarbakır.

Ces trois dernières années, que s’est-il passé dans le mouvement des femmes ? Quelles actions ont été menées ?

Dilda : Ça va faire deux ans que je suis installée ici, à Amed. Et pendant un an et demi j’ai fait l’expérience de travailler à la mairie. Dans toutes les mairies du Kurdistan, il y avait des groupes politiques de femmes. Ils avaient été conçus pour traiter les questions liées aux femmes. Des projets étaient menés pour les femmes des villes, des quartiers, des campagnes, des communes et des régions du Kurdistan. Les autres femmes pouvaient aussi être concernées. Ces groupes de femmes menaient ces travaux politiques. Et c’est ce à quoi j’ai participé : mener un travail politique auprès des femmes.

Quelles actions nous menions ? Nous avons, ces derniers temps, beaucoup fait de soutien socio-psychologique dans les quartiers. Mais nous menions aussi auparavant des actions en ouvrant des lieux de refuge pour les femmes victimes de violences. Mais pour ouvrir ces lieux c’était très difficile, toute les mairies n’avaient pas l’autorisation, il fallait que nous passions par la préfecture pour pouvoir créer ces espaces.

J’ai aussi été dans Sur, pendant les opérations de couvre-feux, dans la partie où on pouvait avoir accès avec des laisser-passer. Nous menions pas mal de projets avec les femmes de Sur, qui étaient souvent dans une situation plus précaires que les femmes habitant d’autres quartiers, d’autres secteurs de la ville. Nous prenions et archivions les témoignages, pour en discuter afin de trouver des solutions ensemble, et répondre au mieux à leurs besoins. Nous étions dans les quartiers pour être au plus proche des femmes. Ensuite, selon leur besoins, nous avions des formations, sur le soutien qu’on pouvait apporter, sur les violences sexuelles, sur les violences conjugales, sur les traumatismes, sur les enfants, sur l’avortement…

Pendant la période de guerre nous avons mobilisé et focalisé nos travaux sur les enfants des quartiers. Puis quand nous avons vu que tout devenait de plus en plus difficile nous avons dû agir sans préparatifs, pour venir en soutien aux femmes forcées de migrer, aux femmes subissant les violences d’État en plus des violences déjà existantes. Avec le peu de choses qu’on avait nous avons essayé d’être là pour les familles, les femmes nécessitant du soutien, sur le plan vestimentaire, sur la recherche de logement, sur la collecte d’argent. On a essayé de faire des choses avec pas grand chose.

Les femmes fréquentaient-elles ces lieux avant la reprise de la guerre avec l’État turc ?

Zelal : En réalité, les femmes qui subissent des violences, n’arrivent pas immédiatement, en disant, «  j’ai subi des violences, alors je viens vous voir », non. Et si on revient un peu en arrière, on peut voir que c’est depuis 1993 que le mouvement des femmes a pris une réelle place dans le PKK, et dans les syndicats c’est plus dans les années 2000 que les femmes ont commencé à jouer un rôle. Au début c’était juste une figure symbolique présente, en tant que secrétaire par exemple, puis très vite il y a eu des réflexions théoriques. Et c’est aussi à partir de là que les femmes ont commencer à exprimer leur refus de se faire maltraiter, violenter, que ce soit de manière physique, sexuelle, ou économique… Elles ont pris conscience de ces choses-là, de refuser tout ça. Et c’est pour toutes ces raisons qu’à Diyarbakır il y a quatre foyers pour femmes qui ont été ouverts par la mairie ces dernières années.

Et nous avons mené un travail au sein de ces foyers. Parce que renvoyer une femme qui vit des violences chez elle, c’est pas du tout la solution. Donc on ouvrait aussi des lieux pour accueillir les femmes. On les dirigeait aussi vers des hôtels d’amis, mais là elles étaient souvent retrouvées par leurs maris, et ça posait des soucis. Donc c’est à partir de l’année 2013, quand les mairies ont été gagnées par le HDP, avec les co-maires, que nous, les femmes, nous avons pu mener nos travaux. En 2015, un réel budget était à disposition pour mettre nos projets en place. On a utilisé ces fonds d’abord pour le pôle social, puis plus précisément pour l’éducation des gens autour de la question : « Qu’est-ce que la violence physique, la violence économique à l’encontre des femmes, et des enfants ? » L’idée c’était aussi d’orienter les femmes qui subissaient des violences et qui venaient nous voir vers les divers foyers.

Mais l’idée était aussi de creuser lors d’ateliers, la sensibilité et l’éducation des jeunes garçons et jeunes filles aux violences qu’un homme peut faire à une femme. Le patriarcat provoque des comportements violents chez un certain nombre de jeunes hommes, puis d’hommes, c’est pourquoi il était important de proposer des ateliers de formation, pour montrer et nommer les choses qui sont de la violence. Lors de ces ateliers, on pouvait entendre, par exemple : « Sans moi, elle ne peux pas sortir », « C’est moi le chef à la maison »…. On a pu remarquer que beaucoup d’hommes avaient l’esprit fermé, et s’ils parvenaient à réfléchir un peu, ils n’arrivaient pas pour autant à formuler ces réflexions pour eux-mêmes. Pourtant, à partir de la fin des années 2000, ils ont commencé à répondre aux questions posées. Par exemple, nous leur demandions : « Est-ce que le mariage vous a facilité ou rendu plus difficile la vie ? » La majorité répondait que ça avait facilité leur vie, que ça avait augmenté leur confort de vie. Et cette même question posée aux femmes donnait de toutes autres réponses : la mariage entraînait pour elles une vie sociale réduite, davantage de problèmes à gérer et une perte de responsabilités… Nous mettions ensuite ces réponses au centre d’un débat en mixité pour en discuter entre hommes et femmes. C’était un moment important pour tenter d’ouvrir l’esprit des hommes, pour qu’ils prennent conscience, qu’ils réfléchissent et fassent évoluer leur idées, leurs comportements et leurs regards sur les femmes et le monde. Pour qu’ils comprennent comment ce système patriarcal les a modeler sur une image d’homme-type, et comment en sortir en se repositionnant.

Ces travaux ont aussi permis qu’on mette des règles au sein de la mairie. Par exemple, notamment, lorsqu’une femme subissait des violences de son mari travaillant pour la municipalité, elle se voyait verser tout le salaire de ce dernier. On a pu appliquer cette règle sur quelques hommes, et du coup ça les faisait réfléchir.

Mais j’aimerais aussi souligner que plus les choses se sont institutionnalisées, plus nos projets ont glissé vers la mentalité, l’esprit de l’État. Avant, nous faisions plein d’actions en bénévoles, ce n’était pas juste du travail à la mairie. Il y avait aussi du temps passé dans les syndicats, dans les collectifs et les associations de femmes. Mais une fois que les mairies sont passées au HDP, ils nous ont proposé de travailler ensemble, et ils nous ont pris en tant que « professionnelles ». On peut noter qu’un changement a eu lieu dans nos standards de vie, dans notre façon de vivre. En étant simultanément à moitié bénévoles et à moitié payées, à moitié professionnelles et à moitié en amateur, ça nous a fait glissé dans un esprit flou. Peut-être l’avez-vous remarqué vous-même, que depuis quelques temps, les collectifs et associations des femmes ont fermé, et que les femmes se sont pour la majorité repliées sur du travail pour des questions économiques. Et ça, ça a été une perte pour nous, pour le mouvement des femmes. Le fait qu’on est toutes été travailler dans les mairies, ça a affaibli les autres lieux d’organisation des femmes. Peut-être qu’en ayant choisi de travailler dans les mairies, ça a finalement fait reculer le travail réalisé auprès des femmes, ça nous a enlever l’esprit bénévole. Nous avons pris des crédits, nous avons acheté des maisons, et moi pendant longtemps je n’ai pas fait d’enfant, mais c’est peut-être le confort de mon travail pour la mairie qui a permis à mon enfant de venir. Et comme on s’est habituée à un nouveau standard de vie, nous avons du mal à revenir à l’ancien. Le fait qu’on ait un enfant par exemple, ou bien le crédit, ça fait changer notre manière de penser. Quand on était bénévole on arrivait à survivre avec pas grand chose, on était beaucoup plus proche des gens. Loin des cycles familiaux, fonder un foyer, avoir des enfants. Je pense que ça nous a joué des tours, et sans doute rendu les choses plus difficiles. Parce que je le vois à Diyarbakır, après une période comme ça, on a pris un autre tournant. Pour nous, par exemple, il a toujours été hyper important d’avoir le mouvement des femmes bien présent sur la journée du 8 mars, avec des jeunes femmes et des plus anciennes, une réelle présence intergénérationnelle. Mais depuis la période de la « sale guerre », elles se font moins présentes, même les « mamans » ne se mettent plus en avant pendant les manifestations, car elles aussi peuvent se faire arrêter. Les amies que vous avez croisé, ainsi que moi-même, nous avons toutes fait partie de la mairie, et depuis que nous nous sommes faites licenciées, reprendre le travail auprès des femmes nous a été plus difficile, et c’est dommage. Nous avons perdu de nos engagements féministes et solidaires.

Bien-sûr que cette vague de licenciements massifs au Kurdistan lancée par l’État a touché toute la population, mais les femmes l’ont été plus durement encore. Parce que ça fait reculer l’avancée qu’il y avait eu, notamment par la présence des femmes dans la force de travail. Et une grande partie des femmes travaillant pour les municipalités ont été arrêtées, et à ce jour elles sont encore en prison. Et ça a fait que les femmes restantes à l’extérieur ont eu peur et ont laissé les espaces de travail vides. Pour toutes ces raisons, nous avons dû quitter la rue, la lutte, et l’organisation… mais pour un temps, car rien n’est éternel…

Y a-t-il eu des cas de répressions plus ciblées en dehors de la vague de licenciements ?

La première chose que l’État a fait en reprenant de force les différentes mairies de Diyarbakır, ça été de licencier tout le personnel du quartier de Sur. Puis cette mise sous tutelle de l’État de nos administrations, ça n’a pas juste été de la répression, cela a concrètement transformé les mairies en prisons à ciel ouvert. Quand le débarquement a lieu pour la mise sous tutelle, ce sont des dizaines de policiers et de militaires armés qui sont arrivés. Ils ont grillagé directement tout le pâté de maison autour des bâtiments municipaux. Ils se sont agités avec leurs akrep [blindés], leurs canons à eau, en courant dans tous les sens. Déjà ce mode de débarquement est assez impressionnant et angoissant. C’est déjà assez pour nous comme forme de répression. L’État s’est contenté de ce déballement de force brute. Il nous fait passé le message qu’il veut par ce moyen-là. Il enlève ainsi toutes les potentialités de pouvoir te référer à tes droits sociaux antérieurs. L’État est arrivé très préparé, avec sa violence institutionnalisée et spectaculaire. Il savait ce qu’il allait faire. Par exemple, moi je travaillais à l’entrée à l’accueil des publics. Pour vous expliquer un peu, nous étions employées dans une mairie où nous débattions beaucoup sur la hiérarchie : quand les co-maires rentraient dans la salle où nous étions, jamais nous n’aurions pensé à nous lever comme signe de respect, cela n’existait pas entre-nous. Et là, quand la mise sous tutelle a eu lieu, le personnel se sentait dans l’obligation de se lever quand le représentant de l’État arrivait avec toute son artillerie et son bruit. Le personnel était au garde à vous. Tout le monde se voyait contrôlé, relevé l’identité. C’était une répression de plus qui s’ajoutait à la liste. Et puis habituellement, nous arrivions à la mairie pour travailler entre 9h et 9h30. Là, nous sentions la pression psychologique, dès le réveil de se dire qu’il fallait se rendre au travail dès 8h. La pression de s’y rendre en courant, comme si on était des soldats. Tu avais également le net sentiment de ne plus pouvoir prononcer un mot sur les nouvelles atteintes qu’on nous faisait, comme si ça aurait été la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase. Alors on voulait, on se devait d’être irréprochable.

Et aujourd’hui, alors que l’État a fermé tous les lieux d’organisation des femmes qui existaient auparavant, avez-vous songer à rouvrir de nouveaux espaces pour les femmes ?

Aujourd’hui, il n’y a plus aucune institution dédiée aux femmes dans la région. Ah si, il n’y a plus qu’une seule municipalité qui n’est pas sous tutelle, et là-bas les travaux auprès des femmes continue. Mais les femmes qui y travaillent sont peu en contact avec nous de peur de perdre leur poste, et même les co-maires sont distant.e.s. Nous avons besoin d’un temps de récupération pour renaître, car en ce moment c’est très difficile. Pour le référendum [d’avril 2017], il y avait beaucoup d’amies femmes qui se sont activées pour le « non ». Il y avait autour de cette question une forme d’organisation. Même si on n’avait aucun lieu pour se retrouver, on se connaît toutes assez bien dans la région, on a pu s’organiser malgré tout sur cette action-là.

Il n’y a plus d’assemblées en ce moment ? De rencontres chez les unes les autres ?

Non c’est difficile. Il y en a pas trop en ce moment, vous devez vous même l’avoir remarqué. Il y a un grand nombre de policiers et de militaires dans la ville, se regrouper reste difficile voire impossible. On n’arrive pas pour le moment à se retrouver pour réfléchir et s’organiser. Mais par contre certaines femmes, qui n’ont pas encore été licenciées des mairies, réussissent à se voir par le biais de leur travail, mais sans discuter ouvertement politique. Donc, c’est assez flottant pour le moment. Même si d’une manière ou d’une autre, on arrive à se croiser, comme autour du « non » au référendum.

Est-ce qu’à l’époque où ça fonctionnait, les femmes venaient seules sans enfants ? Ou bien, les enfants étaient aussi présents pendant ces temps de rencontre et d’organisation ?

Oui, oui, avec les femmes il y avait très souvent les enfants. Ces temps de rencontre ne tournaient pas tant autour du fait d’être mère, mais plutôt autour de leurs places de femmes, et d’humain qui ne ne peut pas vivre et faire vivre la violence. Des temps et des espaces où chaque femme pouvait dire ses idées sans crainte d’être jugée par les unes et les autres. D’où émergeait une conscience forte et libre. Notre devise était : « C’est avec confiance que nous devons vivre cette vie ! » Et la présence des enfants, c’était aussi une manière de continuer le travail ensemble, qu’ils/elles s’imprègnent des échanges, qu’on s’éduque ensemble.

De notre place, de fait extérieure au mouvement des femmes kurdes, on ne comprend pas toujours bien. On a l’impression que le mouvement des femmes est imbriqué avec celui des « mamans », ce qui n’est pas forcément la même chose…

On ne fait pas de séparation. On veut recréer les choses, repartir d’une base nouvelle. Alors on prend en compte le tout, les hommes, les femmes, les mères, les enfants, les individus de là où ils/elles se trouvent. Le changement doit avoir lieu chez tou.te.s : notre rapport à l’autre, à l’éducation, à l’argent, à l’amitié, à l’amour… Une vie où on sera dans le partage, sans ce soucier de l’argent…

Est-ce que tu vois du changement dans la mentalité des hommes ?

Oui, si on regarde par rapport à y a 10 ans, on voit le changement. Par exemple, les hommes incluent les femmes sur les prises de décisions, ils attendent pas le service à la maison. Tout ça n’est pas une généralité, mais on voit ces évolutions, et dans certains foyers les hommes participent aussi aux tâches quotidiennes, à la garde des enfants. Par exemple j’ai participé à une réunion, où des camarades hommes ont appelé pour dire qu’ils ne pouvaient pas être présent, car ils devaient garder les enfants. On continue d’avoir ces discussions avec les camarades hommes. Par exemple nous avons des discussions sur les techniques de nettoyage des murs avec nos camarades hommes, il y a dix ans ça n’aurait pas été imaginable, aucun d’eux n’auraient formulé ce genre de demande, ou de conseils !

Un autre exemple récent, nous avons dernièrement acquis collectivement un local commercial Il fallait le nettoyer, nous avons fait une demande, et des amis hommes se sont proposés pour le faire, tandis que d’autres ont réagi en disant que les camarades femmes pourraient nettoyerC’est pas encore ça, mais petit à petit les mentalités changent.

La stratégie de l’AKP semble aussi de rendre la ville plus religieuse, en y construisant par exemple cette gigantesque mosquée. Est-ce que, de ton côté, tu constates un changement de comportement chez les femmes ?

Entre-nous on se fait des blagues : « Est-ce que tu t’es achetée ton drap pour te couvrir pour sortir ? », « Tu es plutôt burqa ou voile intégral ? » Mais c’est certain que la politique actuelle fait que les femmes se couvrent de plus en plus, et nous, là-dedans, on se retrouve pas. Ça nous inquiète pas mal…

[Brochure] Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan

sommaire :
.1. Chronologie sélective de la lutte kurde en Turquie
.2. Carte du Kurdistan
.3. Sigles et glossaire

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Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan – (36p A5 – pdf page par page – à lire)
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Brochure réalisée par le collectif «Ne var ne yok» – Juin 2017

[Brochure] Amed la rebelle (décembre 2015 – avril 2017)

Que s’est-il passé ces deux dernières années à Diyarbakır (Amed en kurde) ? Les quelques textes réunis dans cette brochure tenteront de répondre à cette question. Les chroniques et entretiens réalisés par le collectif Ne var ne yok lors de différents séjours dans la « capitale » du Kurdistan pourront éclairer un peu sur la situation qui règne dans le sud-est anatolien.

À l’ébullition insurrectionnelle portée par les jeunes dans de nombreuses villes kurdes, a succédé une répression sans limite incarnée dans les sièges des quartiers insurgés par les forces spéciales turques, et leurs lots de massacres et de destruction. Amed et Sur, son vieux quartier historique fortifié, se sont retrouvés au coeur de l’affrontement entre l’Etat colonial turc et la population kurde désireuse d’autonomie et de liberté…

Sommaire :
.1. Décembre 2015 : Avec Amed la rebelle. Paru dans le journal CQFD n°140 (février 2016).
.2. Décembre 2016 : Des nouvelles de Diyarbakır, entretien avec Dünya.
.3. Avril 2017 : Entre douleur et colère.

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Amed la rebelle (décembre 2015 – avril 2017) – (36p A5 – pdf page par page – à lire)
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