Interview de volontaires du Bataillon International de Libération au Rojava

Le site de l’organisation maoïste OCML-VP a publié une interview avec deux volontaires révolutionnaires français partis se battre au Rojava, André et Jacques [Les prénoms ont été changés par sécurité]. Les deux ont combattu dans le Bataillon international de libération (IFB), et André également dans les Unités de protection du peuple (YPG). Les volontaires révolutionnaires étrangers ne se retrouvent pas uniquement dans l’IFB, beaucoup combattent également dans les YPG.
Nous reproduisons sur le blog de Ne Var Ne Yok cet instructif entretien…

Pourquoi êtes-vous partis au Rojava ? Pourquoi avez-vous rejoint le Bataillon ou les YPG ?

Jacques : il y en a plusieurs. D’abord, les transformations en cours là-bas, la révolution sociale qui a lieu. Il y a eu un premier appel des YPG aux volontaires étrangers. Puis, au printemps 2015, le Bataillon international s’est constitué ; j’y suis allé avec pour objectif de le rejoindre.
André : j’étais impliqué dans le milieu militant ici, en France. J’ai découvert que le PKK avait révisé la lecture stalinienne du marxisme, tout en étant en rupture avec la social-démocratie. C’était en accord avec mes convictions révolutionnaires. En plus, le Rojava fait face à des ennemis de nature néo-fasciste : ne pas y aller, cela aurait été être en contradiction avec ce que je défendais. Il y a aussi beaucoup de volontaires étrangers dans les YPG.

Quelle est la journée d’un brigadiste ?

J. : C’est très monotone la plupart du temps. On se lève, on prend le petit-déjeuner. Le reste de la journée on ne fait pas grand-chose, à part lorsqu’il s’agit d’assurer son tour de garde. On boit aussi beaucoup de thé ! Mais parfois tout va très vite lorsqu’il y a une alerte. On a pu passer plusieurs jours à se déplacer constamment, à ne dormir que 4 heures par nuit. Une fois, des combattants de Daesh ont tenté de franchir les lignes : nous sommes restés fusil en main tout une nuit.
A. : Lorsque le front est stable, on a parfois passé des journées à construire des positions défensives. On nous envoie patrouiller le long des routes pour vérifier qu’il n’y a pas de mines laissées en arrière par Daesh. Il y a une différence de rythme entre les périodes d’opérations d’un côté, lorsqu’on est au combat, et les périodes de repos de l’autre, consacrées à l’entrainement.

 

Quels sont vos rapports avec la population ?

A. : Nous n’en avons quasiment pas. Sur le front, les villages sont désertés. Lorsque j’ai eu l’occasion de me rendre en ville, les habitants saluent les étrangers sous l’uniforme des YPG. En fait, comme les YPG ne sont pas une armée classique mais une milice, le peuple on le rencontre dans ses unités. Ce ne sont pas des militaires professionnels, mais des gens venus du peuple.
J. : Là ou la population civile est encore présente, les contacts sont excellents, que ce soient avec les Arabes ou les Kurdes. Dans la région de Jarabulus, la population arabe a suivi les YPG lorsqu’ils ont reflué devant l’armée turque. Lorsque nous étions stationnés près de Manbij, un couple de vieux arabes nous amenaient tous les jours du thé et des figues. Cependant, dans certains cas nous avons été accueillis très froidement, comme dans la région de Suruk, qui est peuplée principalement de Turkmènes qui ont sympathisé avec Daesh.
A. : Lorsque les YPG approchent, la population a d’abord peur de nouvelles violences. Puis en une heure ou deux, ils constatent que les combattants des YPG sont respectueux, et ils laissent éclater leur joie d’être libérés. Les femmes enlèvent leur niqab, les hommes se remettent à fumer dans la rue. Ce qu’on nous réclame le plus, c’est les cigarettes ! On entend beaucoup de mensonges ici, comme ce fameux rapport d’Amnesty International qui prétend que les YPG chassent les Arabes. C’est complètement faux. Je n’ai jamais entendu parlé de ça, c’est même exactement le contraire. Le Rojava est multiethnique et démocratique.

 

Qu’avez-vous vu des transformations politiques et sociales en cours au Rojava ?

J. : J’ai assisté à une séance du conseil législative du canton de Cezire. La langue principale de débat, c’est l’arabe : en effet, c’est la seule langue que tout le monde maîtrise à l’écrit. Il y a un vrai pluralisme ethnique. Les compte-rendus sont retranscrits à la fois dans les 3 langues officielles : l’Arabe, le Kurde et l’Assyrien. Plusieurs partis sont représentés. Il y a même des élus du PDK, le parti de Barzani pourtant très hostile au PKK. On trouve également plusieurs organisations communistes kurdes et syriennes.
A. : Le cœur de la vie politique, c’est la commune, qui rassemble les habitants d’un village ou d’un quartier. Les gens y discutent de tous les sujets. Pour moi, c’est ça le changement le plus important. Je sais que dans les entreprises se développent des conseils de travailleurs, les coopératives. Mais il y a aussi des débats sur des questions économiques importantes. Par exemple, faut-il passer des accords avec des firmes pétrolières étrangères pour relancer la production de pétrole ? Les investissements étrangers sont autorisés contre leur engagement à respecter une charte de bonne conduite. Je comprends qu’ils n’aient pas tout nationalisé, ils ne vont pas se mettre la petite-bourgeoisie à dos en confisquant le petit commerce.

 

Comment sont prises les décisions dans le Bataillon et dans les unités de base des YPG ? Est-ce démocratique ?

A. : Dans les YPG il n’y a pas de grade sur les uniformes mais chacun connaît sa place. Rien ne différencie un combattant d’un soldat, mais tout le monde sait qui est qui. Contrairement à une armée classique, il n’y a pas de discipline bête et méchante, pas de brimade. On acquiert des responsabilités si on fait ses preuves. Les membres d’une unité se rassemblent régulièrement dans le cadre des Tekmîl, afin de pouvoir proposer ou critiquer, même les commandants. Il y a aussi des autocritiques. Mais ça marche plus ou moins bien en fonction du groupe. Ça génère parfois des prises de consciences et ça fait changer les choses. Le Tekmîl se réunit à peu près une fois par semaine. Il y a un équilibre entre efficacité militaire et respect de l’opinion et de la dignité de chacun.
J. : Dans le Bataillon, à l’échelle de l’équipe (3 à 5 combattants) le Tekmîl se réunit une fois par jour. Ça ne veut pas dire que chacun fait ce qu’il veut. On ne conteste pas un ordre dans le feu de l’action. C’est une armée révolutionnaire très différente d’une armée classique, mais ça reste une armée. Les postes de commandants sont répartis entre les 3 partis politiques principaux au pro-rata de leur importance numérique : ce sont le MLKP [Parti Communiste Marxiste Léniniste de Turquie et du Kurdistan], le TKP/ML-TIKKO [Armée Ouvrière et Paysanne de Libération de la Turquie (Türkiye İşci ve Köylü Kurtuluş Ordusu), branche armée du TKP(ML), le Parti Communiste de Turquie (marxiste-léniniste)] et le BÖG [Forces Unies de Libération]. Après, on est tenu d’obéir à son commandant quoi qu’il arrive, même si il n’est pas du même parti. Les postes sont redistribués régulièrement. Le Bataillon (« Tabur ») est divisé en « Takim », eux même divisés en équipes. D’ailleurs, le MLKP et le TKP/ML ont aussi leurs propres Taburs de combats en dehors du Bataillon international, leurs militants vont de l’un à l’autre.
A. : Dans les YPG, j’ai remarqué que les cadres du PKK des unités étaient régulièrement envoyés à des formations politiques à l’arrière. Dans le Bataillon, entre combattants, nous avions surtout des discussions politiques informelles. A notre demande, le MLKP nous a fait une formation sur l’histoire des différentes organisations révolutionnaires de Turquie.
J. : Le Bataillon est constitué de militants de différentes organisations politiques. Chaque parti membre du Bataillon organise des formations politiques pour ses membres, mais uniquement pour eux. 90% des combattants viennent de Turquie. Le reste, ce sont des occidentaux. Nous avons organisé des formations et des discussions entres nous : sur le Capital financier, sur la lutte de libération nationale irlandaise… Mais il y a la barrière de la langue, puisque les volontaires viennent de partout, ça limite les discussions. L’idéologie et la politique sont omniprésentes. Même sur le front, dans les combats, tu as des discussions avec les camarades sur la question de l’oppression des femmes, sur l’anarchisme…

 

Quelle est la place des femmes ?

J. : Les femmes sont un peu moins nombreuses dans le Bataillon que dans les YPG. Elles peuvent se réunir en Tekmir non-mixte pour discuter. Dans chaque Tabur, le commandant (qui peut être un homme ou une femme) est secondé par un adjoint et une adjointe.
A. : Ça fait fort effet à la population des zones libérées de voir des femmes combattantes, qui plus est sans voiles. C’est à l’exact opposé du patriarcalisme et du paternalisme ambiant, chez les Kurdes comme chez les Arabes. Il y a des femmes très haut placées dans la hiérarchie, elle dirigent parfois des opérations stratégiques de grande envergure.

 

L’armée turque vient d’entrer en Syrie, pour soutenir des groupes armés islamistes, et pour empêcher que les cantons de l’Ouest et de l’Est du Rojava puissent se rejoindre. Par ailleurs, les Occidentaux soutiennent des groupes djihadiste comme le Front Al-Nosra face à Daesh et au régime d’Assad. Qu’avez-vous à dire à ce propos ?

A. : Les YPG ne renonceront jamais à briser le siège du canton d’Efrin, qui dure depuis le début de la guerre. Tant que le Rojava ne sera pas unifié, ce sera la guerre. Par ailleurs, il y a une porosité entre Al-Nosra, Daesh, et tous ces groupes là. A Hassaké, des camarades ont découvert des drapeaux d’Al-Nosra en prenant des repères de Daesh. Ils combattent côte-à-côte. Jarabulus est tombé en seulement une ou deux heures de combat, alors que la ville était pleine de combattants de Daesh, notamment ceux chassés de Manbij. Il y a forcément une complicité entre l’armée turque et Daesh. Dans leur retraite Daesh abandonne du matériel militaire moderne, ils possèdent tout un tas d’équipement que nous n’avons pas. Ils sont même mieux nourris que nous. Ils ne peuvent l’avoir obtenu qu’avec la complicité d’Etats étrangers. Pas de doute que la Turquie les soutient.
J. : J’aimerai ajouter qu’il n’y a pas d’alliance entre le régime d’Assad et les YPG. 1000 combattants YPG sont morts face aux forces du régime. Assad attend juste le bon moment pour se retourner contre les Kurdes. Au mois d’Août, il a bombardé les positions des YPG avec ses avions de chasse. Les Kurdes répètent que « lorsque les Américains en auront fini avec Daesh c’est nous qu’ils bombarderont. » L’Allemagne avait permis à Lénine, en 1917, de rejoindre la Russie. Comme Lénine, les Kurdes ont raison de profiter des contradictions de leurs ennemis.
A. : Le fait que le Rojava ai accepté l’aide américaine ne veut pas dire qu’ils sont devenus des suppôts de l’impérialisme. Les Kurdes sont obligés de composer avec lui, même si dans un second temps il faudra le combattre. Ils sont conscient de cela, et ils passent leur temps à critiquer l’impérialisme.

 

Pour conclure, que souhaitez-vous rajouter ?

J. : On a le droit de critiquer des choses à Rojava, mais il faut vraiment s’engager dans le soutien. Des organisations nous soutiennent dans des déclarations, sur internet, c’est bien, mais que font-elles concrètement pour nous aider ? Il est déjà tard, mais pas trop tard. Au Rojava nous avons l’occasion de vivre un processus révolutionnaire vivant. On ne peut pas juger ce qui se passe là-bas avec une grille de lecture dogmatique. En 1917, la politique des Bolcheviks en Russie ne pouvait pas être dogmatique. Ils ont dû accepter des reculs tactiques pour sauvegarder la révolution. Aujourd’hui le Rojava est un sanctuaire pour les mouvements révolutionnaires de toute la région. On y croise des Turcs, des Iraniens, des Arméniens… Une dynamique révolutionnaire régionale se met en place.

Peu après cet interview, nous apprenions la mort du martyr Michael Israël (nom de guerre Robin Agiri), membre du Bataillon International de Libération en 2015, et militant au syndicat anarchiste IWW aux États-Unis. Il a été assassiné par des frappes aériennes turques le 24 novembre 2016 alors qu’il prenait un village des mains de Daesh à l’ouest de Manbij, alors qu’il était volontaire au sein du Conseil militaire de Manbij, allié aux Forces démocratiques syriennes (dont les YPG sont la principale composante). Michael avait 27 ans. André et Jacques ont combattu à ses côtés. « La mort n’éblouit par les yeux des partisans » !

 

Propos recueillis par l’OCML VP – Automne 2016

Merhaba Hevalno mensuel n°7 – septembre 2016

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Après une pause au mois d’août, voici un gros numéro de Merhaba Hevalno. On y trouve deux gros dossiers bien fournis, l’un sur le coup d’état en Turquie, et l’autre sur l’invasion turque au Rojava.

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  • Édito
  • Dossier : L’armée turque envahit le Rojava ! (Comprendre les batailles de Hasaké et Manbij / Jarabalus : l’incursion de l’armée turque en Syrie est synonyme de guerre perpétuelle contre les Kurdes / Entretien avec Faysal Sariyildiz / Appel de l’Union des Jeunes Femmes du Rojava et de l’Union de la Jeunesse du Rojava)
  • Interview de Hassan Sharafi, secrétaire général adjoint du PDKI
  • Dossier : « Du putsch militaire raté au putsch civil » (Introduction et chronologie des premiers jours du coup d’état / De l’État à la Horde / L’AKP, l’armée et le mouvement Gülen : l’anatomie du coup d’état échoué en Turquie / Communiqué du KNK : le coup d’état échoué en Turquie et l’agenda anti-Kurde d’Erdogan / Les putschistes… c’est l’AKP !)
  • Communiqué du CDKF quant à la fermeture du journal Özgür Gündem
  • Campagne internationale de solidarité avec Öcalan
  • Des Alpes au Kurdistan ! Vive la solidarité internationale !
  • Agenda
  • Carte et glossaire

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(Pour imprimer en mode « livret », choisissez du papier A3 pour faire tenir 2 pages sur chaque face.)

 

Extrait :

Ces deux derniers mois ont connu deux événements majeurs qui ont marqué profondément la situation en Turquie et plus généralement au Proche-Orient. Il s’agit de la tentative de coup d’état en Turquie, puis de l’invasion du Rojava (Kurdistan au nord de la Syrie) par l’armée turque. En Turquie, où la guerre contre les Kurdes dure maintenant plus d’un an, c’est la guerre civile qui se profile. Quant à la Syrie, ce nouvel acteur -le régime du président turc Erdoğan- envenime encore plus la situation, en prenant encore une fois la défense de l’État Islamique contre les Kurdes […]

N’ayant pas pu publier de brochure en août, nous avons essayé ce mois-ci de faire un résumé -quoique assez long !- de ces événements récents, ce qui n’a pas été une tâche très simple étant donné la complexité de la situation. Nous tenons à continuer de diffuser des informations, déclarations et analyses, en ayant toujours l’espoir que cela puisse contribuer à une mobilisation plus conséquente ici en France et à créer des ponts de solidarité. Mi-septembre, c’est la « rentrée » des luttes, en particulier contre la loi « Travaille ! » et la potentielle opération d’expulsion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Nous nous interrogeons sur la place qu’on pourrait créer au sein de ces luttes franco-centrées mais néanmoins puissantes, pour faire du lien avec d’autres luttes qui remettent profondément en question le fonctionnement même de la société, telles que les dynamiques révolutionnaires en cours au Bakur et au Rojava. Que peut-on apprendre et partager ? Quel soutien peut-on apporter ? Comment tisser des liens forts de solidarité qui aillent dans les deux sens ? Ce sont ces questions, entre autres, qui nous motivent toujours à persévérer dans l’édition de cette revue. Nous espérons que celles et ceux qui s’intéressent aux luttes en cours au Kurdistan y trouvent leurs propres questions, quelques réponses, et un peu de motivation à la diffuser.

Merhaba Hevalno mensuel n°3 – avril 2016

CULKfw3W4AAMgu0Voici le troisième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

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[…] Malgré la guerre psychologique semée par l’État turc, les célébrations du 8 mars (journée mondiale des femmes) et celles du Newroz le 21 mars (fête du printemps pour les Kurdes et d’autres peuples du Moyen-Orient) ont bien eu lieu. L’État avait interdit la plupart de ces rassemblements, ou alors avait fait courir la rumeur d’alertes à la bombe, mais dans la plupart des cas, les célébrations se sont déroulées, certes avec moins de monde que les années précédentes, mais avec autant de détermination. Le Newroz est un jour de fête et un jour de lutte ; on célèbre par les danses et le feu symbolique la lutte de libération des populations contre le pouvoir tyrannique (on vous transmet un conte du Newroz en fin de revue).

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Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL, mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille et d’ailleurs y participent…

Pour nous contacter : actukurdistan(a)riseup.net

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L’auto-défense comme pratique révolutionnaire au Rojava, ou comment défaire l’État

Vivre dans un pays comme la Turquie, où une guerre de faible intensité entre l’Etat turc et le PKK a coûté la vie à quelques 40 000 personnes, demande de se questionner sur la violence au quotidien. Certaines de ces questions sont soulevées fréquemment, comme celles concernant l’Etat et ses atrocités et comment la violence construit des subjectivités et des communautés. D’autres en revanche, qui interrogent la violence, sont restées taboues car elles conduiraient inévitablement à abandonner le confort d’une position humanitaire. Les questions les plus importantes parmi celles-ci concernent les rapports entre violence et résistance et violence et révolution :
— Est-ce possible d’atteindre une société, une politique, et une économie alternative sans l’usage de la violence ?
— Est il possible de défendre ce que l’on a accompli sans une organisation militaire ?

Suite aux observations et interviews que j’ai pu faire dans le canton de Cêzirê, je considère que l’exemple de la Révolution au Rojava en Syrie, et la manière dont l’auto-défense et la justice sont mises en pratique, poussent les féministes, les socialistes et d’autres groupes d’opposition à repenser la violence et la loi ainsi qu’une répartition anti-militariste de la violence et de la justice.
La révolution du Rojava, à travers son autonomie démocratique, pose le challenge d’une politique de souveraineté et de bio-politique. Alors que l’autonomie démocratique suggère l’institutionnalisation d’une démocratie radicale, il faut la défendre contre les attaques du capital, de l’état et du patriarcat. La question du comment cette défense peut s’organiser sans reproduire la magie de l’Etat (Taussig 1997) et de la loi est cruciale pour la révolution. […]

Apprendre de la guerre

Les idées d’Öcalan ne se sont pas formées uniquement par ses lectures mais également par ses expériences positives et négatives dans la lutte armée pour la liberté des Kurdes, initiée à la fin des années 1970. Selon les écrits d’Öcalan et les femmes de la guérilla que j’ai interviewées, la guérilla du PKK n’était pas loin de se transformer en un groupe mafieux ou paramilitaire au tout début des années 1990, quand la guerre au Kurdistan était des plus intense. Les leaders de la guérilla qui monopolisaient le pouvoir, les armes, les routes commerciales, l’information et les relations avec les villageois, compromettaient la voie gauchiste vers la libération. Les femmes et leurs luttes ont maintenu ces risques sous un certain contrôle tandis qu’elles commençaient à défier les structures patriarcales du PKK. Öcalan a facilité les luttes des femmes en les encourageant à former une armée et des institutions indépendantes en 1993. L’armée et les institutions des femmes n’ont pas seulement garanti la protection des femmes contre les hommes dans l’armée turque et la guérilla, elles ont aussi perturbé les canaux du secret, transformé les relations avec les locaux et développé une opposition efficace à l’abus de pouvoir.

Un autre développement de la guerre dans les années 1990 a contribué à ce qu’Öcalan fasse le point sur l’auto-défense. L’une des stratégies de guerre de l’armée turque était de terroriser les civils au moyen de déplacements forcés, de disparitions et de meurtres extra-judiciaires. Le but de l’État était de dépeupler le Kurdistan et d’empêcher la guérilla de recevoir un soutien logistique. Dans ses écrits, Öcalan critique durement cette période, expliquant que c’était une erreur que le PKK dépende exclusivement des villageois pour la logistique et les laisse ensuite sans défense quand l’État les frappaient. Durant cette période, le PKK a souffert du fait qu’il n’avait pas organisé les villageois en unités d’auto-défense, tant sur le plan idéologique que militaire. Pire, certains guérilleros du PKK ont échoué à se suffire à eux-mêmes de façon indépendante et se sont rendus dépendants des produits et de la nourriture des villageois, ce qui amenait ces derniers à prendre de grands risques. Rester à l’écart de la production et d’un travail d’autosuffisance a fait que ces membres du PKK sont devenus des sortes de seigneurs de guerre avec une souveraineté partielle.
La conséquence des critiques d’Öcalan et des luttes à l’intérieur du mouvement, a été, dans les années 2000, la création par le PKK d’une structure organisationnelle et idéologique qui empêcherait la réémergence de telles approches et pratiques autoritaires au sein des unités de guérilla. Pendant cette période d’auto-réflexion agitée, l’autorité idéologique du PKK a diminué et s’est transformée en une force mythique dans la vie des gens (Üstündağ 2012) : il vivait en tant que nom auquel de nombreuses mémoires, histoires, désirs et envies étaient attachées. Les Kurdes, aussi bien ceux qui quittèrent le Kurdistan que ceux qui y restèrent, se retrouvèrent devinrent nostalgiques de la perte de leur foyer et/ou de l’éthique du PKK, cette dernière ne pouvant être reconstruite une fois que le PKK avait cessé d’être physiquement présent dans leur vie. Autrement dit, bien que le PKK fût efficace dans sa guerre contre l’Etat, il avait échoué à créer un corps social autonome moralement et politiquement.

Cependant, il y avait aussi des leçons positives à tirer de la guerre. Certaines des stratégies militaires victorieuses du PKK durant les années 1990 sont devenues une source idéologique et matérielle depuis lesquelles le récent paradigme de l’autonomie démocratique a pu forger les idées d’auto-défense.
Éparpillées parmi les vastes montagnes du Kurdistan, chaque unité de guérilla est partiellement autonome et doit dépendre d’elle-même pour la survie. Ces unités doivent être capables d’intégrer de nouvelles recrues, construire des abris, compter sur un armement léger, s’entraîner elles-mêmes militairement et idéologiquement, et se défendre elles-mêmes face aux lourdes attaques aériennes coordonnées de l’Etat turc. La connaissance intime des guérilleros de leur environnement et de leurs quelques possessions, ainsi que leurs relations étroites les uns avec les autres, sont souvent les seules défenses dont ils disposent.

Par exemple, quand l’armée turque a commencé à utiliser des drones pendant les années 2010 et causé un grand nombre de victimes au sein de la guérilla, quelques-unes de ces unités autonomes ont découvert accidentellement que se couvrir sous des parapluies noirs les prémunissaient d’être détectées. Ce savoir s’est répandu très rapidement parmi les unités et est devenu une stratégie commune jusqu’à ce que l’armée découvre l’astuce. De tels exemples sont devenus des témoignages circulant largement au sein d’un peuple débrouillard sans Etat, qui doit compter sur ses propres moyens pour sa défense et son auto-gouvernement.

Il est également devenu clair que les unités autonomes de guérilla, en plus de causer d’énormes dommages à l’Etat, pouvaient avoir un impact social immense dans la région. Par exemple, après 2006, des assemblées villageoises initiées par la guérilla ont de plus en plus remplacé les médiateurs traditionnels et les anciennes manières de résoudre les conflits, et les femmes de la région ont commencé à s’appuyer sur des collectifs organisés par des unités militaires non-mixtes féminines pour se défendre de la violence, des mariages forcés et des crimes d’honneur. A Lice, Yüksekova, Nusaybin, Cizre et Dersim, des assemblées villageoises, de concert avec la guérilla armée et des milices se sont elles-mêmes défendues en utilisant différentes tactiques contre les attaques de l’armée, incluant la construction de frontières fortifiées entre la Syrie et la Turquie et l’édification de barrages et de postes militaires. Ainsi, bien avant la révolution du Rojava, le nouveau paradigme de l’autonomie démocratique était déjà intériorisé et pratiqué par le mouvement aux confins de la Turquie, qui est le cœur du Kurdistan.

Enfin, le mouvement a également réalisé que la répartition du Kurdistan sur quatre Etats pouvait être vue comme une force plutôt qu’une faiblesse. Abandonnant son désir de former un Etat-Nation séparé, le mouvement a redéfini ses buts en considérant l’introduction de la démocratie, de l’égalité et de la liberté au Moyen-Orient comme un tout. Après l’enclenchement du processus de paix avec la Turquie en 2013, des rencontres se sont tenues avec les Kurdes de différents Etats et avec les forces démocratiques en Turquie et en Europe pour des groupes et des réseaux fédérant les différentes actions en faveur des luttes écologiques, des droits des femmes et de la démocratie. Les associations pour les droits civiques des Kurdes, les femmes et les partis politiques ont accru leurs relations régionales, nationales et internationales et ont de plus en plus adopté un discours qui insiste sur les principes éthiques d’avenir ainsi que sur la souffrance passée de multiples groupes ethniques.

Tout comme les idées d’Öcalan n’ont pas été développées sur place dans le vide, la révolution au Rojava ne s’est pas développée comme un événement auto-explicatif, un événement de vérité instantanée. Il était en gestation depuis au moins trente ans.

Des plaines du Nord aux plaines de l’Ouest : la révolution au Rojava

La révolution au Rojava a commencé en juillet 2012 à Kobanê et s’est répandue immédiatement vers Afrin et Jazira. D’après les interviews que j’ai réalisées à Kobanê et Jazira, la révolution a commencé par la désobéissance civile. Lorsque des milliers de personnes se sont soulevées et sont allées au-devant des postes de l’armée gouvernementale, le petit nombre de soldats qui les gardaient s’est rendu sans objection. En janvier 2014, les cantons ont publié la Constitution du Rojava, dont l’accueil a été très favorable. Ce texte se veut un accord social volontaire entre les collectivités des différentes ethnies, sectes et religions.

Deux co-présidents de gouvernement, un parlement du peuple avec à sa tête un président et deux vice-présidents, dirigent chaque canton. Ces derniers, ainsi que les responsables du ministère, sont nommés par le Mouvement pour une Société Démocratique (TEVDEM), une coalition de différents groupes politiques qui est le principal acteur de la révolution. En formant ces gouvernements, TEVDEM prend soin de s’assurer que toutes les sensibilités politiques, les groupes religieux et ethniques soient représentés dans les gouvernements de canton et que l’égalité homme/femme soit atteinte à tous les postes de direction.

L’autonomie démocratique ne nie pas la légitimité des États déjà existants. Alors qu’aujourd’hui la présence de l’État central a diminué — et qu’à Kobanê elle a complètement disparu —, les gouvernements de canton feront partie d’une double structure de pouvoir une fois la guerre terminée et l’État syrien rétabli. Les assemblées, les communes et les académies sont plus importantes, car elles constituent ensemble une troisième structure de prise de décision pour les questions de production, de reproduction et de défense. Ce que je peux déduire des interviews menées auprès des membres du TEVDEM c’est que le lien qui unit le gouvernement du canton et les assemblées n’est pas conçu en terme de délégation mais comme de l’auto-défense. Cela signifie que l’objectif premier n’est pas d’obtenir que les assemblées soient représentées au sein du gouvernement, même si ça pourrait être le cas. Les assemblées, les académies et les communes seront plutôt les moyens par lesquels les localités pourront maintenir leur autonomie contre les gouvernements de canton, défaire les revendication étatiques de ces derniers et éventuellement s’approprier leurs fonctions, les rendant ainsi obsolètes.

L’organisation de la Défense et de la Justice au Rojava

Les Asayis. J’ai rencontré pour la première fois les Asayiş (sécurité) en juillet 2014 quand j’ai franchi la frontière de l’Irak vers la Syrie ou plutôt du Bashur vers le Rojava comme l’appellent les kurdes. Depuis que le gouvernement fédéral kurde d’Irak est réticent à octroyer des documents officiels à l’entrée du Rojava et garde la frontière fermée, beaucoup de personnes comme moi sont contraintes d’utiliser des moyens et des connections informelles pour accéder à Cêzirê. C’est là que déjà, au moment de franchir la frontière, alors que les documents valent moins que la volonté et les relations informelles, l’on se rend compte de l’absence d’État au Rojava.

Mes contacts m’ont aidée à accéder à Jazira de nuit via le fleuve Tigre sur un petit bateau. Après nous avoir accueilli.e.s par des poignées de main fermes, des combattants des Unités de protection du Peuple (YPG) et des Unités de protection des femmes (YPJ) qui surveillaient la frontière nous ont conduit.e.s à l’académie des femmes, où les femmes qui participent aux assemblées, aux comités, au gouvernement, aux communes locales et aux académies reçoivent une formation révolutionnaire à propos de la liberté des femmes et du peuple. Cette académie de femmes, ainsi que l’académie d’asayis voisine, sont devenues la maison où j’allais passer les jours suivants et depuis laquelle mes rendez-vous avec différents groupes allaient être organisés.

À l’époque du gouvernement syrien, Rimelan était le quartier général du gouvernement et les espaces à présent occupés par les académies étaient inaccessibles pour la plupart des gens à moins d’y être conduits dans le cadre d’enquêtes ou s’ils étaient convoqués par les autorités. Malgré le fait que la nouvelle disposition des lieux à Rimelan comporte toujours de nombreux check-points afin de protéger la population des attaques suicides de Daech, les académies sont ouvertes à toutes celles et ceux qui veulent y prendre part ou les visiter.

Nombre de jeunes recrues qui participent aux académies ont été torturées dans ces mêmes lieux où ils suivent à présent une formation; elles pointaient l’ironie qu’il y a d’être à Rimelan en tant qu’étudiant.e.s et futurs “agents de police”. Un endroit qui était auparavant principalement considéré comme luxueux et riche est devenu un symbole de modération, un “lieu collectif” où enseignants, étudiants et même officiers de tous grades font la cuisine, mangent, travaillent, nourrissent les animaux, cultivent des potagers et des jardins et rient ensemble. Beaucoup témoignaient du fait qu’occuper des lieux où ils et elles avaient auparavant été humilié.e.s et violenté.e.s était un rappel constant de ce qu’ils et elles ne souhaitaient pas devenir. Comme l’un d’eux l’a formulé : « nous agissons dans une logique de revanche. Mais la révolution a trop de valeur pour qu’elle puisse être sacrifiée pour des sentiments personnels » (personne anonyme, juillet 2014).

Dans leur imposant ouvrage sur la création de l’État dans la vie quotidienne, Akhil Gupata et James Ferguson (2002) avancent que dans la vie sociale, l’État est constitué à travers une organisation de l’espace symbolisée par la hauteur des bâtiments, les barrières et les check-points. L’existence matérielle et immatérielle de l’État comme entité séparée est toujours d’abord dépendante d’une appropriation de l’espace. Aussi, l’une des manières par lesquelles les Asayis tentent de ne plus être perçus comme étant des agents de l’État, passe par l’appropriation de l’espace : les chiens, les fleurs et les plantes sont les bienvenu.e.s ; la moitié des résident.e.s de l’académie sont des femmes ; les étudiant.e.s et les enseignants cuisinent et mangent au même moment. C’est cela qui rend Rimelan accessible au peuple.

Ce qui capte directement l’attention, à Rimelan comme dans le reste du Rojava, c’est que la population locale salue et discute avec les hommes et les femmes en uniforme – qui marchent dans la rue ou gardent un check-point – avec fierté et empathie. En Syrie, une majorité de la population kurde n’avait pas la citoyenneté et par conséquent n’occupaient jamais aucune fonction gouvernementale.

Beaucoup de ceux qui occupaient ces fonctions ont quitté la région en même temps que les groupes les plus riches après la révolution. La fierté et l’empathie qui est témoignée aux personnes en uniforme provient de l’effacement de la différence coloniale qui constituait l’État et la vie au Rojava sous le régime d’Assad et du sentiment que “ceux-là font partie de notre peuple”. Plus encore, de telles pratiques de réciprocité effacent de la vie des gens la présence réifiée et fantasmée de l’État syrien, symbolisée par les uniformes éclatants portés par les militaires, leurs expressions ouvertement virilistes et par les palais où ils logeaient.

La première tâche des unités d’auto-défense des YPG et des YPJ est de protéger le Rojava des offensives du gouvernement et des organisations islamistes telles que Al-Nusra et Daech. C’est principalement elles qui ont protégé les Yezidis menacés de massacre par Daech en Irak et qui ont sécurisé leur évacuation. Cela a constitué pour ces unités une étape importante car depuis, non seulement elles ont endossé avec succès un rôle de défense au-delà des frontières mais elles ont également acquis une légitimité au sein d’autres sociétés et communautés. Plus tard, pendant la guerre de Kobanê, les YPG et les YPJ ont approfondi cette position internationaliste en invitant les communistes, les féministes et les démocrates du monde entier à prendre part à la guerre contre Daech.

Alors que les YPG et les YPJ s’internationalisent de plus de plus, l’objectif des Asayis est de s’implanter en profondeur. Dans une conversation que nous avons eues avec le chef des Asayis à Jazira et les deux chefs (homme et femme) de l’académie des Asayis à Rimelan, on nous a renseigné.e.s sur leurs plans futurs pour l’auto-protection du Rojava. Leur réclamation la plus appuyée concerne les armes lourdes et très visibles qu’ils portent. Ils espèrent les remplacer par de petites armes et éventuellement de se passer de ces armes complètement. Dans un futur pas si lointain, ils projettent que la défense soit totalement démocratisée et que les assemblées locales prennent ces tâches en charge.

La création de milices locales dans le canton de Cêzirê sous le contrôle du quartier et des assemblées de village se fait à un rythme lent. Selon le paradigme de l’autonomie démocratique, ces unités de protection de quartier composées d’hommes et de femmes de différents âges remplaceront tous les autres unités de défense centralisées. Alors que les YPG/YPJ et les sections de protection du PKK endossent un rôle humanitaire et international de plus en plus important dans la protection des opprimé-e-s contre les attaques militaires coloniales, capitalistes et destructrices, ces unités locales seront en charge des problèmes internes comme la violence envers les femmes, les conflits tribaux ou la toxicomanie. Les membres du TEVDEM, les responsables de canton, et les membres des Asayis insistent cependant sur le fait que le Rojava ne réalisera pas cet idéal tant que l’éducation révolutionnaire du peuple n’est pas achevée.

En effet, chacun.e au Rojava estime que l’éducation et ce que tout le monde appelle une révolution mentale à travers la pratique pédagogique sont les ingrédients clés pour soutenir une révolution concrète. Le colonialisme et l’occupation ont créé une personnalité particulière chez les Kurdes Syriens, que les acteurs révolutionnaires définissent comme aliénés et égoïstes. L’éducation est un moyen de cultiver une nouvelle subjectivité éthique contrecarrant ces personnalités colonisées.
Une part importante de l’éducation des asayiş n’est pas technique et traite de sujets comme l’histoire des femmes et leur libération, l’histoire du Moyen-Orient, l’histoire du Kurdistan, l’Etat, la vérité et la diplomatie. Loin d’être uniquement conceptuelles, les leçons sont aussi pratiques, impliquant des enseignements sur la vie dans la nature et comment gérer les situations de pénurie auxquelles les étudiant.e.s sont confronté.e.s en extérieur et on leur apprend à vivre sans électricité ni nourriture. L’auto-réflexion et l’autocritique constituent une autre part importante de ces enseignements : les personnes sont invitées à observer collectivement leurs envies de pouvoir, de vengeance et de conformité.

Une fois que les membres des asayiş prennent leur poste, on attend d’eux qu’ils aient un comportement égalitaire avec les gens et qu’ils ne soient pas trop présents dans leurs vies. Il y a de nombreux cas où des plaintes du public ont mené certains membres des asayiş à être punis. La punition a plutôt un rôle éducatif et il n’est arrivé que rarement que des personnes soient exclues de leurs postes. En effet, la punition et l’application de la loi sont toujours débattues au Rojava, dans la mesure où c’est la loi qui produit et maintient la violence.

La démocratisation de la Loi : Maison du Peuple et Maison des Femmes

Les révolutionnaires du Rojava pensent que la démocratisation de la violence doit aller de pair avec la démocratisation de la justice. Ils rêvent d’une société où il n’y aurait plus besoin de juges, d’avocats ni de procureurs, et ils ont fait des progrès considérables pour parvenir à ce but. Toutes les assemblées de quartier ont des comités de paix et de justice chargés de résoudre les conflits. Si les conflits ne sont pas résolus à ce niveau, ils sont transférés aux maisons du peuple et aux maisons des femmes dans les villes et centre-villes. Les maisons des femmes s’occupent des violences contre les femmes : polygamie, mariages forcés et autres crimes impliquant des femmes.
Les maisons du peuple et les maisons des femmes du Rojava accomplissent la démocratisation et la profanation du jugement via la conversation, l’argumentation et la négociation, prenant des décisions au cas par cas et impliquant la communauté dans le processus de prise de décision. Je me réfère à la conceptualisation de la profanation de Giorgio Agamben (2007) et je veux la juxtaposer avec la magie de l’État, État qui s’approprie de manière exclusive la loi et la violence et ainsi s’impose de manière fantasmatique dans la vie des gens. Pour Agamben, l’idée de la profanation est de dépasser les séparations sociales et d’amener tout ce qui est réifié par l’État et le capitalisme aux gens pour qu’ils puissent l’utiliser librement. Cela mène, au Rojava, à une forme de magie différente : les gens se sentent attachés à la révolution et, ce faisant, se recréent eux-mêmes.

Certains membres des maisons du peuple et des maisons des femmes sont sélectionné.e.s par les assemblées de quartier, tandis que d’autres sont des professionnels du droit et diplômés de l’école du droit de Mésopotamie où ils reçoivent six mois de formation, et enfin d’autres sont des membres anciens et respectés de la société. Les décisions des maisons du peuple et des maisons des femmes ne sont pas incontestées. Parfois leurs membres subissent des menaces. D’autres fois, quand elle est insatisfaite du résultat, l’une des parties impliquée saisit les institutions judiciaires officielles du canton. Beaucoup d’affaires criminelles sont directement amenées au tribunal officiel. Dans l’ensemble, les statistiques de l’école du droit de Mésopotamie montrent que 90% des affaires sont résolues dans les conseils communautaires et les maisons du peuple.

La Scène : Guerre, Embargo, et Reconnaissance

Dans cette partie, je vais associer deux réflexions. La première est que, au milieu de la guerre et des troubles, la révolution du Rojava peut nous fournir des moyens de repenser la question de la violence et de la loi. L’expérience du Rojava, façonnée par trente ans de guérilla menée au nom d’un peuple colonisé, suggère une voie à suivre pour réaliser la profanation de la violence et de la loi par leur démocratisation radicale plutôt que par une adhésion irréaliste et libérale à la non-violence. Cela se produit à deux niveaux. D’un côté, à travers les PKK, YPG, et YPJ, des forces armées non-nationales et anticoloniales sont créées qui entendent garantir la sécurité de tous les peuples opprimés du Moyen-Orient. De l’autre côté, l’auto-défense est profondément localisée et son influence s’est étendue via les assemblées de quartier, les académies et les communes. Un processus similaire se produit dans le domaine légal. Alors qu’une constitution non-ethnique, écologique et prônant la liberté des femmes influence le cadre des pratiques, c’est au niveau local que la justice et la paix sont négociées et débattues.

Ma seconde réflexion trouve sa source dans la recherche en anthropologie de l’Etat, qui affirme que l’Etat est formé et reformé au quotidien. Par exemple, Michel-Rolph Trouillot (2003 : 79–95) considère que l’Etat est créé par ses effets, notamment par ses effets d’”isolement”, d’”identification” et de “lisibilité”. Aradhana Sharma et Akhil Gupta (2006) soulignent que la pratique quotidienne de la bureaucratie et la représentation sont constitutives de ce que nous appelons l’Etat. Dans chacun de ces schémas, l’Etat prend une forme fantasmatique, il devient un script pour l’exercice du pouvoir et englobe la société, séparant le social du politique. La politique est ensuite colonisée par la technique (le bio-pouvoir) et la métaphysique (la souveraineté). Appliquer cela à la terminologie d’Öcalan signifierait que c’est à travers la création de l’Etat en tant qu’entité séparée ayant des effets concrets que la société est affaiblie et que la politique et la morale sont remplacées par le gouvernement et le juridique.

En traitant des asayiş et des maisons du peuple et en donnant des exemples de leurs pratiques discursives et spatiales, j’ai démontré que ce n’est pas seulement par des moyens organisationnels que l’Etat est défait au Rojava mais aussi par une remise en question quotidienne. Cependant, ce n’est qu’une partie de la vérité. En raison de la guerre et de l’embargo et de la nécessité de se présenter eux-mêmes diplomatiquement sur la scène internationale, ainsi que de représenter les cantons comme systèmes émergents auprès de la population, les gouvernements de cantons finissent souvent par occuper les fonctions d’un État. Ils collectent de l’information, parlent au nom du peuple, gèrent l’économie du Rojava et souhaitent créer un système éducatif et de santé.
Par conséquent, face à ces problématiques, je pense que nous ne devrions pas parler d’un modèle au Rojava. Nous devrions plutôt parler d’un mouvement qui se situe dans une dialectique entre fonction d’Etat et société. Quand il parle des prétendues sociétés primitives, Pierre Clastres (1989) mentionne comment ces sociétés se défendaient elles-mêmes contre l’émergence de l’Etat, ce qui était toujours une possibilité intrinsèque à la vie sociale. Les guerriers armés, les chefs polygames qui ont un accès inégal aux ressources, et les prophètes promettant une vie meilleure, ont toujours eu le potentiel d’être des figures dirigeantes, s’accaparant les fonctions de production, de reproduction et de défense face aux collectivités.

Les combattant.e.s contre l’EI, les officiers de canton qui conduisent la diplomatie et font les règles, et les cadres politiques incarnant l’éthique révolutionnaire ressemblent étonnamment aux guerriers, aux chefs et aux prophètes. Cependant, l’histoire de la modernité démocratique du peuple permet aux habitant.e.s du Rojava de garder ces figures sous contrôle : on aime et pleure les combattant.e.s aussi longtemps que ces combattant.e.s sont prêt.e.s à mourir pour soi, on surveille ce que consomment et possèdent les officier.e.s, et on utilise son propre savoir pour défier les connaissance des cadres du parti. Les écoles, les assemblées et les communes deviennent des espaces de plus en plus structurés où la société se défend elle-même non seulement de l’Etat qui se fait effacer mais aussi de celui qui menace d’émerger.

Traduction d’un texte de Nazan Üstündağ, sociologue à l’Université de Boğaziçi, Istanbul, rédigé à l’hiver 2016. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.

Merhaba Hevalno mensuel n°2 – mars 2016

DSC00260Voici le deuxième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

« Nous voudrions, en publiant ce bulletin, mettre en mot et en acte notre solidarité avec les mouvements de résistance au Kurdistan. Malgré la complexité de la situation là-bas nous tenterons de rendre les articles aussi accessibles que possible, pour qu’on en parle, et pour que les mots et les cris de résistance des gens sur place puissent se répandre et se transformer en d’autres actes concrets, pour qu’on s’organise en solidarité avec ce mouvement en ayant d’autres informations et critiques que les « infos » pré-mâchées de la presse classique.

Si, collectivement, nous avons décidé de publier ce bulletin, c’est parce qu’au-delà de la vision romantique (réductrice) de la guérilla lançant des attaques depuis les montagnes, nous entrevoyons les liens qui peuvent exister entre les révolutions sociales et politiques du Kurdistan Syrien (Rojava) et du Kurdistan Turc (Bakur) et d’autres mouvements populaires du passé et du présent. Que nous entrevoyons aussi ce que cette ré-organisation anticapitaliste, ouvertement féministe et auto-gestionnaire, d’une échelle sans précédent et ce malgré le contexte de guerre, peut avoir d’inspirant pour nos collectifs (qui, il faut bien le dire, paraissent bien bordéliques à côté !).

Nous pensons à toutes celles et ceux  qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes fascistes du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr notre chère fRance fait partie.

Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques.

Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici.« 

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL,mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille, Angers, Lyon et d’ailleurs y participent…
Pour nous contacter : actukurdistan(a)riseup.net

Téléchargez le pdf (16p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

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Sommaire :
  • Le Mouvement d’auto-gouvernance kurde au Bakur
  • Les habitant.e.s de Cizre attendent le jour de vengeance
  • Rojava, comment défaire l’Etat
  • Oubliez l’ONU ! Rencontrez les réfugié.e.s autonomes au Kurdistan
  • L’UE finance Daesh
  • Mettre la pression sur le régime turc
  • Agenda et Newroz
  • Brèves du Bakur, du Rojava, d’Irak et d’Iran, de Turquie et d’Europe
  • Glossaire, etc…