« Ils ne pourront pas tou.te.s nous éliminer, car à chaque oppression, une lutte existe en face. »

Entretien avec Zehra, militante LGBTI à Amed (Diyarbakır), réalisé en avril 2017. Elle relate les actions et questionnements du collectif au sein duquel elle lutte alors que la répression de l’État turc à l’encontre du mouvement kurde atteignait une férocité sans précédent.


Quelles ont été les actions de Keske Sor pendant ces trois dernières années ?

Le collectif Keske Sor a été créé en 2013, ça fait 4 ans que ça existe, et depuis le début nos axes de luttes sont clairs : l’écologie, l’antimilitarisme, le féminisme en lien avec le mouvement kurde, ainsi que le combat contre la transphobie et l’homophobie. D’après mon analyse et ma compréhension, nous ne sommes pas simplement sur une défense du mouvement LGBTI, car plutôt que de s’inscrire dans une lutte identitaire, on veut s’ouvrir plus largement, tout en étant un mouvement de lutte contre l’homophobie, et la transphobie. Être LGBTI, n’est pas forcément pour nous un élément principal, notre mouvement ne veut pas seulement être celui d’une orientation sexuelle. La sexualité est quelque chose de large et difficile à placer dans des cases. On veut prendre en compte la complexité des individus. Notre mouvement est aussi ouvert aux hétérosexuel.le.s.

Pour ce qui est de nos actions politiques, l’ordre du jour peut changer selon la période, les besoins du moment. Par exemple, pendant le processus de paix [NdT : jusqu’à 2015], nous étions très actif/ves. Notamment lors de la période des élections législatives en 2015 : nous étions présent.e.s sur beaucoup d’action en soutien au HDP. Par exemple à Amed [Diyarbakır], nous avions nos drapeaux arc-en-ciel, flottant sur toutes les manifestations, les rassemblements, les meetings du HDP. Pour la petite histoire, vu la présence qu’on avait, cela a poussé même les militants AKP’cı à créer un pôle « LGBTI » pour tenter d’attirer des électeurs : ils ont essayé de tenir quelques stands, mais tout le monde savait que ce n’était que mensonge électoraliste.

Cette période était vraiment une belle période pour nous, jusqu’à ce que le processus de paix ait été rompu. Cela a impacté directement nos actions. Par exemple à Amed, il y a un grand nombre de hizbullah’cı [NdT : partisans du Hizbullah turc, mouvement islamiste sunnite radical] qui se montrent maintenant au grand jour, plein d’assurance et de véhémence. Ils nous ont menacé.e.s ouvertement à plusieurs reprises. On a été intimidé par leurs coups de pression, on a donc reculé d’un pas, pour protéger nos arrières, nos vies. Bien sûr, ces gens-là on toujours été dangereux pour nous. Puis, avec les élections qui ont été invalidées et recommencées, avec le fait que Daesh soit autant cité aux infos, avec les attentats qu’il y a eu dans plusieurs villes (Suruç, Ankara, Istanbul…), tout ça renforce tous ces groupuscules. Du coup, on est forcé d’être plus attentif/ves à ce qu’on fait, par précaution.

Pendant les couvre-feux à Sur, que faisiez-vous, où étiez-vous ?

Lorsque la paix a été rompue, nous nous sommes retrouvés à avoir un grand nombre de débats au sein du collectif, sur ce qu’on devait faire ou pas. Une fois, par exemple, il y avait eu la proposition de diffuser un film sur le mouvement LGBTI, le débat a été de se demander quelle justesse ça avait dans cette situation de guerre. Qu’allaient penser les gens ? : « On a tous les jours des morts, des civils des guérillas. On nous détruit nos maisons, on nous chasse, on nous limoge. Quel sens y a-t-il de diffuser un film LGBTI ? » Il y a eu aussi notre Journée des fiertés qui devait se faire. On a voulu faire une manifestation pour marquer le coup, puis on a refait un débat autour de cette idée : que va penser la population qui est entrain de vivre une vraie guerre, et une oppression quotidienne ? Déjà à la base on nous regarde comme si on était de drôle de personnages, venant d’une autre planète. Comme si notre seule raison d’être était la révolution sexuelle, comme si on était étranger.e et loin de la lutte kurde, bourgeois.e, venant du côté Européen du pays… En prenant ces éléments en compte, nous avons essayé de réfléchir à qu’est-ce que ça va venir réveiller chez la population si nous organisions ces actions. Quelques ami.e.s du collectif ont dit que tout était lié, la révolution de la sexualité et la révolution sociale, que nous ne devions pas dissocier les luttes… Et d’autres ont proposé de débattre quotidiennement en fonction de l’actualité.

Un autre exemple assez parlant au moment du conflit à Sur : on devait faire une conférence en lien avec le HDP, on avait tracté, fait des affiches. On nous a rapporté que pendant l’assemblée des syndicalistes hizbullah’cı [NdT : membres du syndicat de profs AKP’cı, Eğitim Bir Sen, rivaux du syndicat de profs gauchiste et pro-kurde, Eğitim Sen], ces derniers avaient décidé de s’opposer à notre action par tous les moyens, en ayant bien-sûr le soutien de leur syndicat. Ils ont fait des collages contre notre conférence, avec en slogan : « Dites stop aux pervers à Diyarbakır. Les prophètes agissaient pour stopper ces pédés. Ici c’est le territoire de Dieu ». Ils ont affichés dans toute la ville et publié des articles dans les journaux. Ils ont fait une propagande contre nous. Et pendant cette conférence c’est moi qui devait parler ! (Rires). Le HDP a annulé, sans nous avertir, sans demander notre avis. Ensuite on a été pour travailler sur le sujet avec deux ou trois ami.e.s qui nous ont dit clôturons cette histoire, faisons baisser un peu la tension, essayons de consolider notre base au lieu d’avoir des pertes. Et la propagande des hizbullah’cı était plutôt maline avec des discours du genre :« Vous voyez à quoi servent vos élus, ils sont là à faire des conférences avec des pédés pendant qu’il y a des couvre-feux et des morts dans notre ville ». Le HDP et le DTK ont eu le même discours que les ami.e.s, en mode « il faut qu’on attende et qu’on fasse baisser la tension ». Nous avons proposé de reporter la conférence ou bien de faire une conférence de presse pour expliquer pourquoi l’événement avait été annulé. Nous n’avons eu aucune suite à notre proposition : le HDP a fait la sourde oreille. On avait préparé notre communiqué de presse, le HDP n’a pas voulu lire ou savoir ce qu’on avait fait. Du coup on a été frapper à d’autres portes, à Eğitim Sen, et j’y suis allée avec un ami. Et l’ami était prof, syndiqué à Eğitim Sen et membre du collectif. On trouvait que cela faisait sens de le faire ici, comme les AKP’cı l’avaient fait en lien avec le syndicat islamiste. Ils avaient passé un message de haine via leur syndicat, et nous aussi on voulait répondre à cette attaque. Au début ils ont accepté qu’on vienne faire notre communiqué, puis au final eux aussi ils nous ont lâché. On est allé ensuite voir l’association des droits de l’homme, eux aussi ont rien fait. Tout ça pour dire que pendant cette période de guerre, tous les groupes nous ont lâché. Et ce qu’on peut en tirer de tout ça, c’est que dans les moments de crises, comme là, c’est toujours les mouvements LGBTI qui vont se retrouver à l’écart, un peu fautif. Et la majorité va dire : « La population a sa sensibilité. Vous, taisez-vous un peu pour le moment, vous dérangez… », toujours ce genre de propos.

Comme s’il fallait toujours nous couvrir d’un drap, pour pas qu’on nous voit. Ils nous montrent qu’ils peuvent à tout moment renoncer au mouvement LGBTI. Pendant cette période-là, on ne savait plus trop comment on devait réagir, comment on devait prendre les événements. Par exemple à Istanbul il y avait eu une assemblée LGBTI au sein du HDK, on avait pour projet de faire la même chose ici à Diyarbakır, mais ces événements-là nous ont refroidi. Cette période a duré un temps, on a du arrêter nos actions, on a pas trouver d’occasions, toujours des interdictions, des couvre-feux à répétitions. Mais on a continué à agir malgré ces temps difficiles, quand la population a fait une manifestation pour aller vers Sur, nous aussi on a fait parti de la marche. Mais bien sûr, on n’avait pas nos drapeaux LGBTI dans les mains. Et du coup, on s’est quand même pris des réflexions sur notre « non-présence » sur ces manifestations, nous faisant des reproches du genre : « Où étiez-vous pendant que Sur se battait pour vous. » Que des trucs stupides d’incompréhension entre les un.e.s et les autres, à chercher des fautifs. Mais nous aussi pendant cette période-là on a pas su comment faire, comment réagir à tous ça, quelle attitude adopter. Un moment donné on a pensé faire un appel national auprès des autres groupes du mouvement LGBTI, afin de créer une unité et tenir informer l’opinion publique pour faire savoir la pression que vit la ville de Diyarbakır, les interdictions, la guerre sans fin dans nos quartiers, notre mouvement mis à mal. On se posait la question de savoir par quels moyens ? On imaginait peut être passer par les réseaux sociaux en faisant signer des pétitions, faire des vidéos avec des visages cachés pour celles/ceux qui ont déjà des poursuites, et même pour les autres en réalité. Et pendant qu’on se posait toute ces questions, y a eu le coup d’État (Rires)… Ou plutôt la tentative loupée de coup d’État [NdT : le 15 juillet 2016].

A partir de là, Diyarbakır a été un endroit investi par les autorités, interdisant tout rassemblement, toute manifestation, beaucoup de personnes ont été arrêtées, licenciées. Tout a été stoppé. Par exemple, les garde-à-vues, au lieu de durer entre 2 ou 3 jours, sont passées à une durée de 3 mois. La répression a encore et encore augmenté. Ça a provoqué chez moi de grandes déceptions : tu vis dans la douleur, parce que tu es témoin de massacre, et tu ne peux même pas protester, te rassembler pour dénoncer. Et déjà avant le coup d’État, nos droits étaient réprimés, avec les couvre-feux, les interdictions, et déjà il y avait une présence sécuritaire hyper envahissante, oppressante. Et une fois qu’il y a eu le coup d’État, l’état d’urgence a été mis en place. Cela n’a quasiment rien changé ici, nous étions déjà sous état d’urgence. Ils veulent nous casser. Moi je me sens cassée, parce qu’on ne peut plus protester. T’as beau essayer de nager à contre-courant, ils sont plus fort que toi, c’est ce que tu vois, et ça, ça casse quelque chose en toi, en tout cas en moi ça vient faire quelque chose. Là où y a la guerre, là où des gens meurent, il me semble important de se poser la question de savoir où se termine la lutte sur l’identité LGBTI dans un tel contexte.

On voulait travailler auprès des migrant.e.s LGBTI. Mais, dans ce climat de guerre et d’intense répression, on s’est dit que les personnes migrant.e.s kurdes ou syriens, LGBTI ou non, elles ont déjà tout perdu dans leur pays, elles sont venues se réfugier ici, elles sont toujours dans des conditions de vie très difficiles, avec la faim, la nécessité de se loger, le fait d’être sans travail, dans une précarité totale… Elles sont en guerre contre toute cette précarité qui leur colle à la peau. Et peut-être que d’être homo, ou trans dans cette situation, ça ne leur importe peu, ça n’a peut-être pas d’importance à ce moment-là. On a essayé de penser ces choses-là par exemple. Est-ce qu’on pense d’abord à leur identité sexuelle ? Ou bien ont-elles d’autres priorités avant ça, se loger, manger ?… Du coup, nous nous sommes mis en lien avec un organisme d’Istanbul qui luttent auprès des migrant.e.s, et ils sont venus ici. Nous avons décidé de faire un travail en commun, en nous confrontant aux idées des autres, en cherchant ensemble. C’était une réunion un peu secrète, pour ne pas avoir d’attaque fasciste. Et là on a pu rencontrer les besoins de migrant.e.s qui demandaient à être soutenu.e.s par le mouvement LGBTI, parce qu’à cause de leurs identités sexuelles, ils/elles avaient subi des injustices dans les pays « accueillants », des violences physiques, des viols. Il y a énormément de camp de réfugiés, et parfois il y aussi des personnes trans en transition qui sont accueillis, ils ont besoin de médicaments pendant cette période-là… Nous avons discuté de tous ces problèmes-là. Peut-être qu’on voudrait aussi faire pareil ici à Diyarbakır, travailler avec les migrant.e.s. On va essayer de plus se rapprocher des camps, car jusque-là nous n’avons eu à faire qu’à deux personnes migrant.e.s LGBTI.

Est-ce que vous avez une place à part entière au sein du mouvement kurde ? Les personnes LGBTI y sont-elles pleinement acceptées ?

Je pense pas que le mouvement nous accepte vraiment. Je pense que le PKK est un parti homophobe. Peut-être parce qu’Öcalan n’a rien écrit là-dessus ! Mais le côté légal du Parti, le HDP, essaye d’ouvrir le champ, et de nous accepter. Et comme le HDP met en avant le fait de soutenir le mouvement LGBTI, et bien nous, on vient leur mettre un peu la pression sur cet engagement. Nous venons pointer les contradictions entre la réalité de leurs pratiques et les propos qu’ils tiennent. Dans le nord-ouest du pays le HDP est bien plus ouvert que par ici.

Ici règne un esprit plus conservateur. Mais en réalité, bizarrement, avec les élections chacun s’ouvrent plus, ici aussi. Même si, par la suite, on devient comme je l’ai dit plus tôt, un mouvement qui peut être lâché à tout moment. Avec souvent l’argumentaire du : « Vous connaissez notre peuple, ce sont des gens fermés, et conservateurs », et des petites arrière-pensées électoralistes… Ils disent qu’ils nous soutiennent, mais que pour le moment ils ne peuvent pas le rendre trop public non plus…

Tu n’as pas vu d’amélioration ces dernières années ?

Bien-sûr qu’il y a une nette évolution par rapport à il y a 10 ans. Je ne suis même pas sûre que le mouvement LGBTI existait à l’époque ici. Pendant le mouvement de Gezi [NdT : en 2013 à Istanbul], les personnes LGBTI ont montré une forte capacité à se mobiliser dans la lutte. C’est à partir de ce moment-là aussi que les idées LGBTI ont commencé à se propager dans le pays. S’il y a une évolution dans les mentalités c’est aussi par la place que nous avons bien voulu prendre. Il y a eu cette émergence, ainsi que les rencontres avec les autres organisations. Pendant Gezi, pendant cette période-là, nous avions sorti nos drapeaux arc-en-ciel, des tags fleurissaient sur les murs, des discussions se faisaient sur le sujet, ainsi que des actions…

En réalité, si tu luttes, il y a un modelage qui se fait autour de toi, les gens s’en imprègnent. Par exemple, quand il y a la marche des fiertés, des millions de personnes s’y joignent, et par rapport aux autres pays, nous avons finalement l’une des plus grandes marches. Et ce nombre de personnes réunies c’est aussi des personnes qui vont sans doute aller voter pour un grand nombre d’entre elles, et certains partis politiques veulent récupérer ces voix-là. C’est là que le CHP [NdT : parti socialiste kémaliste, nationaliste et anti-kurde] et le HDP [NdT : coalition d’extrême-gauche, pro-kurde] ont dit qu’il soutenaient le mouvement LGBTI. Ainsi, même le CHP à des électeurs LGBTI. Voilà, c’était pour répondre à la question initiale : nous avons lutter à la base, et cette évolution a pu arriver. Même si, au final, en face, ils récupèrent notre lutte pour leurs propres intérêts.

Est-ce que dans le mouvement, vous êtes pour ou contre le mariage ? Est-ce que vous remettez cela en question ?

Je comprend ta question. à la base, le mariage c’est un problème. Nous, à Keske Sor, on ne se bat pas pour avoir le droit de se marier, ça ne fait pas sens pour nous. à Istanbul, certain.e.s militant.e.s LGBTI sont davantage en protestation sur ce point, avec l’envie de pouvoir se marier. Nous, ça nous paraît très absurde, on est loin de tout ça. Mais, eux aussi ont raison d’une certaine façon : les gens mariés ont plus de privilèges dans nos sociétés, le droit d’avoir des enfants, le droit à l’héritage, des droits de mutations… Quand tu n’es pas marié.e tu ne peut pas prétendre à avoir ses même droits. Ce ne sont que les hétérosexuel.le.s qui en bénéficient. Mais on pourrait aussi se dire que cette lutte pourrait aussi être un pas vers l’évolution des mentalités. Comme cette réalité de privilèges existe, il faudrait que tout le monde puisse l’avoir. Soit que tout le monde en bénéficie, ou bien, au contraire, que personnes ne se marie. Mais pour moi, ça serait plus conséquent et logique de ne pas se marier. C’est un peu une pensée anarchiste et à Keske Sor nous sommes sensibles à cette ligne plus anarchiste, c’est vrai ! On a pas une pensée bourgeoise. Nous, on ne devient pas une association, un organisme, où tu touches des fonds et des subventions, où tu deviens un travailleur de l’organisation, où tu rentres dans des rapports d’argent. Nous sommes plus sur une organisation collective et on met tout en commun. Et puis en étant un organisme, tu deviens le pantin de l’État, il peut ordonner de fermer le lieu quand bon lui semble, et puis te demander des comptes sur les activités fournies par l’association. Du coup, évidemment, on n’en veut pas, on reste un collectif.

Mais, est-ce qu’en dehors du mouvement LGBTI, il y a un mouvement de jeunes ou autres qui refusent de se marier ?

Non, pas vraiment. Peut-être un peu, au sein du mouvement socialiste turque qui, lui aussi pose la question du consentement. Là, où on se rejoint avec l’extrême-gauche turque c’est de vouloir être dans un pays libre, vivre une vie à deux librement, vivre comme on le veut au final. Öcalan a pu dire dans un de ses livres que le mariage est avant tout « un contrat de remboursement de dettes », et qu’il n’est qu’une sorte de promesse de pouvoir rembourser nos dettes, de garantir l’avenir, de garantir d’être avec quelqu’un… ça met surtout en exergue l’aspect matériel. Et formulé une critique contre le mariage réappropriable à partir de ça reste assez compliqué.

Connais-tu des gens qui vivent sans être marié.e.s, ou ayant des enfants sans mariage ?

Il y a des gens qui ne se marient pas et vivent ensemble, des féministes par exemple. Mais il n’y a pas un mouvement qui revendique ça. La majorité ne vit pas comme ça en tout cas, très peu de gens refusent le mariage. Ici pour vivre en union, les gens doivent être mariés. Et puis, en réalité, avec mariage ou sans mariage, tu vois des couples de personnes hétéros ou non, adopter des formes de domination à l’intérieur de leur foyer, et ça aussi ça pose un réel problème. Je pense qu’on ne peut pas isoler les choses, il est nécessaire de requestionner, de revoir les choses à la base. Comment sortir des schémas type ?…

As-tu des choses à rajouter ?

En vrai, j’ai plein de choses à dire. On est sur une période très dure. Cela ne nous concerne pas juste nous, Keske Sor, cela se répercute par ricochet, mais la situation est difficile en ce moment pour tou.te.s. Moi, en tant qu’individu, j’ai des espoirs qui sont brisés en ce moment. Avec le mouvement beaucoup d’erreur ont été faites, par exemple sur les actions qui ont été menées par les institutions. Nos conditions de vies sont mises à mal, tout le monde va mal en réalité. On se questionne beaucoup sur les actions qui ont été menées pour libérer Sur, et sur celles menées contre l’État turc. On critique, on débat. Toutes les actions que nous menons ont des répercutions sur ce qu’on vit en ce moment. Et en ce moment nous avons des morts chaque jour. Quelles stratégies on aurait du adopter ? Quelles ont été nos erreurs ?

Par exemple, l’idée de devenir une employée de l’État [NdT : agent, fonctionnaire,…] est impossible, parce que je suis kurde, et dans le mouvement kurde. En automne j’ai postulé pour devenir professeure dans les écoles, j’avais été accepté, jusqu’à ce que je passe des tests de sécurité, tout un questionnaire, après quoi j’ai été refusé. Cette situation fait que je dois travailler pour un boulot encore plus précaire, et ça me met en colère et ça m’attriste en même temps. En ce moment, il y a une véritable crise économique, il n’y a ni travail, ni argent, et nos conditions de vie et de travail se détériorent de jours en jours.

Les deux choses auxquelles je pense dans ces conditions-là, c’est : soit on s’arme tou.te.s et on fait la guerre comme ça c’est clair ; soit chacun.e tout.e seul.e individuellement, on continue retranché.e.s dans nos vies. Je ne vais pas me congratuler sur les pensées que j’ai, je vous assure. Mais parfois quand t’arrive pas à avoir le retour des efforts, tu perds un peu pied. Je pense que beaucoup d’erreurs ont été commise de la part des partis, le HDP et le PKK. Ils ont pas su évaluer la situation et on en paye le prix. Que les partis l’aient fait de manière consciente ou inconsciente, ils ont mis de l’huile sur le feu du fascisme. On vit déjà dans un système très libéral, capitaliste, où tu as du mal à y créer des espaces collectifs, à y créer un espace de vie idéale, et la réalité économique est là : comment continuer à financer tout ça, sans parler du fait qu’il faut manger aussi. Et si, en plus, on te prend le pain des mains, tu ne penseras plus qu’à ce pain et à vouloir le récupérer. Soit tu essayes de trouver une solution alternative en changeant de vie, soit tu fais la guerre, en espérant qu’il y ait un gigantesque soulèvement du peuple pour arrêter tout ça et faire une révolution. Mais, là, de rester entre deux c’est ce qu’il y a de pire, et c’est là qu’on en est en ce moment.

Le mouvement LGBTI et celui des femmes sont de plus en plus dynamiques, personne ne peut arrêter ça, ni au niveau national ni à l’échelle internationale. Mais ce qui nous fait peur quand même c’est, qu’en face, toutes les forces fascistes, en gagnant du terrain, fassent comme en Iran, qu’ils pendent les pédés, les gouines, puis toutes les personnes qui luttent. Je ne pense pas qu’ils réussissent à casser toute la dynamique de ces mouvements. Mais pour le mouvement kurde, je ne sais pas, j’ai des craintes oui. En ce moment personne n’arrive vraiment à lire la suite des choses, car c’est très embrumé, et tout change tellement vite. Avant on pouvait imaginer, et se projeter, et penser qu’il allait se passer ci ou ça. Même si en même temps je sais qu’ils n’y arriveront pas. Ils ne pourront pas tou.te.s nous éliminer, nous faire disparaître. à chaque oppression, une lutte existe en face.

Ce que j’ai pu voir pendant cette période de la « sale guerre », c’est le fait que les femmes ont fait beaucoup de choses. Elles se sont emparées des responsabilités. En menant des réunions, des actions, des manifestations. Ce sont elles qui étaient dans les rues, quand tout le monde avait peur de sortir. Les Mères pour la Paix, les collectifs de femmes, les femmes dans les quartiers… des collectifs de femmes d’Istanbul, sont venus avec des cars entiers pour venir faire du soutien à Diyarbakır. Ce qu’on peut dire c’est qu’elles sont toujours là partout, avec ou sans état d’urgence, avec ou sans couvre-feux.

Le mouvement kurde va devoir réfléchir à d’autres alternatives, de défaire de leur idées conservatrices – envers les homos par exemple –, penser et laisser de la place aux femmes dans le mouvement kurde. Il faudrait aussi que le mouvement kurde soit beaucoup plus autonome qu’il ne l’est aujourd’hui, davantage détaché du parti. Je ne suis pas une politicienne, ni une guerilla, j’ai mes propres idées, et je pense que pour éviter la défaite, nous devons continuer de faire changer les choses dans nos organisations. Si je dis cela, ce n’est pas juste pour les LGBTI, c’est pour toutes les identités politiques. Quand les gens disent « je suis kurde », ça veut dire quoi être kurde ? Ça n’a pas de sens. Pourquoi dire « je suis kurde, je suis kurde » ? Tu parles le kurde ? Non. Tu as envie de mettre des choses en place pour pouvoir apprendre le kurde ? Non. On a un souci avec ça. Et souvent, quand tu demandes un peu plus d’explications à ce propos, les personnes ont du mal à argumenter. C’est pareil pour toutes les identités. Qu’est-ce que ça change que je sois attirée par les femmes ? Ça va ni m’ajouter, ni me retirer quelque chose de ma personne, ça va ni me nourrir, ni m’éduquer. Cette identité en réalité va me servir à rien. Pour moi les luttes identitaires me paraissent très absurdes. Si tu mets en avant que tu es homosexuel.le, tu le mets en exergue avec l’hétérosexualité donc tu fais exister cette dernière. En fait, ce que je veux c’est qu’on ne plaque aucune identité sur qui je suis ou sur ce que j’ai comme attributs physiques. C’est à partir de ce moment-là qu’on pourra tuer l’homme, et la femme. Pour moi, les identités sexuelles, sexuées et genrées, doivent aller vers la pensée queer. Sinon le pouvoir, la domination ne disparaîtra pas. Et si on prend l’exemple de deux lesbiennes qui vivent ensemble, avec l’une des deux qui se comporte comme un « homme » et l’autre comme une « femme », quel sens pourra bien avoir cette identité, hein ? Le queer, je le vois comme le mouvement anarchiste de la sexualité et du genre.

La seule solution pour que le mouvement kurde s’en sorte c’est de se transformer, c’est de devenir plus anarchiste. Comme pour le mouvement LGBTI d’ailleurs. Comme pour tout les autres mouvements. Si on veut refaire un monde meilleur c’est en remettant tout en liberté. Et si on se contente juste de défendre nos identités, ça ne finira que par nous séparer. Si la lutte ne nous emmène pas au-delà de nos identités, on risque de continuer sur un trajet stérile. On ne peut pas juste tourner autour de nous-mêmes.

[Brochure] Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan

sommaire :
.1. Chronologie sélective de la lutte kurde en Turquie
.2. Carte du Kurdistan
.3. Sigles et glossaire

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Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan – (36p A5 – pdf page par page – à lire)
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Brochure réalisée par le collectif «Ne var ne yok» – Juin 2017

[Brochure] Amed la rebelle (décembre 2015 – avril 2017)

Que s’est-il passé ces deux dernières années à Diyarbakır (Amed en kurde) ? Les quelques textes réunis dans cette brochure tenteront de répondre à cette question. Les chroniques et entretiens réalisés par le collectif Ne var ne yok lors de différents séjours dans la « capitale » du Kurdistan pourront éclairer un peu sur la situation qui règne dans le sud-est anatolien.

À l’ébullition insurrectionnelle portée par les jeunes dans de nombreuses villes kurdes, a succédé une répression sans limite incarnée dans les sièges des quartiers insurgés par les forces spéciales turques, et leurs lots de massacres et de destruction. Amed et Sur, son vieux quartier historique fortifié, se sont retrouvés au coeur de l’affrontement entre l’Etat colonial turc et la population kurde désireuse d’autonomie et de liberté…

Sommaire :
.1. Décembre 2015 : Avec Amed la rebelle. Paru dans le journal CQFD n°140 (février 2016).
.2. Décembre 2016 : Des nouvelles de Diyarbakır, entretien avec Dünya.
.3. Avril 2017 : Entre douleur et colère.

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Amed la rebelle (décembre 2015 – avril 2017) – (36p A5 – pdf page par page – à lire)
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Amed la rebelle, entre douleur et colère

Voici un long reportage réalisé fin avril 2017 auprès des habitant.e.s et des camarades de la capitale du Kurdistan… Cela fait quasiment deux ans que l’État turc a repris sa sale guerre coloniale au Kurdistan. Quel est l’état d’esprit à Diyarbakır (Amed en kurde), un an après le siège de son quartier historique, Sur, et après l’écrasement du mouvement d’autonomie des villes et des quartiers par des dizaines de milliers de soldats des forces spéciales turques.

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