[entretien] Être une erreur kurdo-turque

Dans cet entretien réalisé par Robert Leonard Rope, Saladdin Ahmed, professeur assistant de philosophie à Mardin Artuklu parle d’identité kurde, de politique, de religion, de démocratie et de la situation actuelle des Kurdes au Moyen-Orient. Cet entretien a d’abord été publié sur Open Democracy, dans le cadre du thème « auto-organisation des migrants et solidarité ».

Robert Leonard Rope : Pouvez-vous rapidement décrire votre parcours ? […] Comment est-ce d’enseigner dans une université en Turquie ?

Saladdin Ahmed : Je n’ai jamais su répondre aux questions sur mon passé, surtout parce que mon identité s’est toujours forgée autour de négations et pas en mettant positivement en avant une certaine éducation. Je ne dirais pas que je fais une crise d’identité, mais je dirais que l’identité, du moins dans le monde d’aujourd’hui, est elle-même en crise.

Quand être kurde est vu comme quelque chose à quoi il faut renoncer, je suis Kurde, sans hésitation. Au moment où ça devient l’identité du dirigeant, je ne peux que me tenir du côté de l’opposition, avec l’opprimé. C’est-à-dire que je suis Kurde tant que la kurdicité représente une négation de l’oppression. La première fois où je me suis retrouvé à un endroit où être Kurde revenait à être privilégié, en 2013, j’ai été frappé d’une crise morale aiguë, et j’ai commencé à tisser des liens avec les minorités non-kurdes et non-musulmanes.

Avant même de m’en rendre compte, critiquer le nationalisme kurde et l’Islam était devenu ma principale activité intellectuelle jusqu’à ce que je quitte de nouveau le Kurdistan irakien.

[…] En tant qu’enfant kurde, j’ai grandi à Kirkouk sous le régime baasiste en étant persuadé que j’étais une erreur existentielle, mais j’aimais être une erreur. J’aime toujours être une erreur.
Pour ce qui est de mon expérience d’enseignement en Turquie, quand je suis arrivé en automne 2014, la situation était sans précédent. Pour la première fois en quarante ans, la région kurde du pays profitait d’une certaine paix d’où est sorti un mouvement culturel et intellectuel impressionnant. Nous parlons là d’une région qui a été tellement opprimée que même une danse kurde traditionnelle y est considérée comme un acte politique. Le premier groupe d’étudiants kurdes était très impliqué dans la vie publique, à la fois dans l’université et en dehors. C’était en somme très exaltant d’être à Mardin à ce moment-là.

Malheureusement, mon expérience d’enseignement à l’université de Mardin Artuklu n’a pas duré longtemps. Environ deux mois après mon arrivée du Canada, le recteur libéral a été viré et remplacé par un islamiste soutenu par Erdogan. Juste après avoir été nommé par Erdogan, le nouveau recteur a entamé une campagne pour mettre les non-islamistes à la porte de l’administration de l’université. Quelques mois plus tard, il a mis unilatéralement fin à mon contrat et à ceux de 12 autres enseignants, qui se trouvaient tous être des citoyens étrangers. Pour empirer les choses, la guerre a recommencé dans la région kurde, accompagnée d’une violente oppression des jeunes, de grandes opérations militaires, d’arrestations de masse, etc. Ce qu’Erdogan a fait aux universités turques à Istanbul et à Ankara dans les semaines qui ont suivi le coup d’État avorté du 15 juillet 2016 a commencé un an avant dans le Sud-est.

Comme vous le savez, la Turquie est actuellement sous le coup de l’état d’urgence – des milliers de personnes ont été arrêtées, de nombreux professeurs et journalistes, sans parler des membres des forces armées – et il y a de nombreux cas reportés de torture. Quelle est votre perspective sur tout ça : comment ça va finir ?

Je pense que la Turquie va entrer dans une ère de terreur dans les années à venir. Cette purge va mener à un effondrement total de la confiance déjà fragile parmi les différentes sections des forces armées et du MIT. Ceux qui sont en position de pouvoir vont essayer de plus en plus d’utiliser le climat de peur et de manque de transparence pour se débarrasser de leurs rivaux.

Donc je pense que les cas d’assassinats et de tortures vont devenir de plus en plus habituels. L’armée en Turquie a toujours été considérée comme la gardienne de l’État, mais elle va maintenant devoir se soumettre au gouvernement, ce qui n’aura pas lieu sans douleur. […]

Quelle est votre opinion sur la « démocratie turque » ? Est-ce qu’une telle chose a déjà existé ? Est-ce qu’Erdogan l’a d’abord nourrie, puis détruite ? Est-ce que les gens veulent d’une démocratie à l’occidentale ? Démocratie vs. théocratie ?

Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu une « démocratie turque ». Oui, des élections ont eu lieu, mais même des pays comme l’Iran et le Pakistan tiennent régulièrement des élections. Il y a aussi un parlement à Ankara, mais c’est un parlement qui symbolise le rejet de la pluralité en Turquie.
Je vais être plus précis : il y a toujours eu deux Turquies, celle de l’ouest et celle de l’est. Dans la Turquie de l’ouest, qui s’étend d’Istanbul à Izmir, Antalya, Ankara et Adana, une sorte de quotidien à l’européenne était tout à fait envisageable, tout au moins selon l’estimation d’un touriste moyen. Tout cela est en train de changer de façon évidente, et c’est pourquoi la situation actuelle en Turquie attire autant l’attention au niveau international.

Mais la Turquie de l’est a toujours été soumise au joug militaire. Il est impossible d’imaginer la brutalité de la vie dans l’est du pays du point de vue d’Istanbul. Des milliers de jeunes kurdes ont disparu lors d’opérations militaires turques durant les années 1980 et 1990. L’autre visage de la Turquie, c’est des tanks et des véhicules blindés qui occupent les places des villes ou rôdent dans les quartiers, c’est des checkpoints de militaires ou de policiers dressés entre les villes ou dans les villes, c’est d’énormes bases militaires installées dans les centres-ville et c’est des milliers de villages totalement détruits. Si l’on s’autorise à voir cet autre visage, la notion de « démocratie turque » ne peut paraître qu’absurde. […]

Comment pouvons-nous, en Occident, faire efficacement pression sur Erdogan et ses partisans pour défendre et restaurer les droits humains et l’état de droit en Turquie ?

Les droits humains ne peuvent pas être « restaurés » parce qu’ils n’ont jamais été respectés de toute façon. Peut-être peut-on restaurer le tourisme, mais les droits humains sont une chose pour laquelle on doit se battre de façon collective.

Erdogan fait pression sur l’Occident, pas l’inverse. D’après ce que je constate, Erdogan va continuer à utiliser les réfugiés syriens et irakiens pour faire du chantage qui s’adresse aux politiciens européens, sans cesser de consolider son pouvoir dans le monde sunnite. Puisqu’il travaille à éliminer toute opposition régionale à sa vision d’un empire islamique prévu pour 2023, il faut nous attendre à davantage de guerres désastreuses au Moyen-Orient. Elles auront pour conséquence l’augmentation du nombre de réfugiés cherchant à s’échapper vers l’Europe. Et l’Europe ne parviendra pas à maintenir la crise hors de ses frontières en s’appuyant sur un gardien qui est lui-même l’une des principales causes du problème. Arrêtons de nous voiler la face : l’EI n’a pu survivre jusqu’à présent que grâce aux afflux de jihadistes, d’armes, de munitions et d’argent qui passent par la Turquie. […]

En ce qui concerne l’EI, quelle est selon vous la meilleure stratégie à adopter pour le détruire ?

L’EI s’occupe du sale boulot pour la Turquie, et en contrepartie la Turquie fonctionne comme une route de ravitaillement pour l’EI, en plus de lui fournir une aide directe. Tant que la Turquie est autorisée à continuer ainsi, même si l’EI est détruit, des dizaines de groupes armés islamistes continueront de prospérer en Syrie. Je pense qu’Erdogan continuera à soutenir les islamistes en Syrie jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin d’eux. Bien sûr, les choses ne se passent pas toujours comme on le souhaite. À chaque jour qui passe, la ressemblance entre la Turquie et la Syrie devient de plus en plus frappante en ce qui concerne la polarisation de la société, qui pourrait très bien mener à l’éclatement éventuel d’une guerre civile.

L’unique problème de la Turquie, et le pire, est le fameux « problème kurde ». Erdogan soutient surtout l’EI, Jabhat al-Nusra, récemment renommé Jabhat Fatah al-Sham, et de nombreux autres mouvements islamistes pour empêcher les Kurdes syriens de contrôler les régions du nord de la Syrie, le long de la frontière turque.

Lorsqu’il est devenu évident que l’EI ne pouvait pas stopper les forces kurdes après la bataille de Kobanê, la Turquie s’est directement interposée pour empêcher les Kurdes d’expulser l’EI de la dernière bande de 100 km qu’ils contrôlent le long de la frontière turque. Ankara répète régulièrement que cette zone est une « ligne rouge » que les Kurdes ne peuvent pas franchir. En soi, la région de Jarablus est donc contrôlée par l’EI et protégée par la Turquie.

Erdogan s’est toujours appuyé sur l’EI pour juguler la soi-disant menace kurde en Turquie. Ces dernières années, l’EI a mené de nombreuses attaques contre des cibles kurdes. Lors du massacre de Suruş du 20 juillet 2015, 32 étudiants kurdes et turcs qui étaient en route pour aider à la reconstruction de Kobanê ont été tués dans un attentat suicide commandité par l’EI. Environ six semaines plus tôt, le 5 juin, une autre attaque à la bombe de l’EI lors d’un rassemblement électoral kurde à Diyarbakir avait causé la mort de quatre personnes. Le 10 octobre 2015, une attaque à la bombe de l’EI a causé la mort de plus de 100 civils et en a blessé plus de 500 lors d’une marche pour la paix organisée à Ankara par le parti pro-kurde de la démocratie des peuples (HDP) et par plusieurs syndicats. […]

Comment pouvons-nous aider de manière significative ceux qui sont actuellement emprisonnés dans les prisons turques ?

Une manière significative d’aider les victimes d’un régime despotique, quel qu’il soit, est d’abord de ne pas soutenir ce régime en lui vendant des armes ou en y effectuant des visites touristiques. Je pense que l’Occident doit se libérer du cycle qui consiste à soutenir les islamistes pour se débarrasser de dictateurs indésirables, comme Qadafi et Al-Assad, puis à soutenir des régimes militaires pour renverser les islamistes.

C’est un cycle infernal au Moyen-Orient, et la Turquie n’y fait pas exception. La longue histoire de l’oppression en Turquie a offert une légitimité populaire à Erdogan et il est en train de tranquillement devenir un dictateur oppressif. Ce n’est pas que je pense qu’une troisième option, démocratique, n’existe pas, mais à tous les endroits et tous les moments où le fascisme est relativement populaire, les forces démocratiques sont faibles, précisément parce qu’elles sont contre la violence de façon inhérente, ce qui les empêche d’arrêter le fascisme.

En Turquie, il existe un mouvement progressiste qui s’oppose à la fois au fascisme nationaliste et au fascisme islamiste. C’est un mouvement démocratique, séculaire, pluraliste, multiethnique et féministe mené par le HDP. Pendant les semaines qui ont précédé le coup d’État de juillet, l’AKP d’Erdogan a soutenu une loi offrant aux soldats l’immunité contre toute poursuite judiciaire afin de permettre aux forces armées de tuer plus facilement dans la région kurde. Le parti a aussi proposé une autre loi visant à priver les députés – en réalité, ceux du HDP – de leur immunité parlementaire. Le HDP est le dernier espoir de la Turquie, si le régime d’Erdogan trouve le moyen de faire taire ses dirigeants et ses activistes, par la prison ou par d’autres moyens d’oppression, la Turquie va devenir un cas d’école de régime dictatorial.

En Turquie, l’histoire des Kurdes est longue et tourmentée. Pour la première fois, un cessez-le-feu avait été conclu avec le PKK et des négociations entamées avec le gouvernement. Ces derniers temps, le HDP est resté sur la défensive et des centaines de civils kurdes ont été tués par les forces gouvernementales, avant le coup d’État. Est-ce qu’Erdogan va reprendre sa guerre contre les Kurdes ?

Erdogan n’a montré aucune intention de relancer le processus de paix. Il est maintenant dans une alliance avec les ultra-nationalistes et il poursuivra la guerre contre les Kurdes pour soutenir cette alliance. Au départ, il a repris la guerre pour plaire aux ultranationalistes qui sont farouchement opposés à la moindre reconnaissance des droits des Kurdes.

Il est difficile d’imaginer que la Turquie puisse accepter de reprendre le processus de paix avec les Kurdes, mais je pense que le mariage entre Ankara et l’EI se brisera un jour ou l’autre. Lorsque cela aura lieu, Ankara passera probablement un accord avec les Kurdes. Historiquement, les Kurdes se sont toujours montrés prêts à accepter une offre de paix, mais ils n’ont jamais eu assez de pouvoir pour imposer la paix en Turquie.

Même si l’Occident utilise maintenant les Kurdes pour se dresser contre l’EI, les médias internationaux ne parlent presque pas de l’oppression brutale des Kurdes en Turquie. Et parce qu’Erdogan est en train de faire du chantage à l’Europe avec le problème des réfugiés en menaçant d’ouvrir les portes de l’Europe aux réfugiés syriens, l’UE n’ose pas critiquer la Turquie au sujet des violations des droits humains au Kurdistan.

En Turquie, la pression sur le gouvernement n’est pas assez forte pour lancer un processus de paix. Il est plutôt ironique que d’un côté, les Kurdes subissent chaque jour la violence de l’État et l’absence de solidarité populaire, mais que d’un autre, on leur reproche de ne pas ressentir pleinement leur appartenance à la Turquie. Ce n’est que si la Turquie se retrouve plongée dans une crise sérieuse qu’Ankara envisagera un processus de paix.

La question kurde est très compliquée en Turquie, elle fait remonter 100 ans de reniement, d’humiliation, d’assimilation forcée et de gestion sociale. En Turquie, j’assiste quotidiennement aux conséquences douloureuses des politiques coloniales turques. Un jour, j’étais dans un bus pour l’université, quand deux jeunes enfants accompagnés de leur mère et de leur grand-mère sont montés. La grand-mère parlait kurde avec la mère, mais la mère parlait turc avec les enfants. Je suppose que la grand-mère ne connaissait pas le turc ou se sentait mal à l’aise de parler à sa fille dans une langue étrangère. Je suppose aussi que les enfants ne parlaient pas le kurde, comme les nombreux enfants kurdes qui ont été turquisés par l’État. Alors que le bus continuait de rouler, l’un des enfants a commencé à chanter une chanson triste kurde en regardant par la fenêtre. Dans un moment ordinaire comme celui-là, on peut assister à l’annihilation qui traverse les générations.

À quel point les femmes sont-elles libres ou opprimées en Turquie aujourd’hui ? Les femmes kurdes et turques ?

Le kémalisme a aidé les femmes turques a conquérir beaucoup de leurs libertés individuelles, mais c’est en train de changer avec le gouvernement islamiste d’Erdogan. Erdogan a clairement indiqué, à de multiples occasions, qu’il ne pense pas que l’homme et la femme soient égaux. Il a largement encouragé les familles turques à avoir davantage d’enfants et a enjoint les femmes à faire de l’éducation des enfants une priorité.

Par un effet de retournement intéressant, de nombreuses féministes turques s’inspirent dorénavant du mouvement féministe kurde. Historiquement, la région kurde était plus conservatrice en ce qui concerne les droits des femmes, ce qui n’est allé qu’en empirant avec la politique oppressive et les conditions économiques imposées dans la région kurde.
Cependant, l’émancipation des femmes est l’un des piliers de l’actuel mouvement kurde de libération. Öcalan, le leader emprisonné du PKK, a eu une phrase célèbre : « tuez l’homme ». C’est l’un des slogans de l’académie des femmes du Rojava (Kurdistan de Syrie). Bien sûr, cette citation est à prendre de façon métaphorique, mais elle démontre un changement puissant dans les consciences. Les combattants kurdes en Turquie et en Syrie suivent des cours de féminisme radical pour déconstruire le système de valeurs patriarcal. Ce même mouvement a également promu systématiquement un système de parité consistant à placer des co-dirigeants hommes et femmes à tous les postes de responsabilité en Turquie et en Syrie.

Les municipalités, les partis politiques et les forces militaires des régions kurdes de la Turquie et de la Syrie doivent garantir que le pouvoir est partagé, pour chaque poste, entre un homme et une femme.

Comment se passe la vie des personnes LGBT en Turquie aujourd’hui ?

Depuis plusieurs années, les personnes LGBT sont également confrontées à une pression accrue de la part du gouvernement d’Erdogan. En réalité, la police a essayé d’empêcher la gay pride d’Istanbul ces deux dernières années. Bien sûr, comme pour les libertés des femmes, ce n’est pas facile pour le gouvernement de supprimer tous les droits LGBT d’un coup, mais ces droits peuvent être complètement perdus en quelques années, comme cela s’est produit ailleurs. La société iranienne était, à une époque, très libérale à l’encontre des relations personnelles/sexuelles, malgré une violente dictature. Maintenant, sous le régime despotique actuel, les Iraniens ne bénéficient plus de ces libertés passées.

La Turquie semble suivre le même chemin : en plus de l’absence de libertés politiques, les libertés « personnelles » vont être de plus en plus restreintes. […]

Extrait de Merhaba Hevalno n°9.
Source : Kurdish Question – Traduction : Merhaba Hevalno.