Entretiens avec JINHA, l’agence de presse des femmes

Voici deux interviews qui ont été menées par Corporate Watch et Vice News, au Kurdistan nord (Bakur), auprès de 3 journalistes de JINHA. Celle qui suit date de juste après les élections législatives de juin 2015, autrement dit juste avant la reprise de la guerre . La deuxième interview (voir l’encart) est plus récente (janvier 2016).

JINHA est une agence de presse entièrement composée de femmes, kurdes dans leur grande majorité. Elle subit une répression féroce de la part de l’État turc. Plusieurs de ses journalistes sont soit en prison, soit en attente d’un procès. C’est le cas de Beritan qui vient d’être condamnée à 1 an et 3 mois d’emprisonnement. Elles sont le plus souvent accusées de complicité avec une organisation terroriste (comprendre  : elles donnent des informations qui ne vont pas dans le sens du gouvernement). Par ailleurs, leur site internet a été hacké 5 fois et interdit par décision de justice. En reportage, elles subissent les attaques de la police, parfois à balles réelles.

Entretien avec Asya Tekin

Peux-tu décrire ce qu’est JİNHA ?

Asya Tekin  : JİNHA a été fondée il y a quatre ans, le 8 mars 2012, la journée internationale des femmes. Son but est de couvrir les événements qui concernent les femmes d’un point de vue de femme avec uniquement des journalistes femmes. Elle a été fondée à Amed. Depuis, un réseau de reporters s’est développé dans tout le Kurdistan – nous comptons actuellement 40 employées. Légalement, nous sommes une entreprise, mais nous travaillons à la manière d’un collectif de femmes.
C’est une agence composée majoritairement de femmes Kurdes, mais en grandissant, nous essayons d’élargir de plus en plus aux problèmes des femmes à travers le monde.
Nous avons un site internet et un service vidéo qui envoie des reportages à différentes chaînes provenant d’un peu partout dans la région. Nous envoyons également des informations à de nombreux journaux de la région.

JINHA subit-elle des discriminations du fait d’être une agence de femmes ?

AT : Nous avons de nombreuses difficultés à diffuser nos informations. Nos abonnés sont des médias de gauche ou alternatifs. Les grosses chaînes d’information ne nous commandent pas de reportages. La plupart du temps, les médias parlent des femmes de manière à faire du buzz, comme dans les magazines people, alors que nous présentons un regard de femmes sur des luttes de femmes. Les lectrices et les téléspectateurs ne sont pas habitué.e.s à cela. De ce fait, nous avons beaucoup de mal à trouver des abonné.e.s.
Nos reporters rencontrent également des difficultés lorsqu’elles sont sur le terrain. Les gens disent que les femmes ne peuvent pas faire du reportage de guerre, et ils considèrent que la caméra devrait être tenue par des hommes. Les discriminations proviennent à la fois de collègues masculins et de personnes lambda.

Pouvez-vous nous parler de la vie quotidienne et de la violence que vous subissez de la part de la police et de l’armée turques au Kurdistan ?

AT : Au quotidien, je ne me sens pas en sécurité, surtout en tant que journaliste femme. Nous nous attendons à des attaques tous les jours. Pendant la campagne électorale [pour les élections législatives de 2015], nous sommes allées dans la région de la Mer Noire. Nous avons été harcelées par la police et nous étions suivies par une voiture sans immatriculation tout le long de la route jusqu’à Malatya. Nous nous sommes plaintes à la police, en leur disant que nous savions que c’était eux, et la police a semblé en prendre note, mais n’a rien fait. Je ne me sens pas en sécurité ici.
C’est un pays où il existe une lutte importante pour la libération des femmes. Des femmes comme Deniz Firat [une correspondante kurde qui travaillait pour l’agence Firat News, tuée en 2014 par Daesh] et d’autres, qui ont été assassinées en faisant leur travail, m’inspirent et me donnent de la force.
Je me vois comme une journaliste qui travaille en état de guerre, et je considère mon activité comme étant en première ligne de cette lutte. Les attaques peuvent avoir des conséquences psychologiques, mais pas assez pour me faire abandonner.
Quand on est témoin d’autant d’injustice autour de soi, on doit le faire savoir. […] Bien sûr, les informations doivent être le plus objectives possible, mais lorsque vous voyez un État commettre autant d’injustices, vous devez en rendre compte en étant du bon côté.[…] D’un point de vue éthique et moral, en tant que personne, je me sens responsable de faire ce qui est juste. Bien sûr nous sommes des journalistes, mais je suis aussi une femme kurde, donc je me sens responsable de ce qui se passe.
Nous ne faisons pas uniquement des reportages sur les femmes qui résistent ; nous rendons compte également des femmes qui ne peuvent pas résister, qui vivent dans des conditions proches de l’esclavage. C’est notre devoir en tant que journalistes femmes. Le point de vue de notre agence est que nous sommes du côté des femmes et de leur liberté, en toutes circonstances.
De la même manière que nous donnons des information sur les femmes résistantes, nous en donnons sur les femmes qui sont victimes de violences et de discriminations ou qu’on écrase. Pour nous, c’est cela montrer les luttes de toutes les femmes, et à quoi ces luttes ressemblent vraiment.[…]

Votre travail doit avoir d’importantes conséquences psychologiques sur vous. Faites-vous quelque chose pour vous soutenir les unes les autres ?

AT : […] En tant que Kurdes, nous sommes habituées au trauma. Ce que nous faisons, est un engagement militant féministe, avant d’être un engagement journalistique. C’est ce qui nous fait tenir.
Nous avons reçu des menaces de la part du Hezbollah [kurde] et de Daesh mais cela ne nous pousse pas à arrêter de faire ce que nous faisons. Cela renforce notre engagement.
[NdT : Nous avons sauté les paragraphes qui racontent les attaques envers les Kurdes et les journalistes de la part de la Turquie et de Daesh]

Que pensez-vous des entreprises qui fabriquent des armes pour l’armée turque ?

AT : Je considère que c’est une erreur de dire que les entreprises sont les premières coupables. Les États renforcent leur pouvoir en utilisant ces armes. Les États en ont besoin pour pouvoir asseoir leur pouvoir répressif. Quand cela disparaîtra, ces entreprises disparaîtront également. Mais je considère que ces entreprises sont des tueuses d’enfants. Leurs patrons sont totalement complices de meurtres.

Pensez-vous que les gouvernements devraient donner des permis d’exportation d’armes à la Turquie ?

AT : Comment se fait-il que ces armes sont toujours envoyées vers le Moyen-Orient ? Comment se fait-il que le monde entier mènent ses guerres au Moyen-Orient ? Comment se fait-il qu’ici, à chaque coin de rue, on trouve un policier avec une arme à la main et qui sait comment tuer quelqu’un, et que lorsqu’on va en Europe, on ne voit d’armes nulle part ? Pourquoi devons-nous vivre sur un territoire où les armes sont omniprésentes ?
Si ces armes n’avaient pas envahi le Moyen-Orient, des groupes comme Daesh ne pourraient pas exister. Et maintenant, on en est rendu au point où les gens qui vivent ici ont besoin d’une arme pour s’auto-défendre. Une femme des YPJ [Unités de Femmes de Protection du Peuple au Rojava] a besoin d’une arme. Si vous vivez là-bas et que vous faites face à la force la plus sauvage qui existe au monde, vous êtes dans l’obligation de vous procurer l’arme qu’elles se sont procurée pour pouvoir vous défendre.
Bien sûr, le peuple kurde a la volonté profonde de résister, mais si seulement nous vivions dans un monde où nous pourrions le faire par de la désobéissance civile ou à travers des débats. Malheureusement, nous vivons au Moyen-Orient et ce n’est pas possible.
Nous voulons vivre dans un monde où nous n’aurions pas à nous procurer des armes. J’espère qu’un jour, les gens n’irons plus à la guerre. J’espère que la résistance des YPJ amènera un jour où les gens pourront vivre en paix et avoir une vie sans guerre.
Dernièrement, les femmes kurdes sont devenues un espoir pour les femmes dans le monde. Elles ont été tuées et violées. On a nié complètement leur existence, et ce sont elles qui résistent. A présent, elles sont l’espoir. Et cela nous rend heureuses d’informer sur les personnes qui font cette résistance.

Que peut-on faire depuis l’extérieur en solidarité avec le Kurdistan ?

AT : Il y a une chose que je souhaite, c’est que toutes les personnes qui sont opprimées au Moyen-Orient et qui sont forcées de vivre une vie de guerre, se relèvent ensemble et retournent à leurs vraies racines. J’aimerais voir cela aussi en-dehors du Kurdistan.
Pour finir, le terrorisme et la violence ne sont pas venues d’ici, mais de l’Occident. Les gens en Occident devraient se demander ce qu’ils doivent faire à ce sujet.

Entretien avec Sarya Gözüoğlu

Peux-tu nous dire ce que c’est que de grandir avec le militarisme turc ?

Sarya Gözüoğlu : C’est comme ça depuis que nous sommes né.e.s. Nous y sommes habitué.e.s, tous les jours nous pouvons perdre quelqu’un.e. À tel point que parfois, nous nous disons que la vie des gens normaux en Turquie doit être ennuyeuse. Nous y sommes tellement habitué.e.s que chaque jour ressemble à un film d’action. Cela ne nous semble plus bizarre. Quand nous étions enfants, ce n’était pas pareil – nous n’en étions pas conscient.e.s – mais quand nous avons quitté la maison, nous nous sommes rendu compte que c’était le mode de vie ici. J’ai toujours vécu à Amed. Bien sûr, cela a toujours été effrayant de voir la police perquisitionner des maisons, prendre les affaires des gens, les arrêter. La peur a provoqué l’engagement à agir contre elle.

Qu’est-ce qui t’a fait devenir une journaliste de JINHA ?

SG : C’était mon rêve depuis que j’étais petite. Mais sans JINHA, je n’aurais peut-être jamais eu le courage car c’est très dur pour les journalistes femmes. Un ami proche de mon oncle, qui était journaliste, a été tué. C’est ce qui m’a inspirée, car mon oncle était vraiment affecté par sa mort. Je n’ai pas étudié le journalisme ; j’ai fait des études en génie agricole, donc je n’ai pas ce bagage, mais cela a toujours été mon rêve. JINHA m’en a donné l’opportunité. J’ai pris confiance car ici il n’y a que des femmes. Certaines n’ont pas fini l’école, d’autres étaient enseignantes. Cette diversité m’a fait réaliser que moi aussi je pouvais le faire. La plupart n’avait pas d’expérience de journalisme, mais en ont acquis ici.

Est-il difficile pour les femmes ici d’être journalistes ?

SG : Bien sûr, je subis des discriminations en tant que femme journaliste. Lorsque vous sortez en tant que journaliste, vous êtes au milieu d’une armée d’hommes. 90 % des journalistes sont des hommes. Ils pensent qu’ils doivent être les meilleurs et que les femmes ne peuvent prendre de bonnes images. Lorsque nous allons à un événement difficile à filmer, les hommes disent : « c’est dommage que vous n’ayez un homme avec vous pour pouvoir filmer ». Si les journalistes ne sont pas capables de voir leurs propres collègues sans préjugés, comment peuvent-ils faire un travail objectif ?

La révolution au Rojava vous a-t-elle donné de l’espoir pour ici ?

SG  : Le Rojava ne devrait pas seulement donner de l’espoir pour le Kurdistan, il devrait en donner aussi au reste du monde. Cette révolution est née dans une région que personne ne connaît. Que cette résistance ait réussi à se faire entendre prouve bien que tout est possible. Cela montre que les gens peuvent décider de leur futur par leur propre volonté. Cela peut donner de l’espoir à de nombreuses personnes à travers le monde.

Est-ce que monter des actions contre ceux qui vendent des armes à la Turquie peut soutenir les mouvements révolutionnaires au Rojava ?

SG  : Oui évidemment. Toute action contre ceux qui vendent des armes à la Turquie est un soutien pour le Rojava car la Turquie donne de l’argent et des armes à Daesh.

Pour suivre les infos de JINHA allez sur :
http://jinha.com.tr/enFacebookTwitter

Repris de Merhaba Hevalno n°4.

La riposte des femmes yézidies

Extraits d’un texte de Dilar Dirik publié le 21 août 2015.

La vielle expression Kurde, “Nous n’avons pas d’amies à part les montagnes”, est devenue plus vraie que jamais lorsque, le 3 août 2014, les gangs meurtriers de l’Etat islamique attaquaient la ville de Shengal, massacrant des milliers de personnes, violant et kidnappant les femmes pour les vendre en tant qu’esclaves sexuelles. Cette période est connue comme le 73ème massacre des Yezidi.e.s.

Des dizaines de milliers de Yezidi.e.s ont fuit vers les montagnes de Shengal dans une ‘marche de la mort’ pendant laquelle beaucoup d’entre eux, et surtout des enfants, sont mort.e.s de faim, de soif et d’épuisement. Cette année, les Yezidi.e.s ont marché une nouvelle fois dans les montagnes de Shengal, mais cette-fois-ci pour manifester et montrer que rien ne sera comme avant.

L’année dernière, alors qu’ils avaient promis au peuple de sécuriser la ville de Shengal, les peshmergas du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK, parti au pouvoir dans la région Kurde d’Irak) se sont enfuis face aux attaques de l’Etat islamique, sans prévenir la population et sans leur laisser d’armes pour se défendre. Ce sont la guérilla du PKK, conjointement avec les forces YPG/YPJ du Rojava qui, malgré le fait qu’ils n’avaient que des Kalashnikovs et une poignée de combattant.e.s, ont réussi à ouvrir un corridor humanitaire, ce qui a sauvé la vie de quelques 10 000 personnes.

Pendant l’année entière qui a suivi cet évenement, les femmes Yezidis ont été présentées dans les médias comme étant les simples victimes de viols. Les interviews innombrables posant portant sans cesse sur le nombre de fois où elles on été violées et vendues leur faisaient revivre des moments traumatiques dans le but de nourrir un journalisme sensationnaliste. Les femmes yezidis ont été présentées comme le symbole même de la femme pleureuse et passivement soumise, la victime ultime des gangs de l’Etat islamique, le drapeau blanc féminin du patriarcat. Les présentations orientalistes des médias ont violemment réduit une des plus anciennes religions du monde à un nouveau champ d’exploration exotique a découvrir.

On passe sous silence le fait que les femmes Yezidis se sont armées et se sont alors mobilisées sur les plans idéologiques, sociaux, politiques et militaires dans le cadre de l’idéologie élaboré par le leader du PKK, Abdullah Ocalan. En Janvier, le Conseil de la Fondation de Shengal a été établi par les délégu.é.e.s Yezidi.e.s venant des montagnes ainsi que des camp de réfugiées, demandant un système d’autonomie indépendant du gouvernement central Irakien et du KRG. Plusieurs comités, centrés autour de thèmes quotidiens comme l’éducation, la santé, la défense, les femmes, la jeunesse et l’économie ont été mis en place.

Le Conseil, fondé sur les bases de la théorie de l’autonomie démocratique élaborée par Öcalan, a du faire face a une forte opposition de la part du PDK, ce même parti qui avait fui Shengal sans montrer aucune opposition a l’Etat Islamique.

Ce sont les YBS (Unité de Résistance de Shengal), les YPJ-Shengal, agissant de concert avec le PKK qui tiennent les lignes de front contre l’Etat islamique au Shengal, sans accès aux armes fournies aux peshmergas par les forces internationales. Plusieurs membres du YBS et du Conseil de la Fondation de Shengal se sont aussi fait arreter au Kurdistan Irakien.

Le 29 Juillet fut un moment historique lorsque les femmes de tous ages ont créé le Conseil des Femmes de Shengal (CFS), promettant que “L’organisation des femmes Yezidis sera une vengeance pour tous les massacres”. Elles ont déclaré que les familles ne doivent pas empêcher la participation des femmes au mouvement, ni leur volonté de démocratiser et transformer leur communauté. Elles ne veulent pas simplement « racheter » les femmes kidnappées, mais les libérer par le biais d’une mobilisation active en établissant les moyens d’auto-défense non seulement physique, mais aussi philosophique, contre toutes les formes de violence.

Le système international dépolitise insidieusement toutes les personnes affectées par les guerres, surtout les refugié.e.s, en les enfermant dans des discours qui les présentent comme n’ayant pas de volonté propre, ni de savoir-faire, ni de conscience politique. […]

Une jeune combattante du YPJ-Shengal, qui s’est renommée Arîn Mîrkan en hommage a la martyre héroïne de la résistance de Kobanê, m’a dit : « Pour la première fois dans notre histoire, nous prenons les armes, parce que lors du dernier massacre nous avons compris que personne ne nous protégera ; nous devons le faire nous-mêmes. » Elle m’a expliqué comment les filles comme elle n’avaient jamais osé avoir des rêves, restant à la maison familiale jusqu’à ce qu’elles soient mariées par la famille. Mais, tout comme elle, des centaines de filles ont maintenant rejoint la lutte, comme par exemple cette jeune fille qui s’est coupé les cheveux, les a posés sur la tombe de son mari mort en martyr, et est partie rejoindre la résistance.

Le génocide des corps a beau être fini, les femmes ici sont conscientes d’un génocide “blanc”, quand les gouvernements de l’Union Européenne, surtout l’Allemagne, cherchent a attirer les femmes Yezidis vers l’Europe, les déracinant de leurs lieux de vie sacrés et se servant d’elles pour leurs propres agendas. […]

Il y a un an seulement, le monde était témoin du génocide inoubliable des Yezidi.e.s. Aujourd’hui, les mêmes personnes qui ont sauvé les Yezidi.e.s alors que le reste du monde les avait abandonnés sont en train de se faire bombarder, avec l’accord de l’OTAN, par l’allié de l’Etat islamique : l’Etat turc. Lorsque les Etats qui ont contribué a la création et la montée au pouvoir de l’Etat islamique promettent de détruire ce dernier, et en même temps de détruire le tissu social du Moyen-Orient, la seule option de survie est la mise en place d’une autodéfense populaire et d’une démocratie par le bas.

En passant dans les montagnes de Shengal, le plus beau signe du changement qui a eu lieu depuis un an dans cette zone dévastée, ce sont les enfants présents dans la rue et qui, a chaque fois qu’ils voient « les camarades » passer en voiture, chantent : « Vive la résistance de Shengal ! Vive le PKK ! Vive Apo ! »

Grâce a l’autonomie démocratique, ces mêmes enfants qui auparavant ouvraient leurs petites mains pour demander de l’argent lorsque les peshmergas passaient en voiture, lèvent maintenant ces mêmes petites mains en poignées et en signes de victoire.

Source : http://dilar91.blogspot.fr.

Repris de Merhaba Hevalno n°2.

Oubliez l’ONU ! Rencontrez les réfugié-e-s autonomes au Kurdistan !

Un texte de Dilar Dirik, daté du 5 octobre 2015.

Rejetant les discours victimisants, des camps de réfugiés soutenus par le PKK au Kurdistan ont pris le contrôle de leur destin en créant leur propre organisation autonome.Sans rentrer dans les débats brutaux et déshumanisants qui dominent la soi-disant « crise des refugié.e.s », explorons une histoire différente de ces réfugié-e-s. Une histoire d’autonomie, d’auto-détermination et de prise de confiance en soi. Trois camps de réfugié-e-s au Kurdistan illustrent cette alternative radicale au statu quo.

Notre voyage commence à Makhmour, à quarante minutes en voiture d’Erbil (capitale de la région kurde irakienne). Ce camp est “un miracle” d’après les mots de ses propres habitantes. Il a été créé dans les années 1990 après que l’armée turque ait détruit des villages et poussé 100 000 personnes à l’exil, fuyant les massacres et l’assimilation forcée. A mille lieux de la réalité d’Erbil – décor de pacotille à l’américaine avec des panneaux publicitaires turcs – quand on entre dans le camp de Makhmour qui est gardé par des militant-e-s du PKK on sent une atmosphère différente : une vie collective.

A cause de la nature explicitement politique du camp – le PKK y est présent au grand jour – il a été déplacé plusieurs fois et fréquemment criminalisé, envahi et partiellement détruit au fil des années par l’Etat turc ou irakien, et même par le KDP (Parti démocratique Kurde) qui gouverne Erbil. Pour ces mêmes raisons, l’ONU n’a jamais apporté son soutien au camp.

De nombreux enfants sont morts suite à des piqûres de scorpions durant les premières années du camp, situé dans une zone désertique et hostile. Au fil du temps, malgré les attaques venant de l’extérieur, les gens se sont organisés et ont fait de ce désert un coin fertile. Chaque quartier ici forme une commune, qui chacune contient un groupe autonome de femmes. L’éducation – y compris le programme – comme les service de santé ou l’économie sont des sujets discutés et déterminés de manière autonome et indépendante du gouvernement régional d’Erbil. Toute l’infrastructure a été construite collectivement. “Chacun-e a placé une brique de chaque maison ici” dit l’histoire de Makhmour.

Le conseil des femmes d’Ishtar a été créé en 2003 afin de représenter les désirs et besoins des femmes. L’académie des femmes « Martyr Jiyan » (du nom d’une femme du camp tuée par le KDP lors d’un soulèvement) organise des cours d’alphabétisation, d’auto-défense (philosophique et physique), de géographie régionale et mondiale, d’histoire des femmes, sur le confédéralisme démocratique, d’écologie, etc..

« Apprendre c’est prendre conscience » explique Aryen, qui enseigne à l’académie. « Il fut un temps en Mésopotamie où les femmes organisaient la société. Ce temps, au niveau de l’éthique et de l’égalité, paraît très loin. Nous voulons en tant que femmes faire revivre ces valeurs et donner de la force aux femmes pour résister et prendre conscience. »

Celles et ceux qui ont pu témoigné de l’invisibilité des femmes dans la ville ultra-patriarcale d’Erbil rencontrent ici des femmes extrêmement différentes : confiantes, dynamiques, heureuses -un signe frappant de l’impact qu’ont les environnements systémiques sur les femmes.
Bien que le camp soit sous protection de l’ONU, seul le PKK était là pour évacuer et défendre les gens quand Daech attaquait l’année dernière. Tous les adultes du camp savent manier un fusil et prennent des tours de garde la nuit.

Notre prochaine étape nous amène dans les montagnes du Sinjar (Shengal), la scène du dernier massacre des kurdes yézidis. « C’est clairement le dernier massacre des Yezidis » disent les gens ici, « si on se disperse dans la diaspora, ça sera notre fin, on cessera d’exister en tant que communauté. C’est pourquoi la seule solution est de s’organiser. »
C’est ce que de nombreuses personnes peinent à comprendre : l’attachement au territoire est un élément existentiel pour de nombreuses communautés, le déplacement implique l’effacement irréversible de leur histoire.

« En raison des trahisons et du manque d’organisation, on devient des victimes » explique un membre du Conseil Fondateur de Shengal, établi en janvier 2015, basé sur les principes du confédéralisme démocratique. « Maintenant on sait que si on ne se prend pas en charge nous-mêmes, personne ne le fera. »

Approximativement 40 000 personnes vivent aujourd’hui dans des tentes sur la montagne. « On a commencé par marcher de tente en tente pour se rendre compte des besoins basiques des gens. Progressivement, on a commencé à construire notre propre organisation à travers des comités dédiés aux questions de santé, de culture, d’éducation, d’économie, etc., au niveau des problématiques quotidiennes comme à plus long terme. Les femmes et les jeunes s’organisent de manière autonome. Très rapidement on est devenu une épine dans le pied du KDP, qui s’est retiré quand le massacre a commencé » a-t-il ajouté. Alors qu’il bloque l’accès aux autres, le KDP distribue ici l’aide internationale en son nom propre.

Notre dernier arrêt est le camp du Newroz (nouvel an kurde) qui a été créé en août 2014 à Dêrik (ville syrienne, appellée al-Malikiyah en arabe) après que 10 000 Yézidis aient fui depuis Shengal (Irak) vers le Rojava (Syrie) à travers le « corridor humanitaire » organisé par les YPG.

Lors de ma première visite du camp en décembre 2014, l’embargo du Rojava était total, il était imposé par l’Etat turc comme par le KDP. Il bloquait l’aide humanitaire, la nourriture, les couvertures et mêmes les livres aux frontières.

Suite à des pressions politiques, et particulièrement après la résistance de Kobané, quelques organisations internationales fournissent à présent une aide limitée, mais l’embargo continue. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies a essayé de recréer le camp en accord avec ses concepts universels, négligeant le fait qu’il y avait déjà une auto-organisation en place. Il s’est heurté à la résistance de l’assemblée du camp, et a été forcé de respecter ses demandes et de fournir le matériel nécessaire, que les gens coordonnent eux-mêmes.

Les institutions internationales sensées avoir pris en charge le camp ont souvent laissé ces gens être affamés, souffrir et mourir, en confiant l’aide aux agences étatiques. Cependant les réfugié-e-s qui se sont vues prendre tout ce qu’illes avaient, ont reconstruit ici une vie dans la dignité et la force.

En Septembre 2015, la photo du jeune Alan Kurdi de Kobané étendu noyé sur la plage, a réussi à toucher la conscience silencieuse de l’humanité. Mon ami Mehmet Aksoy écrit alors : « Parfois le destin d’un enfant est écrit 100 ans avant qu’il naisse. Je ne parle pas de destin divin, mais de causes historiques et politiques, de pouvoir et d’économie, d’exploitation et de colonialisme. »

Ce qui rend les corps comme celui d’Alan Kurdi si cruellement jetables c’est cet ordre du monde qui accorde plus de valeurs aux Etats-frontières qu’aux êtres humains.

Dans un monde dirigé par les états-nations, qu’est-ce qu’on peut attendre d’un système comme celui de l’ONU qui ne fait que respecter les ordres d’Etats qui sont la cause et la racine des massacres, génocides, nettoyage ethniques, déplacements de masses, pauvreté, guerres et destructions auxquelles on assiste aujourd’hui, parce que l’existence même de ce système les nécessite, surtout en tenant compte du fait que son centre de pouvoir les plus gros vendeurs d’armes au monde ?
Rendre les personnes déplacées dépendantes et dépolitisées, tout en menant un discours chauvin dans les pays d’accueil qui se sont établis à travers l’impérialisme, le racisme, la colonisation, le vol, l’exploitation, la guerre, les assassinats et le viol, est une stratégie de l’ordre international pour maintenir le statu quo raciste. Les camps de Makhmour, de Dêrik et de Shengal, qui rejettent les Etats-nations, racontent une autre histoire.

Sabriye, une femme de Makhmour explique : « Ils nous craignent parce que nous tenons sur nos jambes. Nous ne faisons confiance à personne pour nous sauver. Nous prenons nos destins en main et nous créons notre auto-défense et notre système social. Nous rendons la vie plus douce en nous organisant par nous-mêmes. »

Plutôt que de charité, les réfugié-e-s ont besoin de camarades qui les aident à combattre les causes des déplacement de populations (comme les invasions étrangères ou le commerce d’armes) et qui soutiennent leur processus d’autonomie. Le mois dernier, le père d’Alan Kurdi, a appelé à la reconnaisance politique du Rojava : « Je vous suis reconnaissant pour votre sympathie, ça m’a donné l’impression de ne pas être seul. Mais une étape essentielle pour mettre fin à cette tragédie et éviter qu’elle se répète serait de soutenir notre mouvement d’auto-organisation ».

Le monde entier a pleuré pour le père d’Alan Kurdi, va-t-il soutenir sa politique aussi ?

Source : http://dilar91.blogspot.fr.

Repris de Merhaba Hevalno n°2.