Entretiens avec JINHA, l’agence de presse des femmes

Voici deux interviews qui ont été menées par Corporate Watch et Vice News, au Kurdistan nord (Bakur), auprès de 3 journalistes de JINHA. Celle qui suit date de juste après les élections législatives de juin 2015, autrement dit juste avant la reprise de la guerre . La deuxième interview (voir l’encart) est plus récente (janvier 2016).

JINHA est une agence de presse entièrement composée de femmes, kurdes dans leur grande majorité. Elle subit une répression féroce de la part de l’État turc. Plusieurs de ses journalistes sont soit en prison, soit en attente d’un procès. C’est le cas de Beritan qui vient d’être condamnée à 1 an et 3 mois d’emprisonnement. Elles sont le plus souvent accusées de complicité avec une organisation terroriste (comprendre  : elles donnent des informations qui ne vont pas dans le sens du gouvernement). Par ailleurs, leur site internet a été hacké 5 fois et interdit par décision de justice. En reportage, elles subissent les attaques de la police, parfois à balles réelles.

Entretien avec Asya Tekin

Peux-tu décrire ce qu’est JİNHA ?

Asya Tekin  : JİNHA a été fondée il y a quatre ans, le 8 mars 2012, la journée internationale des femmes. Son but est de couvrir les événements qui concernent les femmes d’un point de vue de femme avec uniquement des journalistes femmes. Elle a été fondée à Amed. Depuis, un réseau de reporters s’est développé dans tout le Kurdistan – nous comptons actuellement 40 employées. Légalement, nous sommes une entreprise, mais nous travaillons à la manière d’un collectif de femmes.
C’est une agence composée majoritairement de femmes Kurdes, mais en grandissant, nous essayons d’élargir de plus en plus aux problèmes des femmes à travers le monde.
Nous avons un site internet et un service vidéo qui envoie des reportages à différentes chaînes provenant d’un peu partout dans la région. Nous envoyons également des informations à de nombreux journaux de la région.

JINHA subit-elle des discriminations du fait d’être une agence de femmes ?

AT : Nous avons de nombreuses difficultés à diffuser nos informations. Nos abonnés sont des médias de gauche ou alternatifs. Les grosses chaînes d’information ne nous commandent pas de reportages. La plupart du temps, les médias parlent des femmes de manière à faire du buzz, comme dans les magazines people, alors que nous présentons un regard de femmes sur des luttes de femmes. Les lectrices et les téléspectateurs ne sont pas habitué.e.s à cela. De ce fait, nous avons beaucoup de mal à trouver des abonné.e.s.
Nos reporters rencontrent également des difficultés lorsqu’elles sont sur le terrain. Les gens disent que les femmes ne peuvent pas faire du reportage de guerre, et ils considèrent que la caméra devrait être tenue par des hommes. Les discriminations proviennent à la fois de collègues masculins et de personnes lambda.

Pouvez-vous nous parler de la vie quotidienne et de la violence que vous subissez de la part de la police et de l’armée turques au Kurdistan ?

AT : Au quotidien, je ne me sens pas en sécurité, surtout en tant que journaliste femme. Nous nous attendons à des attaques tous les jours. Pendant la campagne électorale [pour les élections législatives de 2015], nous sommes allées dans la région de la Mer Noire. Nous avons été harcelées par la police et nous étions suivies par une voiture sans immatriculation tout le long de la route jusqu’à Malatya. Nous nous sommes plaintes à la police, en leur disant que nous savions que c’était eux, et la police a semblé en prendre note, mais n’a rien fait. Je ne me sens pas en sécurité ici.
C’est un pays où il existe une lutte importante pour la libération des femmes. Des femmes comme Deniz Firat [une correspondante kurde qui travaillait pour l’agence Firat News, tuée en 2014 par Daesh] et d’autres, qui ont été assassinées en faisant leur travail, m’inspirent et me donnent de la force.
Je me vois comme une journaliste qui travaille en état de guerre, et je considère mon activité comme étant en première ligne de cette lutte. Les attaques peuvent avoir des conséquences psychologiques, mais pas assez pour me faire abandonner.
Quand on est témoin d’autant d’injustice autour de soi, on doit le faire savoir. […] Bien sûr, les informations doivent être le plus objectives possible, mais lorsque vous voyez un État commettre autant d’injustices, vous devez en rendre compte en étant du bon côté.[…] D’un point de vue éthique et moral, en tant que personne, je me sens responsable de faire ce qui est juste. Bien sûr nous sommes des journalistes, mais je suis aussi une femme kurde, donc je me sens responsable de ce qui se passe.
Nous ne faisons pas uniquement des reportages sur les femmes qui résistent ; nous rendons compte également des femmes qui ne peuvent pas résister, qui vivent dans des conditions proches de l’esclavage. C’est notre devoir en tant que journalistes femmes. Le point de vue de notre agence est que nous sommes du côté des femmes et de leur liberté, en toutes circonstances.
De la même manière que nous donnons des information sur les femmes résistantes, nous en donnons sur les femmes qui sont victimes de violences et de discriminations ou qu’on écrase. Pour nous, c’est cela montrer les luttes de toutes les femmes, et à quoi ces luttes ressemblent vraiment.[…]

Votre travail doit avoir d’importantes conséquences psychologiques sur vous. Faites-vous quelque chose pour vous soutenir les unes les autres ?

AT : […] En tant que Kurdes, nous sommes habituées au trauma. Ce que nous faisons, est un engagement militant féministe, avant d’être un engagement journalistique. C’est ce qui nous fait tenir.
Nous avons reçu des menaces de la part du Hezbollah [kurde] et de Daesh mais cela ne nous pousse pas à arrêter de faire ce que nous faisons. Cela renforce notre engagement.
[NdT : Nous avons sauté les paragraphes qui racontent les attaques envers les Kurdes et les journalistes de la part de la Turquie et de Daesh]

Que pensez-vous des entreprises qui fabriquent des armes pour l’armée turque ?

AT : Je considère que c’est une erreur de dire que les entreprises sont les premières coupables. Les États renforcent leur pouvoir en utilisant ces armes. Les États en ont besoin pour pouvoir asseoir leur pouvoir répressif. Quand cela disparaîtra, ces entreprises disparaîtront également. Mais je considère que ces entreprises sont des tueuses d’enfants. Leurs patrons sont totalement complices de meurtres.

Pensez-vous que les gouvernements devraient donner des permis d’exportation d’armes à la Turquie ?

AT : Comment se fait-il que ces armes sont toujours envoyées vers le Moyen-Orient ? Comment se fait-il que le monde entier mènent ses guerres au Moyen-Orient ? Comment se fait-il qu’ici, à chaque coin de rue, on trouve un policier avec une arme à la main et qui sait comment tuer quelqu’un, et que lorsqu’on va en Europe, on ne voit d’armes nulle part ? Pourquoi devons-nous vivre sur un territoire où les armes sont omniprésentes ?
Si ces armes n’avaient pas envahi le Moyen-Orient, des groupes comme Daesh ne pourraient pas exister. Et maintenant, on en est rendu au point où les gens qui vivent ici ont besoin d’une arme pour s’auto-défendre. Une femme des YPJ [Unités de Femmes de Protection du Peuple au Rojava] a besoin d’une arme. Si vous vivez là-bas et que vous faites face à la force la plus sauvage qui existe au monde, vous êtes dans l’obligation de vous procurer l’arme qu’elles se sont procurée pour pouvoir vous défendre.
Bien sûr, le peuple kurde a la volonté profonde de résister, mais si seulement nous vivions dans un monde où nous pourrions le faire par de la désobéissance civile ou à travers des débats. Malheureusement, nous vivons au Moyen-Orient et ce n’est pas possible.
Nous voulons vivre dans un monde où nous n’aurions pas à nous procurer des armes. J’espère qu’un jour, les gens n’irons plus à la guerre. J’espère que la résistance des YPJ amènera un jour où les gens pourront vivre en paix et avoir une vie sans guerre.
Dernièrement, les femmes kurdes sont devenues un espoir pour les femmes dans le monde. Elles ont été tuées et violées. On a nié complètement leur existence, et ce sont elles qui résistent. A présent, elles sont l’espoir. Et cela nous rend heureuses d’informer sur les personnes qui font cette résistance.

Que peut-on faire depuis l’extérieur en solidarité avec le Kurdistan ?

AT : Il y a une chose que je souhaite, c’est que toutes les personnes qui sont opprimées au Moyen-Orient et qui sont forcées de vivre une vie de guerre, se relèvent ensemble et retournent à leurs vraies racines. J’aimerais voir cela aussi en-dehors du Kurdistan.
Pour finir, le terrorisme et la violence ne sont pas venues d’ici, mais de l’Occident. Les gens en Occident devraient se demander ce qu’ils doivent faire à ce sujet.

Entretien avec Sarya Gözüoğlu

Peux-tu nous dire ce que c’est que de grandir avec le militarisme turc ?

Sarya Gözüoğlu : C’est comme ça depuis que nous sommes né.e.s. Nous y sommes habitué.e.s, tous les jours nous pouvons perdre quelqu’un.e. À tel point que parfois, nous nous disons que la vie des gens normaux en Turquie doit être ennuyeuse. Nous y sommes tellement habitué.e.s que chaque jour ressemble à un film d’action. Cela ne nous semble plus bizarre. Quand nous étions enfants, ce n’était pas pareil – nous n’en étions pas conscient.e.s – mais quand nous avons quitté la maison, nous nous sommes rendu compte que c’était le mode de vie ici. J’ai toujours vécu à Amed. Bien sûr, cela a toujours été effrayant de voir la police perquisitionner des maisons, prendre les affaires des gens, les arrêter. La peur a provoqué l’engagement à agir contre elle.

Qu’est-ce qui t’a fait devenir une journaliste de JINHA ?

SG : C’était mon rêve depuis que j’étais petite. Mais sans JINHA, je n’aurais peut-être jamais eu le courage car c’est très dur pour les journalistes femmes. Un ami proche de mon oncle, qui était journaliste, a été tué. C’est ce qui m’a inspirée, car mon oncle était vraiment affecté par sa mort. Je n’ai pas étudié le journalisme ; j’ai fait des études en génie agricole, donc je n’ai pas ce bagage, mais cela a toujours été mon rêve. JINHA m’en a donné l’opportunité. J’ai pris confiance car ici il n’y a que des femmes. Certaines n’ont pas fini l’école, d’autres étaient enseignantes. Cette diversité m’a fait réaliser que moi aussi je pouvais le faire. La plupart n’avait pas d’expérience de journalisme, mais en ont acquis ici.

Est-il difficile pour les femmes ici d’être journalistes ?

SG : Bien sûr, je subis des discriminations en tant que femme journaliste. Lorsque vous sortez en tant que journaliste, vous êtes au milieu d’une armée d’hommes. 90 % des journalistes sont des hommes. Ils pensent qu’ils doivent être les meilleurs et que les femmes ne peuvent prendre de bonnes images. Lorsque nous allons à un événement difficile à filmer, les hommes disent : « c’est dommage que vous n’ayez un homme avec vous pour pouvoir filmer ». Si les journalistes ne sont pas capables de voir leurs propres collègues sans préjugés, comment peuvent-ils faire un travail objectif ?

La révolution au Rojava vous a-t-elle donné de l’espoir pour ici ?

SG  : Le Rojava ne devrait pas seulement donner de l’espoir pour le Kurdistan, il devrait en donner aussi au reste du monde. Cette révolution est née dans une région que personne ne connaît. Que cette résistance ait réussi à se faire entendre prouve bien que tout est possible. Cela montre que les gens peuvent décider de leur futur par leur propre volonté. Cela peut donner de l’espoir à de nombreuses personnes à travers le monde.

Est-ce que monter des actions contre ceux qui vendent des armes à la Turquie peut soutenir les mouvements révolutionnaires au Rojava ?

SG  : Oui évidemment. Toute action contre ceux qui vendent des armes à la Turquie est un soutien pour le Rojava car la Turquie donne de l’argent et des armes à Daesh.

Pour suivre les infos de JINHA allez sur :
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Repris de Merhaba Hevalno n°4.

[Entretien] Cizre est maintenant comme Kobanê et Shengal

Faysal Sarıyıldız, député HDP pour Şırnak, a été la source d’information principale depuis l’intérieur de la ville assiégée de Cizre pendant deux mois. Il a informé l’opinion publique à travers les réseaux sociaux et il a fait de nombreux appels aux organisations internationales pour mettre  un terme au siège de Cizre et empêcher le massacre de civil.e.s.
Sarıyıldız a d’abord été au Parlement en 2011 pour la première fois comme candidat du DBP (Parti pour la Paix et la Démocratie), le prédécesseur du HDP, alors qu’il était en prison accusé d’appartenance à une organisation terroriste. Il avait été arrêté en 2009 dans le cadre des opérations contre le KCK, puis relâché en 2014 sans avoir été jugé. Il a été réélu au Parlement en 2015.
Kurdish Question a interviewé Faysal Sarıyıldız aux lendemains des massacres afin d’avoir une image de la situation à Cizre plus claire, sans censure et de première main.

Où êtes-vous en ce moment, M. Sarıyıldız ?

Je suis à Cizre, district de Şırnak, où il y a eu un couvre-feu pendant 62 jours sous les ordres du gouvernement AKP et sous décision du Gouverneur de Şırnak.

Dans quels quartiers ont lieu les sièges et les opérations ?

Les opérations et les sièges ne sont pas limités à certains quartiers. Le siège est imposé  aux quatre coins du centre du district [NdT : c’est-à-dire, la ville ; le reste du district étant composé d’autres villes comme Idil et des villages]. Néanmoins, il y a une concentration dans les quartiers de Nur, Cudi, Sur et Yafes, qui sont sous attaque intense et assiégés.

Quelle est la population vivant dans ces quartiers actuellement ?

Selon le recensement de 2015, la population de Cizre est de 131.816 personnes. Les quatre quartiers que j’ai mentionnés correspondent aux 2/3 de ce nombre. À cause des attaques dévastatrices et illégales de l’État, les habitant.e.s de Cudi, Nur et Sur ont été complètement déplacé.e.s, puis plus de la moitié de la population de Yafes a également dû quitter le quartier. En outre, la politique de déplacement forcé par l’État a aussi été exécutée dans des quartiers pas particulièrement ciblés par les attaques. On peut dire que plus de 100.000 personnes ont été déplacées.

Cizre est assiégée depuis plus de deux mois ; qu’est-ce que les gens ont à manger et à boire ; en gros, de quoi vivent-ils ?

Les gens ont épuisé durant cette période toutes leurs réserves. À Cizre, les relations sociales et de voisinage sont très fortes. De plus, il y a la solidarité collective parce que les gens appartiennent à la même identité politique. Néanmoins il y a de graves privations dûes à la longue durée de siège. Par exemple, l’État n’a permis qu’à quelques magasins de rester ouverts certains jours. Mais uniquement les gens habitant proches de ces magasins pouvaient en profiter. Les gens habitant loin de ces magasins dans des quartiers attaqués sévèrement ne peuvent en aucun cas accéder à leurs besoins. Parce que quitter la maison pour aller acheter du pain peut avoir comme conséquence de se faire tirer dessus ou d’être touché par un éclat d’obus, en gros, d’être tué.e. Le prix pour sortir dans la rue est la mort. En plus, dernièrement la police a empêché ces magasins d’ouvrir.

En même temps, les forces de l’État ont empêché l’accès au district à des dizaines de camions contenant de la nourriture et d’autres produits de base envoyés depuis d’autres parties du pays.

À cause des attaques, les infrastructures du district ont été détruites. Les forces de l’État ont ciblé volontairement les canalisations d’eau potable et celles d’eaux usées ainsi que les transformateurs d’électricité. On a manqué d’eau pendant des jours. Un employé de la mairie est allé réparer les réservoirs d’eau endommagés puis il s’est fait tirer dessus par l’armée ; son bras a dû être amputé.

Est-ce que les gens vous appellent pour demander de l’aide ? Que demandent-ils ?

Les demandes les plus courantes pendant le siège étaient d’emmener les blessé.e.s et les cadavres à l’hôpital. Des appels au secours de personnes piégées dans des bâtiments, d’autres qui sont menaceés de mort, ou encore dont les maisons ont été brûlées. C’est parce que l’État a coupé toute voie de communication entre les institutions et la population ; il n’y a aucune voie de dialogue. Les mairies ne sont pas capables de fournir les services à la population à cause du siège et du couvre-feu.
Les gens pensent que parce que je suis député, je vais être capable de satisfaire leurs demandes. Par contre, à cause de mon rôle d’opposant et la ligne politique que je représente, les demandes que je relaie ne sont pas prises en considération. Les cadavres et les blessé.e.s ont été laissé.e.s dans les rues pendant des jours malgré les nombreuses demandes pour qu’elles soient retirées. Des demandes comme celle-ci seraient immédiatement entendues dans des pays où une démocratie est implantée et la justice et la loi sont appliquées. Mais les demandes les plus humaines sont ignorées en Turquie, qui est administrée par un gouvernement antidémocratique et totalitaire.

Où sont allés les gens qui ont fui Cizre ? Avez-vous des informations quant à leur situation ?

Les gens ont dû quitter leurs maisons et leurs moyens d’existence à cause des attaques permanentes et intenses de la part des forces de l’État. Lorsque les Kurdes parlent de dévastation et de désastre, leur référence c’est Kobanê et Shengal. Deux tiers de Cizre sont maintenant pareils à Kobanê et Shengal. Les maisons ne sont plus que décombres. Il ne reste pratiquement aucune maison n’ayant pas été touchée par les obus ou les mortiers. Ceci est une politique consciente pour déplacer la population. Les forces de l’État ont violé le droit à la vie.
Le premier mois du siège, la migration était intérieure. Les attaques étaient concentrées sur les quartiers de Cudi, Nur, Yafes et Sur. Les habitant.e.s forcé.e.s de quitter ces zones ont migré au centre-ville ou vers les quartiers où les attaques étaient moins graves. Certaines personnes ont emménagé chez des proches, et d’autres ont été accueillies par des gens. Par contre, lorsque les attaques ont commencé à se répandre sur ces quartiers aussi, les gens ont migré encore une fois, cette fois-ci vers des villages proches, vers les villes de Şırnak, Idil, Diyarbakır ou d’autres villes en Turquie. Dans les années 1990, les attaques de l’État ont provoqué la migration des Kurdes des zones rurales vers les villes, maintenant c’est le contraire qui arrive ; parce que l’État est en train de convertir les villes kurdes en un enfer.

Pourquoi l’État attaque aussi sévèrement Cizre?

Si on regarde à la signification historique et politique de Cizre, on peut voir qu’elle a une qualité symbolique autant pour l’État que pour le peuple Kurde. Pour comprendre pourquoi l’État a déclaré le plus long siège et couvre-feu et commis des atrocités en empêchant les gens d’enterrer leurs proches et en brûlant des gens vivant.e.s, on doit regarder l’histoire de résistance à Cizre.

Au cours des années 90, la pire tyrannie et oppression a eu lieu à Cizre. Les événements pendant les célébrations du Newroz [le nouvel an kurde] en 1992 sont encore frais dans notre mémoire. Plus de 100 civil.e.s se sont fait tirer dessus et des centaines blessé.e.s dans des attaques visant à empêcher les célébrations du Newroz. Les mêmes années, des villages ont été entièrement rasés, les migrations forcées, les assassinats extrajudiciaires et les fosses communes étaient quotidiens à Cizre. L’État voyait les droits et libertés humaines comme du luxe pour la population de ce district.

Malgré toute la violence et l’oppression, à cette époque comme maintenant, la population de Cizre n’a fait aucune concession et ne s’est pas agenouillée. La demande de Cizre pour la liberté et l’égalité et sa résistance contre les politiques de négation et d’assimilation de l’État turc a toujours été incassable. Malgré la politique étatique d’assimilation, Cizre a résisté à la Turquification et protégé son identité culturelle et politique, authentique et indépendante. C’est la raison pour laquelle elle a toujours été la cible de ceux au pouvoir. Tout comme Cizre était au cœur de la rébellion contre l’Empire Ottoman en 1847, elle est devenue le symbole de résistance pour le peuple Kurde dans les années 1990.
L’État est donc persuadé que si Cizre, l’un des centres de la résistance, est liquidé, alors il pourra renforcer sa souveraineté dans les autres villes du Kurdistan. Mais je suis persuadé que la barbarie de l’État à Cizre pendant le siège a été gravée dans la mémoire collective de la population tellement profondément que ça va créer une réaction et une rage organisées. Les gens ici ont dû vivre une expérience inhumaine et tyrannique qui va être transmise de génération en génération.

Que signifient les barricades et les tranchées ?

Elles signifient une forme d’autodéfense contre la politique de négation et d’annihilation de la part de l’État. Bien sûr que les populations Kurdes ne sont pas ravies de vivre derrière des tranchées, au milieu de batailles, de quitter leurs maisons et d’enterrer des personnes aimées chaque jour. Mais on insiste pour que les Kurdes vivent comme des esclaves. Ceux et celles qui sont derrière les barricades refusent cela. La plupart d’entre elleux ont été discriminé.e.s par l’État, arrêté.e.s, emprisonné.e.s et torturé.e.s ou alors ont perdu un.e proche dans la guerre, ou leur village a été brûlé. Illes n’ont pas confiance en l’État. Je sais cela parce que j’ai rencontré les jeunes l’année dernière lorsque les négociations [entre l’État et le mouvement Kurde] étaient encore en cours, pour qu’illes rebouchent les tranchées. Ils ont entendu la demande de M. Öcalan et l’ont fait. Par contre, ce même jour, les forces de l’État ont tiré et tué un enfant, Nihat Kazanhan, depuis un véhicule blindé. C’est le concept de guerre de l’État qui a contraint Cizre à creuser des tranchées.

Ya-t-il un dialogue entre vous et les institutions étatiques ?

Malgré de nombreuses tentatives pour le joindre ou le rencontrer pendant le siège, le Gouverneur du district de Cizre n’a pas répondu au téléphone ou à nos demandes de rencontre. Notre dialogue avec le Commandement de Gendarmerie local et le Commissariat central de Police de Cizre n’a pas évolué au-delà de leurs constantes menaces envers nous.

À votre avis, qui commande les opérations militaires à Cizre ? Ankara ou les forces locales ? Combien d’équipes de Forces Spéciales, soldats, officiers de police, etc. sont à Cizre en ce moment ?

Ce qui est arrivé à Cizre n’est pas une affaire locale. La même chose est arrivée et continue d’arriver dans de nombreuses villes Kurdes. Les autorités gouvernementales ont déclaré à plusieurs reprises qu’il s’agit d’une opération globale. Il est donc clair que ces opérations sont planifiées et mises en application en faisant usage de toutes les institutions bureaucratiques et les outils politiques de l’État. En mars 2015, lorsque le processus de résolution était encore en cours, le gouvernement AKP a passé un paquet de lois au Parlement «le Paquet pour la Sécurité Intérieure» en prévision de ce qui arrive en ce moment. Toutes les opérations menées ici sont soutenues, incitées et dirigées par l’État et les officiers du gouvernement, y compris le président, le premier ministre, le ministre de l’intérieur, le ministre de la défense, les gouverneurs de province, les gouverneurs de districts, etc. Ceux qui exécutent l’opération sur le terrain sont du personnel de l’État. Ils sont payés par l’État et utilisent l’équipement militaire de l’État. Plus de 10.000 soldats et officiers des Forces Spéciales de la police participent aux opérations de Cizre. Si on compte également qu’ils ont toutes sortes d’artilleries lourdes, il y a assez de soldats et de forces spéciales pour perquisitionner chacune des maisons de Cizre.

Il y a eu des massacres dans trois sous-sols. Pouvez-vous nous donner des informations précises concernant ces massacres ?

Il y avait environ 130 personnes dans les « 3 sous-sols de la mort », la moitié d’entre elles sont soit mortes soit blessées. Moi et les familles des personnes bloquées avons parlé avec le commissariat central de la police de Cizre et avec les équipes de santé de l’État d’innombrables fois pour les emmener à l’hôpital. Mais chacune de ces demandes a été refusée pour des raisons de «sécurité». Les bâtiments où les personnes blessées étaient piégées, ont été attaqués pendant plusieurs jours. Elles ont été laissées sous les décombres, sans nourriture et sans eau pendant des jours. L’État a violé toutes les normes humaines et légales et massacré les blessé.e.s d’une façon brutale.

[…] [NdT: Depuis l’interview, il a été confirmé qu’au moins 145 personnes ont été tuées dans les sous-sols. Le nombre de personnes tuées en tout à Cizre en est à plus de 300, et de nombreux cadavres restent encore piégés sous les décombres.]

L’État et les médias nationaux affirment que ces personnes n’ont pas quitté les sous-sols malgré des appels à le faire. Pourquoi n’ont-elles pas quitté les sous-sols ?

Les affirmations des représentants de l’État et les médias selon lesquelles les gens n’ont pas évacué les sous-sols bien qu’ils en auraient eu la possibilité visent à tromper l’opinion publique internationale. Si cela était vrai, ils auraient pu le prouver. J’ai été en contact téléphonique avec les personnes piégées et j’ai parlé avec elles plusieurs fois. Je connais plusieurs d’entre elles par le travail qu’elles font dans les sphères sociale, politique et des femmes. Presque 50 étudiants universitaires qui s’étaient rendu.e.s à Cizre en solidarité étaient aussi parmi les blessé.e.s. Chaque fois que les ambulances ont essayé d’atteindre les sous-sols, les forces de l’État ont ouvert le feu et n’ont pas permis d’accéder à la zone pour des «raisons de sécurité». Au lieu de permettre qu’illes soient emmenées à l’hôpital, depuis le début l’État les a abandonnées à leur mort et voulaient les massacrer. Ils l’ont fait en les brûlant vivantes.
Avec ce massacre, l’État voulait donner une leçon à sa façon à ceux et celles qui résistent, ainsi que châtier et intimider les gens dans d’autres villes kurdes ; ceci était aussi une menace à ceux qui sont contre l’État dans les villes de l’ouest de la Turquie. En utilisant la rhétorique «On est en train de perdre le pays contre les terroristes», le gouvernement a essayé de cacher ses pratiques illégales et consolider le bloc nationaliste et conservateur.

De plus, à cause de la répression croissante des médias ces dernières années, il est impossible de parler d’une presse libre qui rapporte ce qui se passe ici. Les publications de la presse ont pour but de légitimer toutes les actions du gouvernement et de l’État. Un petit nombre de publications de la presse libre sont constamment réprimées, leurs reporters sont tués, emprisonnées ou empêchés de faire leur travail. Donc il n’est pas possible d’avoir de l’information impartiale ou détaillée de ce qui a lieu dans les villes Kurdes dans la presse. En quelques mots, l’État met en place toutes les méthodes de guerre psychologique à sa disposition.

On sait que les sous-sols ont un sens spécial à Cizre. Depuis les années 90, les habitant.e.s se sont réfugié dans des sous-sols. Pouvez-vous nous en dire plus à ce propos ?

Un sous-sol ou une cave est un espace où les gens se réfugient des attaques de l’État. Cet espace est historique, spécialement à Cizre. Ayant expérimenté la tyrannie de l’État, la solution de Cizre a été les sous-sols. Si les gens de Cizre n’avaient pas construit des sous-sols pour se défendre et se protéger, des massacres encore pires auraient pu avoir lieu.

Vous êtes député de Şırnak. Un enfant de cette ville. Nous savons que vous avez perdu beaucoup d’ami.e.s récemment. Comment décrivez vous votre état d’âme ? Pouvez-vous nous raconter le moment que vous avez trouvé le plus pénible ?

La souffrance à Cizre est indescriptible. Comment puis-je distinguer entre la douleur provoquée par la mort de la mamie Hediye, qui après avoir appelé à l’aide pendant une semaine, a été tuée par une bombe, ou l’assassinat du bébé Miray de 3 mois et son grand-père dans une embuscade sanglante, ou la mort de mon ami Aziz qui a été tué par une seule balle dans la tête alors qu’il allait sauver une femme blessée, ou la perte de ma camarade Sévé qui cachait sa croyance en la révolution derrière son sourire ? Mais un enfant qui écrit «La résistance est la vie, le silence est la mort» sur un mur avec du charbon malgré les bombardements des tanks m’a aussi affecté profondément. Parce que c’était le cri de Cizre…

Je crois que ces mots expliquent Cizre et mon état d’esprit : silence, cris déchirants, résistance, vie, décombres, eau, tyrannie, migration, courage, liberté, visages sanglants, jeunes avec des visages lumineux, espoir,…

Vous avez fait appel à de nombreuses organisations internationales récemment. Avez-vous eu des réponses ?

Il n’y a eu aucune réponse significative ou action prise en réponse à ces lettres écrites ou appel faits par moi-même et le Parti Démocratique du Peuple (HDP) jusqu’à présent.

Comment les attaques de l’État peuvent être arrêtées ?

D’après ce qu’on peut voir, les forces de l’État n’ont aucune intention de cesser leurs attaques dans le futur proche. L’État veut couvrir son échec politique en Syrie et au Rojava avec ces attaques. Par ailleurs, il veut discréditer, criminaliser et réprimer la motivation créée par les évolutions au Rojava, ainsi que les demandes faites par les Kurdes pendant le processus de résolution du conflit, qui ont été vues par le monde comme légitimes. Une opposition unifiée et organisée formée par les forces démocratiques est la seule chose qui peut affaiblir les attaques de l’État. Le soutien de l’opinion publique internationale est aussi très important.

Où pensez-vous que les évolutions récentes nous amènent-elles ?

La situation actuelle dans laquelle est l’économie capitaliste signifie que les ressources énergétiques et leurs voies de distribution sont devenues des enjeux importants. Les puissances impérialistes font constamment de nouvelles manœuvres à cause des réserves considérables en pétrole et en gaz dans la région. Les évolutions ici, en particulier depuis la première Guerre du Golf, sont en train de créer de nouvelles contradictions, de nouvelles alliances, de nouveaux problèmes et de nouvelles opportunités chaque jour. De plus, le sectarisme s’approfondit en utilisant Daesh. Parallèlement à cela, nous avons les volontés et luttes démocratiques des peuples de la région contre les régimes autoritaires.
L’un des exemples les plus importants de ceci sont les Kurdes. Les Kurdes veulent la démocratie et l’auto-gouvernance. Il y a une lutte active pour cela au Rojava. En Turquie, les revendications des Kurdes sont refusées; leur lutte criminalisée, réprimée et délégitimée.

Néanmoins, dans cette ère de la communication ce ne sera pas aussi facile qu’autrefois de nier la revendication du peuple pour la démocratie, l’égalité et la liberté. Les Kurdes vont continuer à lutter pour cela, leur revendication pour une «citoyenneté égale et libre» en Turquie est de grandes signification et valeur. C’est une revendication universelle, légitime et démocratique. Alors tant qu’un régime démocratique dans lequel les Kurdes aient un statut et une voix n’est construit, les Kurdes continueront à se battre.

source : http://kurdishquestion.com.
Repris de Merhaba Hevalno n°3.

La riposte des femmes yézidies

Extraits d’un texte de Dilar Dirik publié le 21 août 2015.

La vielle expression Kurde, “Nous n’avons pas d’amies à part les montagnes”, est devenue plus vraie que jamais lorsque, le 3 août 2014, les gangs meurtriers de l’Etat islamique attaquaient la ville de Shengal, massacrant des milliers de personnes, violant et kidnappant les femmes pour les vendre en tant qu’esclaves sexuelles. Cette période est connue comme le 73ème massacre des Yezidi.e.s.

Des dizaines de milliers de Yezidi.e.s ont fuit vers les montagnes de Shengal dans une ‘marche de la mort’ pendant laquelle beaucoup d’entre eux, et surtout des enfants, sont mort.e.s de faim, de soif et d’épuisement. Cette année, les Yezidi.e.s ont marché une nouvelle fois dans les montagnes de Shengal, mais cette-fois-ci pour manifester et montrer que rien ne sera comme avant.

L’année dernière, alors qu’ils avaient promis au peuple de sécuriser la ville de Shengal, les peshmergas du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK, parti au pouvoir dans la région Kurde d’Irak) se sont enfuis face aux attaques de l’Etat islamique, sans prévenir la population et sans leur laisser d’armes pour se défendre. Ce sont la guérilla du PKK, conjointement avec les forces YPG/YPJ du Rojava qui, malgré le fait qu’ils n’avaient que des Kalashnikovs et une poignée de combattant.e.s, ont réussi à ouvrir un corridor humanitaire, ce qui a sauvé la vie de quelques 10 000 personnes.

Pendant l’année entière qui a suivi cet évenement, les femmes Yezidis ont été présentées dans les médias comme étant les simples victimes de viols. Les interviews innombrables posant portant sans cesse sur le nombre de fois où elles on été violées et vendues leur faisaient revivre des moments traumatiques dans le but de nourrir un journalisme sensationnaliste. Les femmes yezidis ont été présentées comme le symbole même de la femme pleureuse et passivement soumise, la victime ultime des gangs de l’Etat islamique, le drapeau blanc féminin du patriarcat. Les présentations orientalistes des médias ont violemment réduit une des plus anciennes religions du monde à un nouveau champ d’exploration exotique a découvrir.

On passe sous silence le fait que les femmes Yezidis se sont armées et se sont alors mobilisées sur les plans idéologiques, sociaux, politiques et militaires dans le cadre de l’idéologie élaboré par le leader du PKK, Abdullah Ocalan. En Janvier, le Conseil de la Fondation de Shengal a été établi par les délégu.é.e.s Yezidi.e.s venant des montagnes ainsi que des camp de réfugiées, demandant un système d’autonomie indépendant du gouvernement central Irakien et du KRG. Plusieurs comités, centrés autour de thèmes quotidiens comme l’éducation, la santé, la défense, les femmes, la jeunesse et l’économie ont été mis en place.

Le Conseil, fondé sur les bases de la théorie de l’autonomie démocratique élaborée par Öcalan, a du faire face a une forte opposition de la part du PDK, ce même parti qui avait fui Shengal sans montrer aucune opposition a l’Etat Islamique.

Ce sont les YBS (Unité de Résistance de Shengal), les YPJ-Shengal, agissant de concert avec le PKK qui tiennent les lignes de front contre l’Etat islamique au Shengal, sans accès aux armes fournies aux peshmergas par les forces internationales. Plusieurs membres du YBS et du Conseil de la Fondation de Shengal se sont aussi fait arreter au Kurdistan Irakien.

Le 29 Juillet fut un moment historique lorsque les femmes de tous ages ont créé le Conseil des Femmes de Shengal (CFS), promettant que “L’organisation des femmes Yezidis sera une vengeance pour tous les massacres”. Elles ont déclaré que les familles ne doivent pas empêcher la participation des femmes au mouvement, ni leur volonté de démocratiser et transformer leur communauté. Elles ne veulent pas simplement « racheter » les femmes kidnappées, mais les libérer par le biais d’une mobilisation active en établissant les moyens d’auto-défense non seulement physique, mais aussi philosophique, contre toutes les formes de violence.

Le système international dépolitise insidieusement toutes les personnes affectées par les guerres, surtout les refugié.e.s, en les enfermant dans des discours qui les présentent comme n’ayant pas de volonté propre, ni de savoir-faire, ni de conscience politique. […]

Une jeune combattante du YPJ-Shengal, qui s’est renommée Arîn Mîrkan en hommage a la martyre héroïne de la résistance de Kobanê, m’a dit : « Pour la première fois dans notre histoire, nous prenons les armes, parce que lors du dernier massacre nous avons compris que personne ne nous protégera ; nous devons le faire nous-mêmes. » Elle m’a expliqué comment les filles comme elle n’avaient jamais osé avoir des rêves, restant à la maison familiale jusqu’à ce qu’elles soient mariées par la famille. Mais, tout comme elle, des centaines de filles ont maintenant rejoint la lutte, comme par exemple cette jeune fille qui s’est coupé les cheveux, les a posés sur la tombe de son mari mort en martyr, et est partie rejoindre la résistance.

Le génocide des corps a beau être fini, les femmes ici sont conscientes d’un génocide “blanc”, quand les gouvernements de l’Union Européenne, surtout l’Allemagne, cherchent a attirer les femmes Yezidis vers l’Europe, les déracinant de leurs lieux de vie sacrés et se servant d’elles pour leurs propres agendas. […]

Il y a un an seulement, le monde était témoin du génocide inoubliable des Yezidi.e.s. Aujourd’hui, les mêmes personnes qui ont sauvé les Yezidi.e.s alors que le reste du monde les avait abandonnés sont en train de se faire bombarder, avec l’accord de l’OTAN, par l’allié de l’Etat islamique : l’Etat turc. Lorsque les Etats qui ont contribué a la création et la montée au pouvoir de l’Etat islamique promettent de détruire ce dernier, et en même temps de détruire le tissu social du Moyen-Orient, la seule option de survie est la mise en place d’une autodéfense populaire et d’une démocratie par le bas.

En passant dans les montagnes de Shengal, le plus beau signe du changement qui a eu lieu depuis un an dans cette zone dévastée, ce sont les enfants présents dans la rue et qui, a chaque fois qu’ils voient « les camarades » passer en voiture, chantent : « Vive la résistance de Shengal ! Vive le PKK ! Vive Apo ! »

Grâce a l’autonomie démocratique, ces mêmes enfants qui auparavant ouvraient leurs petites mains pour demander de l’argent lorsque les peshmergas passaient en voiture, lèvent maintenant ces mêmes petites mains en poignées et en signes de victoire.

Source : http://dilar91.blogspot.fr.

Repris de Merhaba Hevalno n°2.

Oubliez l’ONU ! Rencontrez les réfugié-e-s autonomes au Kurdistan !

Un texte de Dilar Dirik, daté du 5 octobre 2015.

Rejetant les discours victimisants, des camps de réfugiés soutenus par le PKK au Kurdistan ont pris le contrôle de leur destin en créant leur propre organisation autonome.Sans rentrer dans les débats brutaux et déshumanisants qui dominent la soi-disant « crise des refugié.e.s », explorons une histoire différente de ces réfugié-e-s. Une histoire d’autonomie, d’auto-détermination et de prise de confiance en soi. Trois camps de réfugié-e-s au Kurdistan illustrent cette alternative radicale au statu quo.

Notre voyage commence à Makhmour, à quarante minutes en voiture d’Erbil (capitale de la région kurde irakienne). Ce camp est “un miracle” d’après les mots de ses propres habitantes. Il a été créé dans les années 1990 après que l’armée turque ait détruit des villages et poussé 100 000 personnes à l’exil, fuyant les massacres et l’assimilation forcée. A mille lieux de la réalité d’Erbil – décor de pacotille à l’américaine avec des panneaux publicitaires turcs – quand on entre dans le camp de Makhmour qui est gardé par des militant-e-s du PKK on sent une atmosphère différente : une vie collective.

A cause de la nature explicitement politique du camp – le PKK y est présent au grand jour – il a été déplacé plusieurs fois et fréquemment criminalisé, envahi et partiellement détruit au fil des années par l’Etat turc ou irakien, et même par le KDP (Parti démocratique Kurde) qui gouverne Erbil. Pour ces mêmes raisons, l’ONU n’a jamais apporté son soutien au camp.

De nombreux enfants sont morts suite à des piqûres de scorpions durant les premières années du camp, situé dans une zone désertique et hostile. Au fil du temps, malgré les attaques venant de l’extérieur, les gens se sont organisés et ont fait de ce désert un coin fertile. Chaque quartier ici forme une commune, qui chacune contient un groupe autonome de femmes. L’éducation – y compris le programme – comme les service de santé ou l’économie sont des sujets discutés et déterminés de manière autonome et indépendante du gouvernement régional d’Erbil. Toute l’infrastructure a été construite collectivement. “Chacun-e a placé une brique de chaque maison ici” dit l’histoire de Makhmour.

Le conseil des femmes d’Ishtar a été créé en 2003 afin de représenter les désirs et besoins des femmes. L’académie des femmes « Martyr Jiyan » (du nom d’une femme du camp tuée par le KDP lors d’un soulèvement) organise des cours d’alphabétisation, d’auto-défense (philosophique et physique), de géographie régionale et mondiale, d’histoire des femmes, sur le confédéralisme démocratique, d’écologie, etc..

« Apprendre c’est prendre conscience » explique Aryen, qui enseigne à l’académie. « Il fut un temps en Mésopotamie où les femmes organisaient la société. Ce temps, au niveau de l’éthique et de l’égalité, paraît très loin. Nous voulons en tant que femmes faire revivre ces valeurs et donner de la force aux femmes pour résister et prendre conscience. »

Celles et ceux qui ont pu témoigné de l’invisibilité des femmes dans la ville ultra-patriarcale d’Erbil rencontrent ici des femmes extrêmement différentes : confiantes, dynamiques, heureuses -un signe frappant de l’impact qu’ont les environnements systémiques sur les femmes.
Bien que le camp soit sous protection de l’ONU, seul le PKK était là pour évacuer et défendre les gens quand Daech attaquait l’année dernière. Tous les adultes du camp savent manier un fusil et prennent des tours de garde la nuit.

Notre prochaine étape nous amène dans les montagnes du Sinjar (Shengal), la scène du dernier massacre des kurdes yézidis. « C’est clairement le dernier massacre des Yezidis » disent les gens ici, « si on se disperse dans la diaspora, ça sera notre fin, on cessera d’exister en tant que communauté. C’est pourquoi la seule solution est de s’organiser. »
C’est ce que de nombreuses personnes peinent à comprendre : l’attachement au territoire est un élément existentiel pour de nombreuses communautés, le déplacement implique l’effacement irréversible de leur histoire.

« En raison des trahisons et du manque d’organisation, on devient des victimes » explique un membre du Conseil Fondateur de Shengal, établi en janvier 2015, basé sur les principes du confédéralisme démocratique. « Maintenant on sait que si on ne se prend pas en charge nous-mêmes, personne ne le fera. »

Approximativement 40 000 personnes vivent aujourd’hui dans des tentes sur la montagne. « On a commencé par marcher de tente en tente pour se rendre compte des besoins basiques des gens. Progressivement, on a commencé à construire notre propre organisation à travers des comités dédiés aux questions de santé, de culture, d’éducation, d’économie, etc., au niveau des problématiques quotidiennes comme à plus long terme. Les femmes et les jeunes s’organisent de manière autonome. Très rapidement on est devenu une épine dans le pied du KDP, qui s’est retiré quand le massacre a commencé » a-t-il ajouté. Alors qu’il bloque l’accès aux autres, le KDP distribue ici l’aide internationale en son nom propre.

Notre dernier arrêt est le camp du Newroz (nouvel an kurde) qui a été créé en août 2014 à Dêrik (ville syrienne, appellée al-Malikiyah en arabe) après que 10 000 Yézidis aient fui depuis Shengal (Irak) vers le Rojava (Syrie) à travers le « corridor humanitaire » organisé par les YPG.

Lors de ma première visite du camp en décembre 2014, l’embargo du Rojava était total, il était imposé par l’Etat turc comme par le KDP. Il bloquait l’aide humanitaire, la nourriture, les couvertures et mêmes les livres aux frontières.

Suite à des pressions politiques, et particulièrement après la résistance de Kobané, quelques organisations internationales fournissent à présent une aide limitée, mais l’embargo continue. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies a essayé de recréer le camp en accord avec ses concepts universels, négligeant le fait qu’il y avait déjà une auto-organisation en place. Il s’est heurté à la résistance de l’assemblée du camp, et a été forcé de respecter ses demandes et de fournir le matériel nécessaire, que les gens coordonnent eux-mêmes.

Les institutions internationales sensées avoir pris en charge le camp ont souvent laissé ces gens être affamés, souffrir et mourir, en confiant l’aide aux agences étatiques. Cependant les réfugié-e-s qui se sont vues prendre tout ce qu’illes avaient, ont reconstruit ici une vie dans la dignité et la force.

En Septembre 2015, la photo du jeune Alan Kurdi de Kobané étendu noyé sur la plage, a réussi à toucher la conscience silencieuse de l’humanité. Mon ami Mehmet Aksoy écrit alors : « Parfois le destin d’un enfant est écrit 100 ans avant qu’il naisse. Je ne parle pas de destin divin, mais de causes historiques et politiques, de pouvoir et d’économie, d’exploitation et de colonialisme. »

Ce qui rend les corps comme celui d’Alan Kurdi si cruellement jetables c’est cet ordre du monde qui accorde plus de valeurs aux Etats-frontières qu’aux êtres humains.

Dans un monde dirigé par les états-nations, qu’est-ce qu’on peut attendre d’un système comme celui de l’ONU qui ne fait que respecter les ordres d’Etats qui sont la cause et la racine des massacres, génocides, nettoyage ethniques, déplacements de masses, pauvreté, guerres et destructions auxquelles on assiste aujourd’hui, parce que l’existence même de ce système les nécessite, surtout en tenant compte du fait que son centre de pouvoir les plus gros vendeurs d’armes au monde ?
Rendre les personnes déplacées dépendantes et dépolitisées, tout en menant un discours chauvin dans les pays d’accueil qui se sont établis à travers l’impérialisme, le racisme, la colonisation, le vol, l’exploitation, la guerre, les assassinats et le viol, est une stratégie de l’ordre international pour maintenir le statu quo raciste. Les camps de Makhmour, de Dêrik et de Shengal, qui rejettent les Etats-nations, racontent une autre histoire.

Sabriye, une femme de Makhmour explique : « Ils nous craignent parce que nous tenons sur nos jambes. Nous ne faisons confiance à personne pour nous sauver. Nous prenons nos destins en main et nous créons notre auto-défense et notre système social. Nous rendons la vie plus douce en nous organisant par nous-mêmes. »

Plutôt que de charité, les réfugié-e-s ont besoin de camarades qui les aident à combattre les causes des déplacement de populations (comme les invasions étrangères ou le commerce d’armes) et qui soutiennent leur processus d’autonomie. Le mois dernier, le père d’Alan Kurdi, a appelé à la reconnaisance politique du Rojava : « Je vous suis reconnaissant pour votre sympathie, ça m’a donné l’impression de ne pas être seul. Mais une étape essentielle pour mettre fin à cette tragédie et éviter qu’elle se répète serait de soutenir notre mouvement d’auto-organisation ».

Le monde entier a pleuré pour le père d’Alan Kurdi, va-t-il soutenir sa politique aussi ?

Source : http://dilar91.blogspot.fr.

Repris de Merhaba Hevalno n°2.

Une Commune au Rojava ?

Nous reproduisons des extraits ce texte parce ce que nous voulons construire des liens de solidarité non pas dans l’angélisme ou le romantisme mais dans la construction commune d’un mouvement qui sait se remettre en question, qui sait entendre et formuler des critiques. Dans le texte suivant l’auteur doute notamment du fait que le modèle de confédéralisme se propage dans la région en raison des tensions existantes entre PYD et groupes arabes, et qui sont liées aux choix du PYD face à Bachar al-Assad.

Classe et économie au Rojava
[…] Le système capitaliste n’a pas beaucoup progressé au Rojava. C’est essentiellement une région agricole avec la présence d’une petite classe ouvrière moderne. Mais le Rojava reste une région très productive. Dans la Syrie ba’athiste, le Rojava pouvait être comparé à une colonie intérieure. La région produisait des matières premières comme le blé et le pétrole qui était transformées ailleurs. Öcalan a décrit la situation socio-économique du Rojava comme étant composée, d’une part, d’unités économiques basées sur la famille, et d’autre part, d’une économie d’Etat.

La vision d’Öcalan d’une alternative socio-économique de ces conditions peut être décrite comme social-démocrate : « selon moi, la justice exige qu’un travail créatif devrait être comptabilisé en fonction de sa contribution au processus total de production. La rémunération du travail créatif, qui contribue à la productivité de la société, devrait se faire proportionnellement aux autres activités créatives. Garantir un emploi à chacun.e devrait devenir une tâche publique générale. Tout le monde devrait pouvoir participer au système de santé, d’éducation, au sport et à l’art, selon ses capacités et ses besoins. »

Les propositions économiques relativement vagues du PYD pour le Rojava peuvent être aussi considérées comme sociales-démocrates. Le but est d’arriver à une économie mixte avec une forte présence des services sociaux. Le “Contrat social” du Rojava déclare que les ressources naturelles et la terre appartiennent au peuple et que son exploitation doit être régulée par des lois.

En même temps, le contrat protège la propriété privée et personne ne devrait être exproprié. Près de 20% des terres du Rojava sont entre les mains de propriétaires. Les anciennes fermes d’Etat ont été distribuées à des familles pauvres. La création de coopératives est encouragée par le Tev-Dem (Tevgera Civaka Demokratîk, ou le mouvement pour une société démocratique), structure gouvernementale du Rojava. A long terme, les coopératives devraient devenir le mode d’organisation majoritaire des entreprises.

Le PYD parle d’une nouvelle expérience au Rojava, une nouvelle sorte de révolution qui aurait tiré les leçons de l’échec d’autres mouvements passés. D’où la décision de ne pas exproprier les biens en utilisant la force, afin d’éviter l’autoritarisme qui a défiguré la tentative d’établir le socialisme par le passé. Le refus du PYD d’expulser complètement les forces de l’armée syrienne du Rojava, et donc de se joindre aux insurgés contre le régime d’Assad, est basée sur le même refus d’utiliser la force. Cependant, c’est le soulèvement contre l’Etat syrien qui a donné au mouvement kurde la possibilité de prendre le contrôle sur le Rojava, puisque le régime d’Assad a décidé de se concentrer sur le front contre les insurgés.

Nous devrions être attentifs à ne pas projeter d’idées européo-centrées de révolution socialiste sur ce qui se passe au Rojava. Mais en l’absence d’une classe ouvrière qui dans sa lutte pour une auto-émancipation aurait pu être le moteur d’un changement social, il est clair que c’est le PYD lui-même qui s’apprête à jouer ce rôle décisif. Avant d’être largement effacée par les contre révolutionnaires – le régime d’Assad d’un coté, et le djihadisme salafiste de l’autre — l’auto-organisation était un élément important dans la révolution syrienne, comme le montrent les structures d’organisation par le bas qui avaient surgi en Syrie dans la première phase de la révolution.

Les comités, au Rojava, sont créés par une force politique, et non par des initiatives venant du bas vers le haut. Le PYD est la force dominante au sein du Tev-Dem. Les forces armées au Rojava (YPG, YPJ, et les forces de sécurité, Asayiş) sont formées par l’idéologie du PYD et prêtent serment à Öcalan.

La survie du Rojava vis-à-vis de l’Etat Islamique est sans aucun doute une victoire pour la gauche. Le mouvement Kurde mérite une solidarité concrète dans sa lutte pour l’autodétermination, d’autant plus qu’au Rojava le peuple essaie de construire une alternative progressiste. Il n’y a pas de contradiction dans le fait que la gauche occidentale puisse être solidaire du projet qui se construit au Rojava tout en gardant un oeil critique sur ses limites. Le Kurdistan Syrien peut peut-être poser la question du dépassement du capitalisme, mais la réponse ne pourra être trouvée que dans un contexte plus large dans la région et en coopération avec d’autres forces.

Compte tenu des tensions entre le mouvement kurde et les mouvements arabes en Syrie et à l’étranger, cette perspective est de plus en plus difficile à imaginer. Le rôle décisif du PYD au Kurdistan syrien et son refus d’expulser complètement les troupes gouvernementales syriennes pour rejoindre l’insurrection contre Assad a conduit à des accusations de « coopération » avec la dictature. Différents groupes rebelles arabes, mais aussi d’autres groupes kurdes syriens, décrivent le Kurdistan syrien comme une « dictature du PYD. »

Quand des rapports sont faits sur les violations des Droits Humains, le premier réflexe devrait être de s’en préoccuper grandement. Amnesty International a sonné l’alarme avec des rapports disant que des unités de YPJ avaient chassé des civils arabes. Le co-président du PYD Salih Muslim a admis que les combattants YPJ avaient fait une « erreur » en ouvrant le feu sur un groupe de manifestants dans Âmûde en Juillet 2014. Human Rights Watch a également publié un rapport critique sur la répression de manifestations au Rojava. Suite à cela, le Commandant des YPG Hemo a déclaré, que le choix de la date pour la publication du rapport d’Amnesty international était « suspect à un moment où nous nous préparons à mener une grande guerre contre Daech. » Laisser entendre que la critique ferait partie d’un complot fomenté par l’ennemi n’est pas très convaincant.
De telles accusations de violations des Droits Humains, ainsi que l’attitude du PYD vis-à-vis des interventions impérialistes, créent le risque de détériorer les relations encore nouvelles entre les Kurdes et les Arabes. La coopération entre le YPG et les forces de la Coalition, ainsi que sa proposition de coopérer avec la Russie, dont la plupart des bombardements ne visent pas Daech, peuvent êtres légitimées dans un combat pour la survie. Mais la gauche ne devrait pas fermer les yeux sur les conséquences que pourraient avoir une coopération avec les pouvoirs impérialistes.

Pour la gauche occidentale, la “solidarité” a souvent été synonyme de soutien et de sympathie pour les mouvements des Pays du Sud. Mouvements souvent fantasmés par les personnes de gauche occidentales qui projettent leurs rêves et leurs espoirs sur ces expériences lointaines. La déception, et la fin des collaborations, devenaient presque inévitables. Il a souvent été répété à la gauche qu’elle devrait apprendre des mouvement internationaux. Cela passe par considérer ces expériences dans toute leur complexité et leurs contradictions.

Extraits d’un texte écrit à l’hiver 2016 par Alex de Jong, éditeur du journal Grenzeloos, de la IVe internationale-section hollandaise.
Source : newpol.org.

Repris de Merhaba Hevalno n°2.