[Entretien] « En moi une part de chacun, un concentré de résistance »

tumblr_inline_o1j1mzSV5s1tar4x0_1280Reportage et témoignage du journaliste Osman Oğuz publié le 24 février sur PolitikArt et sur son blog, sur la résistance de Cizre. Nous en publions la traduction qu’en a fait Kedistan.


A l’époque où nous étions étudiants à l’Université de Dicle à Amed (Diyarbakir), nous étions logés ensemble avec Serxwebûn. Lors des boycotts traditionnellement très animés, des actions quasi quotidiennes du campus, on se saluait, on scandait des slogans ensemble. Ensuite, nos chemins se sont séparés, le sien, l’a amené dans le brasier. Le fait d’entendre sa voix, des années plus tard, éveille une drôle de sensation…

Serxwebûn, se trouvait dans sa ville natale Cizre, depuis le début du blocus de l’Etat et la résistance pour l’autonomie. Il a été témoin de la barbarie et d’une grande résistance qui se déroulaient dans les rues où il est né et a grandi. Les résistants lui ont demandé, comme testament, « parle de nous », alors il continue à en parler…

Bien que les paroles soient insuffisantes, nous avons discuté avec Serxwebûn, comme on a pu, de ce qui se passe à Cizre, de la violence d’Etat, de la résistance, et de l’identité de ceux qui sont morts. Il y a tellement de choses importantes à dire, que privilégier certaines d’entre elles serait injuste. Alors, pour bien faire, prêtez l’oreille aux propos de Serxwebûn, qui a été témoin de tout, du début à la fin, et choisissez vous-mêmes les priorités.

(Vous savez que ceux dont le vrai ennemi est « la vérité », voient comme sort les pires persécutions, de plus dans une enveloppe judiciaire. Oui, son nom n’est pas Serxwebûn*. Mais ces terres ne s’appellent pas la Turquie non plus, alors on est quittes…)

[*Serxwebûn est donc un alias. Ce joli mot veut dire en kurde « indépendance » et c’est aussi le nom de l’organe de publication du PKK depuis sa naissance.]

Avant tout, dans quel état es-tu, comment vas-tu ?

Comment veux -tu que je sois. J’essaye de récupérer. Je me suis rendu compte qu’on devrait passer à une période de récupération. Les personnes qui sont mortes, étaient mes amis très proches. Le fait d’être parti de ce sous-sol, de les avoir quitté, était un complet hasard. Je suis parti, puis j’allais y retourner, puis la route a été fermée. C’était des camarades infiniment proches. Le plus désolant est le fait que la majorité étaient des civils, des étudiants… Une personne qui combat, peut mourir dans le combat, c’est aussi douloureux mais différent. Mais, on est encore plus triste pour celui qui n’a jamais combattu, je ne sais pas moi, qui est juste présent par dévouement, qui ne se défend pas. Quand on pense comment ils ont été tués, on se déchire.

Depuis quand tu étais à Cizre ?

Cela fait pile un an.

Maintenant, l’Etat dit : « L’opération est terminée avec réussite. » Qu’a-t-elle fait cette opération à Cizre ?

A vrai dire, tout le monde voit le résultat, clairement. Les images prises par l’agence de l’Etat, depuis des blindés, mettent à jour, l’état dans laquelle est mise l’infrastructure de la ville, les habitations, les avenues. Mais à part cette destruction, il y a bien sur aussi, l’impact que cela a fait sur les gens.

L’Etat annonce « J’ai apporté la sérénité », « J’ai fait une opération réussie », mais désormais, les gens d’ici, se souviendront de l’Etat avec cette épave. De toutes façons, depuis des années, quand on dit Etat, les gens pensent à ce genre de choses, et pas à autre chose.

Déjà, la raison qu’une résistance soit organisée à Cizre aujourd’hui, n’était pas les épaves que l’Etat a crées dans le passé ?

Je dis toujours : les jeunes qui résistent contre l’Etat aujourd’hui sont les jeunes qui lançaient des pierres contre lui. Etant enfants ils ont lancé des pierres, mais l’Etat au lieu de comprendre ces enfants, ou de réaliser leur revendications, les a attaqués d’abord avec des gaz lacrymos, ensuite avec des armes. Ensuite ces enfants ont été arrêtés. Regardez le passé de chacun d’eux, ce sont des enfants qu’on appellent « victimes de TMK* » Maintenant ces enfants ont grandi.

[*Victimes de TMK : Dans les villes de Sud Est de la Turquie, après la reforme dans la loi, de la lutte contre le terrorisme (TMK) en 2006, des mineurs ont été arrêtés, jugés et incarcérés en prison adultes, en violation des droits d’enfants. La plupart ont été arrêtés, sur soupçons infondés, parce qu’il y avait la marque de pierres dans leur paume, ou ils étaient transpirants etc… ]

La résistance de Kobanê, comme dans tout le Kurdistan, a changé beaucoup de choses à Cizre aussi. Mais la situation des jeunes de Cizre était un peu différente. Tu sais bien, Cizre, pour le mouvement de libération de Kurdistan, est une ville symbolique. Les jeunes ont commencé à s’organiser ici, depuis 2009. Leur objectif principal était plutôt protéger au sens général, la ville dans laquelle ils vivait, que le combat armé contre l’Etat ou de l’autodéfense physique.

C’est à dire, que faisaient-il ?

Ces jeunes, ont stoppé à Cizre, le vol, la drogue et la prostitution… Tout le monde le sait dans quel état était cette ville en 2009. C’était comme la période, où les gens ne pouvaient même pas traverser les rues de Diyarbakır, de Bağlar ; l’Etat avait mis Cizre dans le même état après les opération contre le KCK [Koma Civakên Kurdistan, Le groupe des communautés du Kurdistan] en 2009. A chaque coin de rue, il y avait des voleurs, des dealers, des prostituées et les jeunes étaient transformés en espions. Dans un premier temps, les jeunes ont commencé à s’organiser comme une réaction contre tout cela, et dans la mesure où ils ont réussi, sont devenus le cible de l’Etat.

Quand est-ce que les premières tranchées ont commencé à être creusées ?

Lors du processus de Kobanê, l’organisation a gagné de la vitesse. Et, les descentes dans les maisons ont commencé à ce moment là. Après, pour empêcher ces descentes et les arrestations, les tranchées ont été creusées. Les tranchées sont restées dans la ville pendant un an, l’Etat n’a mis personne en garde à vue, il n’y a pas eu d’attaques sérieuses. Les choses étaient normalisées ; l’Etat et les jeunes s’étaient en quelque sorte entendus. Il y avait comme un accord tacite « Tu n’entres pas dans nos limites et nous n’interviendrons pas. »

Tout au long de cette année, dans la ville, il n’y a eu aucun mort, ni blessés, ni même d’actions. Un moment il y a eu quelques attaques et 5 jeunes y ont perdu la vie, mais c’était arrivé à cause de la provocation de Hüda Par*.

[*Hüda Par : Un parti islamiste et anti-kurde qui attire les sympathisants du Hezbollah turc, groupe militant sunnite actif dans les années 1990.]

Dans cette période Öcalan a demandé la suppression des tranchées et les jeunes les ont bouchées en une nuit. Voilà. L’Etat essaye maintenant de les fermer depuis des mois, alors qu’avec une parole d’Öcalan, c’était réglé en une nuit. Mais après la suppression des tranchées, les jeunes ont continué à faire la garde et protéger leurs quartiers.

Malgré la suppression des tranchées, l’Etat a continué ses attaques. Les gardes à vue, les arrestations ont recommencé, et les jeunes qui participaient même à la moindre manifestation se faisait tirer dessus. Après cela, les jeunes ont recommencé à creuser les tranchées et mettre des barricades en place. Ils ont renforcé leur organisation à chaque attaque et ils ont commencé à résister de plus belle. A la fin du couvre feu de 9 jours, déjà, presque chaque maison de la ville était devenue un lieu de résistance. C’est la raison principale pour que la résistance puisse durer aussi longtemps : elle s’est étendue à toute la ville, tout le monde a résisté en faisant ce qu’il pouvait.

Ces jeunes sont ces jeunes là. Les jeunes que l’Etat poussait vers la prostitution, drogue et espionnage… Les jeunes qui voient la réalité de l’Etat et qui se rebellent.

Nous voyons pas mal de chiffres [sur les morts], tous les jours nous nous battons avec des chiffres. Mais il y a une histoire de vie derrière chaque nombre… Tu connaissais presque tous, tu es l’enfant de là-bas. Comment les jeunes résistaient-ils ?

Malgré leurs moyens réellement limités, ils ont fait une résistance honorable, contre dix mille militaires professionnels d’un Etat qui dit qu’il possède une des meilleure armée du monde, dotée de toutes technologies et une force extraordinaire. Je peux dire que cette résistance continuait même dans le sous-sol.

Parfois dans la presse turque, on voit des nouvelles comme « tant d’armes on été saisis », «ils possédaient tant de munitions ». Nous étions là. Nous avons vu, avec quoi ces jeunes résistaient… Avaient-ils des armes ? Oui, bien sur. Mais sois en sur, l’arme de chaque jeune à terre, était récupérée par un(e) autre, parce que le nombre d’armes qu’ils possédaient était très limité. Les chars avaient encerclé la ville et sans cesse, ils tiraient au canon sur le centre ville. Ensuite ces chars ont essayé de s’introduire dans les quartiers. Les jeunes ne pouvaient pas faire grand chose face aux chars. Ils prenaient des couvertures et plaids et les jetaient sous les chenilles pour les bloquer. Plusieurs d’entre eux on été blessés en jetant des couvertures. Les chars ne pouvant pas avancer sur des couvertures, continuaient à tirer au canon, de là où ils étaient bloqués. Des blindés venaient pour les débloquer et les jeunes résistaient en lançant des cocktails Molotov sur ces véhicules.

Ils n’ont jamais eu des conditions égales. Ils avaient fabriqué des « gilets-livres pare-balles» pour se protéger des tirs. Ils entouraient des gros livres de tissus, les cousaient ensemble en forme de gilet. Tous les résistants et les civils qui vivent en ville utilisent ces gilets-livres pour aller d’un endroit à l’autre. Les balles, sont retenues, plantées dans les livres.

Par ailleurs, ils jetaient de la peinture sur les vitres des véhicules blindés. Ils avaient toujours une méthode alternative pour contrer chaque type d’attaque. Ils ont résisté comme ça.

Ils sont restés affamés des jours et des jours. Il y a eu beaucoup de difficulté de nourriture lors du blocus qui a duré des mois. Mais malgré cela, dans les barricades, dans les rues, en défendant  maison par maison, ils ont essayé d’empêcher que l’Etat avance.

Mehmet Tunç est un nom important de la résistance et il est devenu un symbole. Comment le connaissais-tu ? Quel genre de personne il était, et comment est-il devenu un pionnier ?

[Kedistan avait publié la traduction d’une des interventions téléphoniques de Mehmet Tunç, co-président du conseil populaire de Cizre. Ce fut une de ses dernières communications. Il appelait depuis le sous-sol où le lendemain, il a été massacré >> A Cizre, le massacre est un crime de guerre]

Je connaissais Mehmet Tunç depuis mon enfance. Après, en 2009 il ést devenu président de la commune. C’était quelqu’un qui prenait toujours place dans la lutte. Quand je suis sorti de la prison, on a recommencé à se voir.

Tu peux demander à n’importe qui de te parler de Mehmet Tunç, il te dira les mêmes choses. C’était une personne courageuse, qui ne faisait pas de concessions, qui pouvait mobiliser les gens, un pionnier. Pas seulement dans cette dernière période, mais en 2008, 2009 aussi… Dans les périodes les plus difficiles, Mehmet Tunç il était capable, rien qu’en passant d’une maison à l’autre, de mobiliser les masses pour la résistance.

[« Le couvre feu de 9 jours » dont Serxwebûn parle dans les lignes qui suivent, datent du 4/12 septembre 2015. Vous pouvez lire l’article Cizre, ville martyr]

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Il avait fait cela plusieurs fois auparavant et pendant le couvre-feu de 9 jours aussi… Le quartier Nur était sur le point de tomber, te souviens-tu, Mehmet Tunç a parlé en liaison téléphonique en direct à la télé. Un discours bouleversant qui disait « le cercle s’est serré ». La raison de ce discours émouvant était la désolidarisation de certains politiques, des jeunes. Les politiques sur place disaient « Nous sommes obligés de nous séparer des jeunes. Soit les jeunes quittent les lieux, soit c’est nous qui partirons ». Mais Mehmet Tunç a fait un discours là bas et il a dit qu’il bougerait avec les jeunes, qu’il quitterait la maison où les politiques se trouvaient. Ensuite, il a parlé avec les jeunes avec une telle verve qu’ils ont réussi à casser le blocus. Et c’est encore les jeunes qui ont sauvé ces politiques. Sinon, l’Etat, allait tuer dans cette période de 9 jours, au moins trois, quatre députés du HDP. Tous les tirs de canon visaient les maisons dans lesquelles les députés se trouvaient. Ils essayaient de mettre la main dessus. C’est grâce à la résistance des jeunes que les députés du HDP ont pu sortir de cette maison. Et c’est les paroles de Mehmet Tunç qui a donné la motivation aux jeunes.

Je voudrais raconter un autre souvenir qui me traverse l’esprit. Mehmet Tunç me l’avait raconté : Quand il était jeune, à 15 ans, les guérillas viennent dans son village. Les jeunes se réunissent. Ils disent « on veut se joindre à vous ». Ils les prennent tous, sauf Mehmet Tunç. Il demande « Vous avez pris tous mes camarades et vous me laissez… pourquoi ? Moi aussi je veux venir ! ». Le commandant répond « Ne viens pas. Toi, tu es déjà avec nous. Tu nous es nécessaire ici. L’Histoire va te demander de faire des grandes choses ». Sa famille l’a marié aussitôt après cet événement. Il m’a raconté cette histoire il y a 20, 25 jours, quand je le voyais pour la dernière fois et il a ajouté « J’ai attendu des années, en me demandant quand le moment dont le commandant parlait, allait arriver. Pendant cette résistance, j’ai compris que ce moment est  ce moment. »

Voilà Mehmet Tunç, un homme, avec sa grosse voix, apparaissant d’un coup sur un toit, un autre instant dans un salon, dans la rue, remontant le moral à tout le monde. Il ne faisait pas que  parler, il était aussi travailleur. Mehmet Tunç était aussi celui qui portait du sable aux barricades, qui cuisinait, qui essayait de soigner la blessure d’un(e) jeune…

Tu as connu beaucoup de personnes, et  tu as plein d’histoires dans ta tête, je sais, mais si on te demande de nous en parler d’une, à qui penserais tu ?

Je suis touché par toutes les histoires, mais je voudrais parler de Ramazan. Il a été massacré, lui aussi dans ce sous-sol.

Ramazan était un gamin qui vivait dans le quartier Yafes. Pendant la résistance de Yafes, il était là, il se balladait d’un barricade à l’autre. Il n’était pas un combattant, il n’avais reçu aucun entrainement. Mais, face à tout ce dont il était témoin, il voulait faire quelque chose. Puisqu’il n’avait que 16 ans, les jeunes ne l’acceptaient pas au front. Et, lui, il arrivait chaque fois à trouver un moyen pour venir près des jeunes. Il demandais « Je veux faire quelque chose, moi aussi. » A la fin, ils lui ont donné le devoir de transférer les repas. Ils baladait alors la nourriture. Quand quelqu’un essayait d’aller au quartier, il les faisait passer par les endroits les plus sécurisés. Ils maîtrisait chaque coin, chaque passerelle de Yafes pour éviter les snipers positionnés. Ramazan était devenu le guide du quartier.

Quand le quartier Yafes est tombé, les habitants ont quitté la ville, mais Ramazan a dit : « Je ne viens pas avec vous. Nous nous somme retirés ici, mais je vais aller à Cudi et continuer là bas ». Quand il s’est rendu à Cudi, les jeunes lui ont dit eux aussi, qu’il était beaucoup trop jeune et n’ont pas voulu de lui, mais ils les a également convaincus. Cette fois ils ne lui ont pas attribué de rôle, alors il est allé à la Commune de Santé. En passant son temps dans cet endroit, il a appris les techniques de soins. Les derniers vingt jours, puisque les autres étaient tous massacrés, il ne restait plus que Ramazan qui était capable d’intervenir pour les blessés. A 16 ans, il était devenu leur médecin. Il soignait tous les blessés.

Qui étaient ceux qui ont été massacrés dans ce sous-sol ? On dit que la majorité était des étudiants…

60% du groupe était des étudiants. C’était des jeunes qui étaient sorti du congrès de DEM-GENÇ  [Fédération Démocratique des Jeunes] la veille du couvre-feu, et qui n’avaient pas pu sortir de la ville à cause de l’interdiction. D’abord ils se sont dispersés dans tous les quartiers, et petit à petit, quand les quartiers sont tombés un par un, leur zone s’est limitée et ils se sont réunis à la fin à Cudi. Un autre groupe de jeunes étaient hébergés au centre ville, la police a fait une descente et les a arrêtés. Et ce groupe, craignant l’arrestation, est allée au quartier Sur. Ils sont restés plusieurs jours là bas. Quand la résistance a glissé vers ce quartier, les maisons où ils logeaient depuis le début se sont trouvées au milieu des affrontements. Quand la police a appris qu’ils y avait des occupants, il y a eu ce massacre. Si ces jeunes étaient venus au centre ville, ils auraient été effectivement arrêtés, c’est pour cela qu’ils ont senti le besoin de rester dans le quartier Sur. Ils restaient ensemble, ils pensaient que le couvre-feu se terminerait et qu’ils partiraient. 20 personnes étaient dans un immeuble et 30 dans un autre. La majorité des dépouilles sorties à la suite des bombardements, étaient celles de ces jeunes.

Actuellement, après tant de vécu, que ressentent les habitant de Cizre ?

Bien sûr dans la ville, une atmosphère de tristesse et de douleur règne. Les gens ont encore du mal à réaliser. Mais je dirai aussi ceci : Les gens sont actuellement décidés. Dans cette ville près de 250 personnes on été tuées. La majorité des derniers tués étaient des étudiants, et avant, il y a eu beaucoup de morts, jusqu’à des enfants  de 9-10 ans. La plupart de ceux qui ont été tués, étaient enfants de cette ville, et résistaient derrière des barricades. Parce qu’ils avait perdu eux-même leur proches et ils avait reçu cet héritage et étaient passés à la résistance. Maintenant, la seule chose que la plupart des habitants de la ville veut, c’est la levée du couvre-feu, puis récupérer et renforcer la résistance. Tout le monde pense « Comment pourrons-nous organiser une résistance plus efficace ? ». Peu importe avec qui je parle, ils disent « Comment puis-je revenir sur Cizre ? », « Comment peut-on mener un combat, pour demander des comptes pour nos frères ? »

Je peux dire que dans la ville il y a une ambiance de vengeance qui règne. Les gens ont de grandes attentes du Mouvement de la Libération kurde, mais si leurs attentes ne se réalisent pas, il peut y avoir même des vengeances personnelles, et c’est fort possible. Il y a des familles qui ont perdu deux, trois proches. Trois frères et soeurs tués ensemble, ou des cousins, cousines… Je peux exprimer clairement que tout le monde attend les jours de vengeance.

[D’où le titre original de l’article en turc : « Les habitants de Cizre attendent le jour de vengeance »… NDLR]

Y-a-t-il un sentiment d’être battu ?

Non, parce que pour la plupart des gens, la mère, le père de ces gamins, leur famille ont vécu les années 90… Puisqu’ils ont payé le prix dans ces années là aussi, ils savent qu’on peut avancer sur ce chemin, même si on trébuche ou tombe parfois. Ce sont des gens qui savent bien, qu’après des centaines de morts, cette lutte ne se terminera pas. Cizre est une ville qui a connu des massacres périodiques durant ces quelques années mais qui arrive à résister chaque fois. C’est pour cela, que ces gens disent, comme je raconte, « récupérons et demandons des comptes sur nos proches qui ont été massacrés ».

Et toi, comment cela t’a-t-il  affecté ?

J’étais revenu sur Cizre, il y a un an, après des années d’absence et les changements que j’avais vus m’avaient rendu heureux. La ville que j’avais quittée était une ville altérée dont chaque rue était scène de mauvaises choses. Mais ces jeunes avait construit une telle vie dans cette ville, que tu pouvais te comporter dans la rue, librement, aisément. Les problèmes de la ville étaient devenus faciles à résoudre en peu de temps. à la moindre mésentente, les jeunes intervenaient et dénouaient la situation. J’ai même observé qu’il n’y avait plus une seule bagarre dans les quartiers.

Après, avec les attaques, j’ai été témoin de la façon dont les jeunes résistaient. Quand je les voyais résister derrière les barricades, dans des conditions très lourdes, je leur disais « Comment je peux parler de vous comme vous le méritez ? ». Il se tournaient vers moi et exprimaient toujours la même chose : « Nous, ici, nous résistons. Nous écrivons l’Histoire. Oui, on peut être tués, et nous n’avons pas la chance de créer beaucoup de miracles face à la force de l’Etat, mais tu dois parler de nous. La seule chose que nous te demandons, est de raconter comment les jeunes de Cizre résistent ». Voilà le testament que la plupart m’ont confié.

Bien sur que je suis affecté, comment ne pas l’être ? Mes meilleurs amis, des amis qui m’ont aidé, avec lesquels j’ai marché continuellement côte à côte, avec lesquels j’ai résidé ensemble dans toute cette période, ont perdu la vie. J’ai été obligé de quitter le sous-sol, juste pour envoyer une image, ensuite je n’ai pas pu y retourner, et eux, là-bas, ils ont perdu leur vie. Je suis resté affecté plusieurs jours, à ne pas pouvoir répondre aux appels. Mais quand je repense… Quand nous parlions [au téléphone depuis les sous-sol où ils étaient coincés et condamnés] , ils disaient tous « Que personne ne soit triste pour nous. Ceux qui veulent faire quelque chose, qu’ils s’approprient notre lutte pour laquelle on meurt, qu’ils prennent le flambeau. ». Ils disaient tous, cela, chaque fois qu’on parlait. « Ceux qui ne partagent pas notre résistance, qu’ils ne partagent pas notre douleur non plus, qu’ils ne viennent pas à nos funérailles. ». Il ont répété cela aussi chaque fois. : « Nous ne voulons personne, que personne ne pleure pour nous. Si nous résistons jusqu’à la dernière balle, si nous ne rendons pas, ceux qui s’attristent pour nous, prennent exemple de nous, et qu’ils fassent quelque chose, qu’ils étendent la résistance ».

Je suis affecté de mon côté, mais j’ai compris que je dois faire ce que je peux, pour rendre réels, leurs rêves, leurs espoirs. Mon objectif est de parler du massacre, et de leur donner de la visibilité.

Comme aimait répéter Mehmet Tunç, « Cette lutte est une lutte de longue durée. Elle n’a pas commencé hier, elle ne se terminera pas aujourd’hui. ».

Je porte aujourd’hui en moi une part de chacun, un souvenir particulier, une posture personnelle.

1er numéro de « Merhaba Hevalno mensuel » – des nouvelles du Kurdistan

barricade SurVoici le premier numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publierons chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

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Bien que les luttes du peuple Kurde commencent à apparaître, de manière très limitée, dans les médias classiques français, cela ne signifie pas pour autant que ces luttes soient quelque chose de nouveau. Il n’est pas question d’un groupuscule armé faisant son apparition soudaine sur la scène politique du Moyen-Orient, mais bien d’un vaste mouvement populaire révolutionnaire qui a su combiner les luttes armées, politiques et sociales, tenant une position très importante, et souvent ignorée, dans les conflits de la région. Nous voudrions, en publiant ce bulletin, mettre en mot et en acte notre solidarité avec les mouvements de résistance au Kurdistan. Malgré la complexité de la situation là-bas (des dizaines de partis politiques, d’organisations, de groupes armées, etc.), sans parler du fait que la région nommée « Kurdistan » soit actuellement divisée entre quatre pays, nous tenterons de rendre les articles aussi accessibles que possible, en prenant bien en compte le fait que, de loin et de nos points de vue (majoritairement) occidentaux, nous sommes très loin d’avoir une compréhension globale de la situation.
Nous pensons à toutes celles et ceux qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes fascistes du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr notre chère France fait partie.
Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques. Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici.

 

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL,mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille et d’ailleurs y participent…
Pour nous contacter : actukurdistan@riseup.net

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Sommaire :

  • Massacres à cizre
  • Panorama historique des luttes au Kurdistan
  • Guerre et paix
  • Les YPS-Jin aux femmes du monde
  • Un volontaire français dans les YPG
  • Appel du collectif Solidarité Femmes Kobanê suite aux attentats du 13 nov.
  • Sakine, Leyla et Fidan
  • Brèves du Bakur, du Rojava, d’Irak et d’Iran, de Turquie et d’Europe
  • Carte, glossaire, agenda

[Vidéos] Les jeunes de Cizre, Silopi, Mardin, Diyarbakir… résistent.

[Vidéos] Les jeunes de Cizre, Silopi, Mardin, Diyarbakir… résistent.

Depuis bientôt 3 mois, alors que l’Etat turc a envoyé près de 10000 hommes des forces spéciales pour tenter de mater la volonté d’autogestion et d’autonomie de nombreuses villes et quartiers du Kurdistan, l’esprit serhildan est là. Comme ce mot l’indique, « on ne baisse pas la tête », on se révolte au quotidien, aussi bien que l’on construit l’autonomie et l’émancipation individuelle et collective pas à pas… Un retour en vidéos sur l’autodéfense des quartiers contre l’Etat (turc) et ses flics…

A Cizre, avec notamment, une leçon contre la vidéosurveillance :

https://youtu.be/g4NxSFXnqW4

A Hakkari, sous la neige :

https://youtu.be/a1zSa9xSeHo

Des petits mix vidéos en musique :

https://youtu.be/Rjlh1vRV3-4

https://youtu.be/RcH1nxf2doE

https://youtu.be/DQ3l_kmlQqk

Et des vidéos à peine plus vieilles. A Van, à Diyarbakir… :

https://youtu.be/Q8TYHGtkUAQ

https://youtu.be/m5dSaLJzyFQ

https://youtu.be/NxQmyri8UGk

Guerre et paix : entretien avec un camarade de Diyarbakır

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Réalisé le 11 décembre 2015 à Amed, cet entretien apporte un éclairage sur la guerre qui malheureusement se profile chaque jour davantage au Kurdistan…

Les choses ont beaucoup changé depuis quelques mois. Tout le monde au Kurdistan réclame la paix à corps et à cris. Mais la guerre s’intensifie partout : en Syrie et en Irak, elle continue de s’étendre, et en Turquie, l’État a recommencé sa sale guerre au Kurdistan. Depuis deux semaines, il assiège Sur, le quartier historique de Diyarbakır… Comment imagines-tu la suite des choses ? Que va-t-il se passer ?

Pour parler de ce qu’il se passe actuellement au Kurdistan, et des changements à l’œuvre ces derniers mois, il est impératif de prendre en compte les mouvements sociaux et politiques en Turquie, en Syrie et en Irak, et de mesurer l’impact des puissances internationales sur ces réalités, parce que la guerre en Syrie et en Irak, et plus spécifiquement au Rojava, a des répercussions et des effets sur la situation au Kurdistan turc.

Avant les élections du 7 juin 2015, il y avait un accord de paix entre l’État turc et le PKK. Cet accord a été rompu lors d’une réunion des MGK (Milli Güvenlik Konseyi, le Conseil de sécurité) en octobre 2014 : l’État turc prend alors la décision de repartir en guerre. Sauf qu’il n’a pas encore de raison valable à mettre en avant. Pour justifier son choix et faire monter la tension, plusieurs attaques meurtrières ont donc été perpétrées par l’État contre le mouvement kurde pendant la campagne des élections législatives, mais les militants « pro-kurdes » n’ont pas répondu à la provocation.
Et le massacre de Suruç peu de temps après le scrutin du 7 juin révèle malheureusement la signification de la grande victoire du HDP avec ses 80 députés élus. 33 jeunes qui devaient amener des jouets pour Kobanê y ont en effet trouvé la mort le 21 juillet. Le mouvement kurde est resté ensuite suffisamment fort pour continuer à réclamer la paix. Mais après ce qui s’est passé à Caylinpinar, avec la mort de 2 policiers [tués en réponse au massacre], l’État turc a enfin trouvé le prétexte qu’il attendait : le 24 juillet, il décide d’attaquer le PKK à plusieurs endroits et envoie 60 avions bombarder les positions de la guérilla dans les montagnes.

Mais la vraie question, en fait, n’est pas là. Pour le Rojava, l’idée était de rallier le canton de Kobanê à celui de Cizre : Tall Abyad, la ville frontière côté « syrien » a été reprise à Daech, et les deux cantons ont pu ainsi être reliés. Cela coupait le passage que l’État turc et l’État islamique empruntaient pour passer d’un côté à l’autre. Les élites turques et le haut commandement militaire ont rapidement pris la décision conjointe de déclarer la guerre aux kurdes, pour éviter l’ouverture de ce fameux corridor kurde, de Mossoul et Kirkuk jusqu’à la mer méditerranée. Pour les autorités turques, cela représentait un vrai cauchemar. Voilà la vraie raison de la guerre déclarée aux kurdes.

La seconde raison, c’est que depuis le 4 avril, la liaison est rompue avec le leader Abdullah Öcalan [en prison, isolé sur une île depuis 1999]. Il subit une répression très dure, dans l’isolement le plus complet. Comment pourrait-on faire la paix avec une force qui détient un de nos symboles entre ses mains ? Ce n’est pas possible, en fait. Avec ce mouvement, les kurdes, les jeunes kurdes, dans certains quartiers ou certaines villes, ont déclaré l’autonomie. Du coup, l’État a envoyé ses forces spéciales à ces endroits-là : tanks, roquettes, armes lourdes. Ils occupent carrément des quartiers entiers, où vivent évidemment des civils. Les jeunes s’opposent à cette intrusion des forces armées dans leurs quartiers, ce à quoi l’État répond par de nombreuses violences, gardes-à-vue, assassinats, viols… Les jeunes disent qu’ils n’en peuvent plus, et étendent l’autonomie à d’autres endroits. Et quand on parle de l’autonomie, on dit qu’elle a « neuf pieds » : l’économique, le social, le culturel, la santé, l’écologie, les femmes, etc… Dans ces « neufs pieds », il y a aussi l’autodéfense.

L’autodéfense a pris une place de premier plan car l’État attaque avec des armes lourdes. Si l’État n’attaquait pas, s’il faisait un pas en arrière, le peuple s’organiserait autrement. Bien évidemment ce qui se passe ici est en lien direct avec ce qui se passe en Syrie et en Irak. Les américains, qui ont des bases aériennes en Turquie, ont autorisé l’État turc à attaquer les positions du PKK. L’ordre donné était que l’attaque pouvait se faire sur le PKK mais pas sur les YPG/YPJ. « Parce que nous, les américains, nous travaillons avec les YPG/YPJ ». C’est la politique du bâton et de la carotte. Dans le même temps où ils essayent d’affaiblir le PKK à l’est, ils ont besoin des YPG au Rojava, donc ils maintiennent de bonnes relations avec ces derniers. En réalité, les YPG ont besoin de l’Union Européenne, et l’Union Européenne a besoin des YPG car les YPG n’ont pas d’armée de l’air, et les autres n’ont pas de forces sur terre. Ils sont donc obligés de collaborer.

Mais ce qu’on a pu voir ces derniers mois, c’est que l’État turc attaque sauvagement des villes, des quartiers, des régions kurdes où des civils sont présents, et face à ça, l’Occident reste silencieux. Et sachez-le bien : l’État turc mène ces attaques contre les kurdes, dans leurs propres quartiers, dans leurs villes, avec une mentalité semblable à celle de Daech. Seul le nom diffère. Les façons de faire sont identiques. La semaine dernière, j’étais à Urfa dans un commissariat. Une jeune femme avait été violée. Les flics lui ont dit « nous sommes des membres de Daech ». Une lettre de cette femme, qu’elle a envoyée pendant son incarcération, raconte ce qu’elle a vécu. La mentalité de l’État turc et celle de Daech sont les mêmes. Je voudrais rajouter que le peuple kurde n’a cessé de réclamer la paix depuis 1993. Le PKK a demandé à huit reprises l’accord de paix, et l’a fait de différentes façons, par des manifestations, des propositions de discussions, etc. Et ce sont ces deux dernières années, au moment précisément où le PKK cesse de prendre les armes, que l’État turc a déclaré la guerre au peuple kurde à cause de la conjoncture actuelle.

Ces jeunes qui défendent les quartiers, les villes, les villages, ont été contraints de le faire. Ce ne sont pas des terroristes. Personne ne voudrait vivre nez à nez avec la mort, n’est-ce pas ? C’est simple, les jeunes refusent l’entrée des forces armées dans leurs quartiers. Ils veulent l’arrêt des assassinats, des gardes à vue, des tortures dans les commissariats, des enfermements dans les prisons. Mais l’État reste sourd à ces demandes, voire fait tout pour continuer à appliquer ces mesures. Pour toutes ces raisons, à Cizre, à Gever, à Nusaybin, à Derik, à Sur, à Silvan, à Varto, la confrontation continue.

Du coup on a l’impression que c’est la guerre sans que ce soit vraiment la guerre, ce sont des guerres très localisées sur une durée définie. Nous nous demandons si les gens sont prêts à la guerre. Nous avons vu par exemple qu’il y a eu une semaine de festival suite à l’assassinat de Tahir Elçi, l’avocat de Diyabakır. Sur l’affiche, il est écrit « Quoi qu’il arrive, on veut la paix ». Est-ce que ce sont les mêmes personnes qui défendent la paix et dans le même temps s’organisent pour la guerre. En d’autres termes, si la guerre se met en route, est-ce que tout le monde suivra ?

Depuis 40 ans, ou plus précisément depuis les années 1990, ce peuple a vécu sous l’oppression de l’État. Ils ont payé beaucoup de leur « peau ». Rien que durant la décennie 1990, plus de 4 000 villages ont été incendiés. Trois millions de personnes ont dû émigrer vers les métropoles. La guerre, elle nous a brûlés de près. Moi, par exemple, je n’ai pas pu vivre ma jeunesse. En raison des conditions de guerre au quotidien, on ne pouvait sortir que le jour, c’était ennuyeux. Je parle des années 1990. Le peuple kurde a vraiment soif de paix. Même là où la situation est la plus dure, là où la répression est la plus féroce, les kurdes vont quand même continuer à scander des slogans de paix. La valeur de la paix, seuls les vrais combattants en connaissent le sens. Depuis 30 ans, les kurdes se battent sans relâche mais suite aux évolutions de la situation, les kurdes sont de nouveau confrontés à devoir faire des choix. Il y a la réalité de Daech, et de ses liens avec l’État turc, il n’y a pas de doute là-dessus. Pour se défendre, la Turquie a dû trouver une stratégie capable d’arrêter l’avancée des kurdes.

On a compris aussi qu’on ne pouvait pas s’en sortir avec les méthodes de guérilla à l’ancienne, comme l’on fait les Hizbullah [au Liban]. La stratégie a été de prendre des lieux, des terrains, de s’entraîner sur ces espaces, en mobilisant les uns et les autres. Et ces organisations continueront d’évoluer. Il est vrai que la population a vécu un choc, car ils avaient à l’esprit l’exemple de Kobanê : en l’espace de quinze jours, plusieurs centaines de villages, dont la ville principale, ont été vidés de leur population. 400 000 personnes ont dû partir. La ville a été entièrement détruite. Beaucoup de jeunes ont perdu la vie en défendant le lieu. Plus de jeunes encore ont été blessés. Le peuple kurde a apporté un grand soutien, c’est certain, mais ça se passait loin de chez eux. Lorsque cette guerre est entrée dans leur quartier, là oui, ils ont pris peur. Mais on sait aussi qu’un grand nombre de personnes restera et soutiendra la force d’autodéfense qui est avec eux. Si les YDG-H continuent de défendre tous ces quartiers, le peuple continuera lui aussi de soutenir ces jeunes. Comme à Cizre, Yüksekova, Derik, pour ne citer qu’elles… Là où les habitants apportent leur soutien, l’État ne parvient pas vraiment à attaquer.

Sur, par exemple, est un lieu où il y a des commerçants, et du coup le quartier est assiégé par les forces de l’ordre. L’État veut manœuvrer là-bas, c’est ce qui explique qu’il y ait davantage de conflits. Les lieux non délaissés par les civils sont les lieux où l’État n’arrive pas à avancer. Je pense que ces résistances vont se répandre dans toute la zone kurde et que le peuple va manifester son soutien.

Si nous posons cette question, c’est qu’on sait bien que c’est un choix de faire la guerre, c’est difficile et compliqué de choisir entre construire pacifiquement son autonomie et se défendre face à la violence de l’État et de Daech. Idéalement, on préférerait tous le premier choix.

C’est en effet ce qu’il faudrait. Dans la période de construction de ce mouvement d’autonomie et d’autogestion, on aurait dû pouvoir entamer ces travaux sans avoir à faire intervenir les armes. On aurait pu s’organiser de manière passive dans nos quartiers, dans nos villages, dans nos villes. C’est un manque du parti politique légal kurde, le HDP. Si on avait su bouger avec la foule des habitants, l’État n’aurait pas pu entrer dans les quartiers. Comme il a continué à opprimer et réprimer les habitants, les jeunes ont été obligés de s’armer. En réalité ça commencé il y a un an à Cizre où 8 jeunes ont été abattus par des militaires. Des barricades ont été creusées. Mais avec l’arrivée du parti légal kurde, la stratégie des barricades a été mise en attente. A Silvan, par exemple, quand les premières barricades ont été montées au mois d’août, l’État a fait marche arrière en disant : « On ne vous fera aucun mal. On ne procédera à aucune garde à vue, on n’emprisonnera personne. Enlevez seulement ces barricades. » Mais une fois que les jeunes ont retiré les barricades, et qu’eux-mêmes se sont retirés de la zone de conflit, les forces de l’ordre ont attaqué les quartiers comme des barbares. Ils ont brûlé les maisons, les commerces. Ceux qu’ils ont attrapé ont été battus, torturés, enfermés. Là encore les jeunes ont dû reprendre les armes.

Vous savez qui sont ces jeunes aujourd’hui? Ce sont les jeunes qui ont perdu un parent ou un membre de leur famille : abattu, torturé, mis en prison ou porté disparu par l’État. Leurs villages, leurs maisons ont été incendiés. Ils ont été forcés de migrer vers les villes. Cette génération de jeunes est le résultat des années charnières 1990. Ils ont grandi avec ces histoires. Et la vengeance anime leurs pensées.

Mais il y a un vrai paradoxe à Sur, comme vous avez pu en juger par vous-mêmes, une vraie guerre y est perpétrée par l’État, alors que quand vous regardez vers l’ouest de la ville, une vie de luxe continue tranquillement son train-train. Une espèce de schizophrénie pour le peuple. Pourquoi cela? Pourquoi d’un côté nos jeunes perdent la vie et de l’autre les gens continuent à mener la leur tranquillement, dans les bars, à siroter du thé ou du café.

Les gens payent fort leur combat, en comprenant la valeur des jeunes qu’ils perdent. Les gens attendent que la guerre arrive chez eux. En Syrie c’est pas ce qu’il s’est passé ? Ça a commencé d’un coup à Homs, et aujourd’hui c’est toute la Syrie qui brûle. En Irak aussi, ça a commencé à Falluja, et c’est l’Irak entier qui brûle aujourd’hui. Au Yemen pareil, ça a commencé à Aden, et le pays brûle aussi. Idem en Libye. On ne peut pas savoir si au Kurdistan ça sera pareil ou pas. Mais quoi qu’il arrive, ces jeunes, on ne peut pas les laisser tout seuls. Pas pour la guerre mais pour la paix.

 

Est-ce que c’est une nouvelle stratégie, assiéger un quartier ou une petite ville, la couper du monde, lui faire la guerre, en faisant en sorte que le reste des habitants ne se sentent pas concernés par ces attaques très ciblées ?

Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Comme on l’a dit tout à l’heure, pendant cette période de construction, l’autodéfense est le dernier « pied » de l’autonomie. L’autodéfense est quelque chose qui est mis en place pour des attaques qui pourraient survenir en interne et non en externe. L’autonomie et l’autodéfense se font sans arme. Sauf si une attaque est perpétrée de l’extérieur avec des armes, là oui, tu dois toi aussi sortir les armes. L’autodéfense est quelque chose qui naît naturellement en toute personne qui se rebelle contre n’importe quelle forme de pouvoir.

Et ça bien-sûr, l’État s’en rend compte et attaque son peuple avec violence. Il veut lui faire peur. Il veut casser la volonté propre de chacun. Il veut vider les villes et les villages, casser cette lutte, et pacifier le peuple. Et il veut que le peuple se rende à lui. Il y a un tas de raisons à cela. L’État veut détruire le Kurdistan, et la lutte de son peuple. Il est fou de rage que face à lui les gens aient deviné son intention, et ses futures attaques possibles.

Et savez-vous aussi pourquoi nous étions informés que l’État s’était préparé à nous attaquer durant ces deux dernières années de paix ? Ils avaient préparé des véhicules blindés qu’on n’avait jamais vus jusque-là. Au moins 5 modèles différents. Ce sont des véhicules avec un système informatique intégré. Les armes se trouvent au-dessus des blindés, les forces armées sont comme sur leur joystick, comme devant leur playstation : ils font et contrôlent la guerre. Mais ce ne sont que des préparatifs, en réalité. On a aussi l’impression que les forces spéciales qui nous combattent étaient auparavant en Syrie. Ils n’agissent pas comme les anciennes forces armées. Ils ont un entraînement technique et une bonne formation militaire. On s’est rendu compte que ces deux années de paix ont permis à la Turquie de préparer un plan d’attaque pour que le peuple kurde se rende. Mais les jeunes sont entrés en résistance contre cette attaque.

Regardez juste si on imaginait qu’à Paris, Marseille, Toulouse, Bordeaux, peu importe, des gens masqués fracassent les portes de chez vous pendant que vous dormez, en hurlant, en vous insultant et en violant votre intimité. En un instant les voilà dans votre chambre, qu’est-ce que vous auriez ressenti à ce moment-là ? Nos jeunes en ce moment se battent précisément contre tout ça.

Je vais parler de moi. Ma mère me disait quand j’étais petit : « Attention, si tu ne vas pas te coucher, les militaires turcs vont venir te chercher ». C’était notre loup à nous, elle nous faisait peur comme ça. Est-ce que vous arrivez à comprendre ce que ça signifie ? Un matin, les militaires viennent dans votre village, ils rassemblent les hommes sur la place, les insultent, les humilient, les frappent, les torturent… Toutes ces sales choses qu’on peut s’imaginer, ils les font. Et ensuite, ils rentrent dans vos maisons et font ce qu’ils veulent. Auprès des femmes et des enfants. Et si c’était vous, qu’est-ce que vous auriez fait ? Historiquement, ceux avec qui la France a eu le plus de conflits, c’est avec les Anglais. Imaginez si l’État anglais vous avait fait ça, qu’est-ce que les français auraient pensé ? Ou si c’était le contraire, qu’est-ce que les Anglais auraient pensé de l’État français ? Les kurdes résistent simplement face à cela.

Chaque instant de la vie est devenu un moment de torture pour nous. J’ai 38 ans aujourd’hui, et je ne me sens en sécurité que là où les forces armées ne sont pas présentes.

État de siège à Diyarbakır : Terreur d’État et résistance populaire (2ème partie)

diyarbakir_22aralik_11A Amed (nom kurde de Diyarbakır), du 14 au 22 décembre, le peuple de la « capitale kurde » a repris la rue et les serhildan, pour montrer sa détermination et son soutien à la guerilla. Une semaine de manifestations et d’affrontements. 5 jeunes manifestants exécutés par des « escadrons de la mort »…

Terreur des tanks de l’armée turque contre l’autonomie revendiquée et défendue par le mouvement kurde.

De nouvelles operasyon – ces opérations militaires contre les « terroristes kurdes » comme aiment à en parler les médias aux ordres du Sultan Erdoğan – ont pris corps depuis le 13 décembre. Plus de 10 000 militaires, policiers et gendarmes des forces spéciales sont partis à l’assaut de Silopi, Cizre, Nusaybin etc. Autant de villes kurdes ayant déclaré leur autonomie et qui se sont vue successivement placées sous couvre-feu puis attaquées par les tanks et les bombes de l’État turc. Car il s’agit pour le gouvernement comme il l’a dit et redit sur toutes les chaînes de télé d’une « opération de nettoyage » – ce qui rappelle les envies de karcher de Sarkozy en son temps ou celles de génocides bien pires encore. 10 000 fascistes armés jusqu’aux dents pour mater le mouvement d’émancipation sociale kurde et pour lancer une véritable guerre civile dans la région.

Dans ces villes et quartiers, beaucoup de maisons, d’immeubles, mais aussi des écoles et hôpitaux se font incendier ou éventrer par les bombes des tanks. Et bien que les habitants se fassent quotidiennement tués ou volés leurs biens par les forces spéciales, ils continuent de sortir dehors, d’investir les rues pour manifester, danser, faire du bruit ou même tirer des gros feux d’artifice la nuit pour signifier à l’Etat qu’ils apportent un soutien sans faille aux YDG-H – les jeunes qui défendent les quartiers les armes à la main –, et qu’ils préfèrent mourir que laisser leurs maisons et leurs terres.

Côté baston, les forces spéciales progressent a priori beaucoup moins vite dans leurs opérations sanglantes qu’ils ne l’affirment. Elles se vantent d’avoir tué plus de 120 guerillas dans toutes ces villes, mais rien n’est moins sûr, car comme chacun sait, l’Etat aime toujours s’inventer des chiffres à des fins de propagande. A Sur, d’après ce qu’il se raconte dans les cafés et aux coins des rues, les forces répressives de l’Etat n’avanceraient pas d’un pouce, et les fascistes des forces spéciales se feraient même shooter plus que ce à quoi ils s’attendaient. Le siège du quartier de la vieille ville, commencé le 2 décembre, ne donne semble-t-il pas les résultats escomptés, et c’est tant mieux ! Enfin, les YDG-H revendiqueraient le 21 décembre plus de 25 flics tués pour les derniers jours à Silopi, Cizre et Sur ainsi que plusieurs prisonniers…

Sur le plan politique, le HDP et le BDP – partis pro-kurdes, présent pour le premier à l’assemblée nationale turque pour le premier des deux – sont sortis du silence et de la mollesse que de plus en plus de gens critiquaient ces derniers temps. Le co-président du HDP, Demirtaş, est monté au créneau en défendant l’autonomie des villes et quartiers, l’autodéfense et les fameux hendek. Les hendek sont, au choix, ces barricades de sacs de sable ou ces fossés creusés pour empêcher l’avancée des blindés et des flics, et font diablement polémiques dans les médias aux ordres du Sultan. Impression étrange que de voir Demirtaş appeler aux manifestations alors que tout indique sur les traits de son visage ou dans son regard qu’il sait qu’à coup quasi sûr il se prendra une balle dans les semaines ou mois à venir… Et pourtant, il a réagi… Et une partie du peuple et du mouvement kurde, un peu rassuré, va pouvoir prendre la rue, faire du bruit et montrer que les groupes d’autodéfense et les guerillas sont soutenus…

Manifestations à Amed : barricades et exécutions

Lundi 14 décembre, à Ofis, le quartier du centre de Diyarbakır. Enfin ce moment fort, attendu par un grand nombre de gens du mouvement kurde, se met en marche. Les commerces sont fermés. Les gens sont dans la rue. En début de cortège, « les mères », puis les autres venus de tout les coins de la ville. Le cortège est composé de jeunes, de femmes, d’enfants, des vieux, des hommes, ils et elles sont là pour dénoncer l’Etat de siège qui dure à Sur depuis des jours. Pour dénoncer la présence militaire, et policière dans toute la ville de Diyarbakır. Pour dénoncer la répression de l’Etat contre les villes kurdes ces derniers mois.

La ville continue à être transformée en zone de guerre par les flics. On y trouve tous les types de véhicules blindés possibles : les akrep (Les scorpions), kirpi (l’hérisson), kobra (cobra), des tanks, des panzer, des toma (canons à eau), les fords ranger des « escadrons de la mort », et toute une armada de policiers en kalach. Et tout ce matériel de mort se concrétise en arrestations et gardes-à-vue à foison, en perquisitions, en nuages de gaz à lacrymogènes sans fin, en arrosages non stop de cette satanée eau qui brûle, en survols d’hélico et d’avions de chasse, en tirs à balles réelles…

Mais la vraie crainte du peuple reste les véhicules ford rangers. Ces derniers, en effet, remplacent les beyaz toros (en l’occurence les Renault Toros) des années 90 qui servaient à kidnapper et à faire disparaître les militants kurdes. Le premier ministre actuel, Davutoğlu, a même menacé le printemps dernier, lors d’un de ses meetings à Van (habitants majoritairement kurdes), que si son parti, l’AKP, ne réussissait pas à avoir les 400 députés au parlement, les beyaz toros reviendraient rendre visite aux kurdes. Ces « escadrons de la mort » font partis des forces spéciales de l’État, ils n’hésitent pas à tirer sur les civils. Tous les jeunes abattus froidement dans les ruelles, ou sur les places l’ont été par cet « escadron ». Un jeune raconte : « On manifestait, on jetait des pierres sur les canons à eaux. On a vu la Ford Ranger arriver, on a su qu’il fallait courir. On a prit une ruelle, pas la bonne. J’entendais les tirs qui sifflaient à mes oreilles pour finir sur les murs. Notre camarade est tombé sous nos yeux. Touché à la tête, on pouvait rien faire. Ils continuaient de tirer. On s’est glissé contre les murs, ils continuaient à tirer. Je ne sais pas comment j’ai réussi à me faufiler, je m’en suis sorti. Pas comme mes deux camarades. » Deux jeunes meurent d’une balle dans la tête ce 14 décembre.

https://youtu.be/S4kRciwiink

Les forces spéciales tuent et sèment la terreur dans tout le Kurdistan. Pour affaiblir, pour traumatiser les gens, et les mettre sous silence. Cela a son effet : les gens ont peur…

…Mais pas suffisamment pour ne plus prendre la rue ! Tout les jours donc, depuis le 14 décembre, les gens se rassemblent pour marcher vers Sur. Conférences de presse à la va-vite en pleine rue devant les flics, sittings, slogans, applaudissements, sifflements, innombrables chants ponctuent les débuts de manifestations : « L’AKP et Daech sont main dans la main. Le PKK frappent ces deux porcs ! », « Nous sommes tous Sur, nous sommes tous en lutte ! », « Vive la révolte de Sur ! », « Le PKK c’est le peuple, et le peuple est là ! » Les habitants se réunissent autour de trois quartiers, pour ensuite converger vers Sur. Mais il arrive, malheureusement pas souvent, qu’ils réussissent à passer les barrières de la police. Pourtant l’idée de continuer à se retrouver tous les jours, en sachant la répression qui les attend, semble kamikaze, mais ils le disent eux-mêmes : « Nous avons pas d’autre choix que de dénoncer ce que fait l’État fasciste à son peuple. Cela fait combien de jours que l’État assiège toutes nos villes, nos quartiers ? Jusqu’à quand faut til qu’ils nous tuent pour que le monde se soulève ? » « Nous ne sommes pas nombreux, comment cela se fait t-il ? Pourquoi les gens ne sortent t-ils pas dans les rues avec nous ? »

Une fois que les gens se font disperser par la police, ils s’éparpillent dans les rues. Et circulent comme des passants lambda pour ne pas se faire repérer avant de se regrouper, d’enflammer des poubelles, de monter de petites barricades et de narguer les flics. Dès que les canons à eau passent à côté d’eux, des gamins âgés de 6 à 12 ans, bouteilles en verre à la main, se jettent sur leur cible. Ils loupent, reloupent quasiment à tous les coups et reviennent avec un sourire aux lèvres : « Oldî,oldî » (« C‘est bon ! C‘est bon ! » dans un mélange de turc et de kurde). Les gamins se font engueuler par un vieux qui leur dit de rentrer chez eux. Un gars, la trentaine, voit la scène, et intervient en lui disant : «  Au lieu de gueuler sur les gamins, vas plutôt gueuler sur la police. C’est eux les responsables. Laisse les gosses faire ce qu’ils ont à faire. » Dans toutes les rues, les manifestants les plus actifs sont les jeunes et les çocuklar, les enfants… Les femmes et les « mères » sont également bien présentes. On le voit et on nous le fait remarquer : « Ces femmes sont les piliers du mouvement, sans elles on s’écroulerait. Ces mères ont subi la perte de leur proche, elles ont rien à perdre. Au contraire, elles ont tout à gagner. Et elles ne lâcheront rien. » La jeunesse est aussi déterminé que les mères. Un manifestant insiste : « L’État ne sait pas ce qu’il fait. Il ne se rend pas bien compte de se qu’il est en train de recréer. Ces jeunes déterminés qui luttent contre l’État sont nés dans les années 90. Ils y ont perdu des oncles, leurs pères, leurs frères, leurs grand pères… Ils savent mieux que personnes ce que l’État représente pour eux. Et ils sont près à tout pour se défendre. Et l’État refait la même erreur aujourd’hui. »

Entre les manifs, la population n’oublie pas les şehit, les morts, assassinés par l’État. Des lieux de recueillement ont été mis en place par la mairie HDP de la ville. Les familles des victimes, pendant trois jours et trois nuits, sont visitées par les habitants touchées par la mort des jeunes. Ils viennent faire leur condoléance, manger ensemble, boire le thé, pleurer, faire des agit (« chants, pleur»). Il y a un lieu pour les femmes, un autre pour les hommes. Des centaines de personnes s’y bousculeront pendant ces trois jours.

Baston à Bağlar.

Bağlar est, avec Sur, le quartier le plus populaire du centre ville. C’est un gigantesque entrelacement d’immeubles et de ruelles. « Imprenable par la police ! » avertissent certains. Et c’est dans ce quartier pauvre que les habitants sont les plus actifs dans la lutte et contre la police. Tout le monde s’entraide, se prévient, se protège. Les petites rues voient très régulièrement pneus et poubelles brûler, à toutes heures du jour ou de la nuit. Les trottoirs sont dépavés et servent aux barricades de fortunes ou de projectiles contre les blindés. Chacun et chacune se rappellent des nuits du 6 et 7 octobre 2014, où le serhildanl’émeute, la révolte – pour Kobanê avait enflammé les cœurs. Ce que les jeunes attendent, c’est de refaire la même. De réussir à « maintenir un serhildan quotidien qui relierait Bağlar à Sur en passant par Ofis ».

Les fillettes cassent des briques à la sortie de l’école, et partent dans les rues les mains remplies de projectiles. Et des bandes de gamins hauts comme trois pommes d’à peine 5 ans se masquent le visage et hurlent des slogans antikeufs ! C’est hallucinant ! Les çocuklar sont chaud comme la braise. Au moins dans leurs intentions. Les journées paraissent calmes, mais tout le monde est aux aguets tant les flics peuvent surgir et gazer comme des porcs chaque recoins, balcons, cages d’escaliers : « il y avait tellement de gaz dans la rue que des copains sont tombés dans les pommes », témoigne un jeune du quartier.

Et quand la nuit tombe, les choses sérieuses commencent. Affrontements armés entre les flics et les jeunes les plus téméraires et organisés. La police ne parvient pas, la plupart du temps, à rentrer dans le quartier tant les moyens employés sont virulents. Le 15 décembre, en réponse au fait que les flics ont blessé par balle un jeune du coin, un des commissariats du quartier s’est fait attaqué au lance-roquette. Le même soir, un petit groupe de motivés s’en sont pris à un toma en balançant une bombe artisanale sous le véhicule qui roulait. Les nuits sont chaudes, et les habitants restent en veille pour soutenir leurs jeunes en cas de besoin… C’est bien à Bağlar, comme à Sur, que la révolte gronde. Que les plus pauvres réclament autonomie et liberté.

22 décembre : « aujourd’hui il n’y a pas école… »

Deux nouveaux jeunes tués ce 22 décembre dans les rues de Diyarbakır. L’un, Şiyar Baran, n’avait que 13 ans tandis que l’autre, Serhat Doğan, abattu d’une balle dans la tête, en avait 19.

Aujourd’hui il n’y avait pas école. Et pour cause, les habitants de la capitale kurde avaient décidés de faire ville morte pour protester contre le siège du quartier de Sur et contre la terreur d’État qui s’installe chaque jour plus profondément au Kurdistan. Quasiment tous les commerces sont fermés, les centres commerciaux ont même suivi le mouvement, les gens ne sont pas allés travailler. Et il y a cette fois-ci encore un peu plus de monde à la manifestation du jour. Plus de 5000 personnes devant la mairie qui se mettent à marcher en direction de Dağkapı et les murailles de la vieille ville. Le dispositif policier est impressionnant de tous côtés. Seule une petite rue perpendiculaire au boulevard n’est pas bloquée. Le cortège s’y engouffre et déjà la police se met à gazer et à balancer son eau qui brûle depuis les nombreux toma qui ratissent toutes les rues des quartiers alentours. Les flics barbus de l’AKP, aux commandes de l’opération, peuvent se réjouir de leur travail : ils ont dispersés en deux deux la manifestation. Mais pourtant, après s’être cachés dans les cages d’escaliers ou les appartements voisins pour reprendre souffle et courage, les manifestants et les badauds convergent vers le centre où un nouveau rencard a été donné pour se retrouver. Et à Ofis, c’est la même que d’habitude : affrontements, répressions, caillasses, gaz, barricades, çocuklar et jeunes contre policiers AKPistes et barbus.

Tandis que les affrontements continuent, des rumeurs de hendek en train de se monter dans d’autres quartiers de Diyarbakır commencent à circuler. Reste à voir ce qu’il en sera dans les jours suivants. En attendant, les assassins professionnels, les escadrons de la mort turcs, sont encore sortis de leurs 4×4 noirs pour tuer efficacement et froidement les jeunes manifestants pour la liberté. Et de ce point de vue, le bilan de la journée est encore terriblement bien lourd : à Amed, 2 jeunes sont tombés sous les balles de l’Etat. Tandis que dans le reste du pays, 5 civils se sont faits tués à Cizre, 2 à Nusaybin, 1 à Silopi, 1 à Tarsus et 2 à Istanbul. Gageons qu’ils seront vengés. Quelques heures après leur mort, à la nuit tombée, des jeunes attaquent déjà le commissariat de leur quartier à Bağlar…