Entretien avec une camarade partie au Rojava

Merhaba Hevalno s’est entretenu vers décembre 2015 avec une personne (européenne) qui nous avait contacté.es depuis le Rojava. Voici l’entretien enfin publié presque un an plus tard.

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Tu habites au Rojava depuis un an en tant que volontaire. Tu peux nous dire ce qui t’as poussée à t’y rendre ?

Je voulais voir si c’était une vraie révolution. La première fois que j’ai entendu parler de la cause kurde c’était pendant la résistance de Kobanê. À l’époque ça ne m’intéressait pas plus que ça, je pensais que c’était juste une guerre de plus et je ne me sentais pas vraiment concernée. Puis un pote m’a emmenée à une petite conférence à Londres qui s’intitulait Rojava ou la démocratie confédérale. David Graeberg et Zaher Baher y décrivaient ce peuple qui malgré l’encerclement et les attaques des fascistes de tous horizons, résistait et réussissait même à mettre en pratique des idéaux libertaires. Collectivisation des terres, création de leur propres institutions, décisions par assemblées locales, coopératives, etc.

Ce qui m’a le plus choquée c’était d’apprendre qu’ils pratiquent le système d’assemblée non pas à 30 ou 40 personnes, comme j’avais eu l’habitude de voir par chez nous, mais actuellement à la taille d’un pays de 3 millions de personnes. Comment ce système, dont j’ai déjà cru voir les limites à un niveau local, peut fonctionner à une telle échelle ? Et sans perdre de sa cohérence ?

L’autre chose c’était qu’ils disaient que les gens de Rojava poussaient chacun.e à être politisé.es. Non pas en prenant parti pour un parti politique, mais en participant au développement de leur localité et en se cultivant pour se former leur propre opinion. Cette info me faisait déjà tracer une perspective entre leurs ambitions et celle de nos politiciens et citoyens.

Bref, je me suis mise à chercher plus d’info. Internet, centres culturels kurdes, meetings, mais rien à faire, personne n’avait la moindre idée de ce qui se passait vraiment ici. ISIS, le front, la guerre, le sang, oui, ça j’ai vu, mais il n’y avait rien sur les mouvements sociaux, même le nom de Rojava ne sortait pas souvent. Même Graeberg, en fait, il avait eu un tour guidé du [parti] PYD pendant 10 jours et il était revenu fissa fissa dans son appart à Londres. Il avait fait un très bon travail de présentation, mais c’était sûrement pas un travail d’anthropologue. J’étais vexée, comment ça ce faisait qu’il y avait quelque chose d’aussi énorme, et que personne ne sache rien à ce sujet ? Ça ne semblait pas non plus affoler mes camarades anarchistes, ce qui m’exaspérait encore plus. Et puis je me suis demandée ce qu’on avait réalisé en tant que mouvement ces dernières années… sans trouver de réponse précise.

Rojava tel que je l’avais compris remettait en question non seulement la société dans laquelle on vit mais aussi notre implication dans celle-ci ou plutôt notre implication pour les idées qu’on défend. Je ne pouvais plus juste garder cette idée de révolution dans un coin de ma tête comme si c’était une belle photo des Caraïbes qu’on accrocherait au mur en pensant qu’on irait peut-être bien un jour mais sans jamais rien faire pour, de peur d’être désillusionnée par la réalité. Non, cette fois je voulais creuser plus loin, voir de mes propres yeux ce qui marche ou pas. Et puis si cette révolution était légitime, je pourrais apprendre et exporter ces savoirs.

Alors lorsqu’un ami est parti j’ai aussi décidé de prendre mon sac.

Je me souviens, 3 jours avant qu’il parte, nous avions vu la vidéo du pilote jordanien brûlé vivant par ISIS, et ça m’avait vraiment fait froid dans le dos. Même si j’avais pesé ma décision maintes et maintes fois, j’ai tout de même passé quelques nuits blanches avant de partir. Mais comme dirait l’autre, mieux vaut mourir debout, que vivre à genoux !

Quelles sont tes activités là-bas ?

Je réalise des vidéos sur la société civile dans Rojava que je publie sur Rojavaplan.com. Je passe l’essentiel de mon temps à apprendre le Kurmanji [langue kurde parlée au Rojava et au Bakur], à parler avec les gens, et à chercher à comprendre comment toutes les institutions et autres organismes s’organisent. J’ai rencontré majoritairement des Kurdes mais aussi des personnes de chacune des ethnies existantes au Jaziré : Assyrien.nes, Arménien.nes et Arabes.

Y a-t-il beaucoup de volontaires étranger.es ? Comment est-il possible de contribuer en tant qu’étranger.e (c’est-à-dire ne partageant ni culture ni langue communes) à la construction du mouvement populaire ?

Dans le YPG/J il y a pas mal d’étranger.e.s venant de toutes parts. Parmi eux, il y a peut être une dizaine de Français. Mais en ce qui concerne la société civile, il y a très peu de monde, et encore moins du monde qui reste sur du long terme. Il y a à peu près une dizaine d’Allemands, et à peine une poignée de gens du reste de l’Europe. Depuis un an que je suis ici, je n’ai pas vu un seul Français travailler dans la société civile. Ça me fait me poser beaucoup de questions sur nos mouvements et en particulier les mouvements anarchistes. Est-on trop blasé.es ? Est-ce une question d’ego ? Ou un manque d’empathie ? Peu importe ce que c’est, à la fin il n’y a pas d’excuse au laisser-aller général.

Ce qui me bouffe le plus c’est que Daesh, de l’autre côté, haï par bien la moitié de la planète, réussit tout de même à attirer dans ses rangs et dès leur première année, plus de 20.000 jihadistes venus du monde entier. La réaction des gouvernements des US et d’Europe a été pitoyablement hésitante pendant plus de 4 ans et est vraiment dépassée en terme de contre-propagande. Si on regarde attentivement, on peut voir par ailleurs, que Daesh nous prouve que des groupes indépendants et bien organisés, avec une bonne propagande sont actuellement capables de challenger bien plus que personne ne l’eut imaginé avant, l’autorité centrale étatique.

En tant qu’étranger ou que Kurde à l’étranger, il y a plusieurs choses que vous pouvez faire :

– traduire des textes, des films, du kurde à une langue étrangère et vice et versa. Maintenant il y a trop peu d’info à propos de Rojava en francais. Et il y a trop peu d’infos accessibles en kurde. Commencer par traduire des wiki francais/kurde, remplir la page sur Rojava, et en langue kurde à propos des révolution(…naires) de ce monde, et de toutes les connaissances spécifiques, économie, justice, écologie, biologie, média, etc.

– les groupes de solidarité féminine devraient vraiment pointer le bout de leur nez ici. Les femmes fortes de Rojava c’est pas un mythe et c’est pas qu’au front. Développer nos connaissances et nos liens avec des groupes comme Yeketiya Star est primordial pour le développement de n’importe quel mouvement.

– aider à la construction de réseaux kurdes en Europe, pour qu’ils soient à même d’aider financièrement et médiatiquement les projets d’ici.

– soyez créatives, faites de la musique franco-kurde, mixez leur folklore au rap ou à l’électro ; faites des concerts de soutien, des soirée débats, faites des graffs avec Rojava dans vos rues, partout, faites des fringues Rojava style. Il y a des tonnes de trucs à faire si on prend le temps d’y penser.

Et bien sûr venez voir par vous-même ce qu’il en est !

Es-tu en lien avec le mouvement des femmes ? Quelles sont leurs projets actuellement ? Est-ce que des femmes non-kurdes (arabes, assyriennes, etc.) se sont rapprochées de ce mouvement ?

Oui bien sûr, le mouvement des femmes ici est très puissant et présent à tous les niveaux des institutions de Rojava. La plus grande organisation féminine civile est Yeketiya Star. Ce groupe a été récemment renommé Kongreya Star. Cette organisation peut s’apparenter à celle du TevDem, avec en son sein plusieurs branches, chacune dédiée à un champ particulier. Elle va opérer dans autant de domaines que le TevDem, tels que la justice, l’économie, la santé, l’éducation, à la différence que toutes ces institutions sont exclusivement féminines. Par exemple au niveau de la justice, le Kongreya Star s’occupe de tous les problèmes qui touchent les femmes tel que la violence conjugale ou les meurtres d’honneur. Les femmes, ainsi que la communauté toute entière, ont opté pour un système de justice restaurateur qui commence par résoudre le plus de conflits possibles, via consensus des 2 parties concernées, au niveau local. Wokfa Jin est un centre de réhabilitation au niveau de la santé. Cette organisation développe aussi un projet de village réservé aux femmes et enfants. Pour l’instant il n’existe encore que sur le papier, mais je suis vraiment excité à l’idée de le voir se mettre en place car toutes les étapes de construction seront réalisées apparemment par des femmes et si ça se fait vraiment comme ça, ça sera [peut être?] une première dans le Moyen-Orient de voir des femmes construire des maisons de A à Z, faire les liaisons électriques, la mécanique des voitures, etc., ou même travailler dans les magasins car même si elles sont présentes dans les institutions, les rues restent majoritairement masculines. Aussi je n’ai vu que 2 fois des femmes (des guérilléras des YPJ) conduire une voiture, et jamais vu de femme sur une moto. Il y a donc encore un fort contraste entre les traditions paternalistes présentes dans la société, et l’émergence de mouvements féministes qui petit à petit redonne confiance et de l’indépendance aux femmes.

Ce sont principalement les femmes kurdes qui participent dans tous les organismes de la société. Même si les femmes syriennes et arabes n’y sont pas autant présentes, elles y prennent de plus en plus part. Par exemple il y a une faction des YPJ qui est composée de femmes chrétiennes exclusivement. Plus généralement il y a Sutoro, une police chrétienne qui collabore avec les Assayish (police) pour sécuriser la ville. Les deux co-président.es du canton de Jaziré sont une femme chrétienne et un homme kurde. Il y a aussi des efforts faits pour présenter et expliquer ce système aux populations arabes des zones nouvellement libérées par les YPG. Ceci dit, la participation des femmes arabes dans quelconque organisme civil reste très faible car souvent très freinée par leurs maris, une culture différente des femmes y participant déjà, et un manque d’intérêt envers la prise en charge des problèmes et besoins en dehors de la famille.

Même si il y a encore beaucoup de progrès à faire au niveau de la participation égale des ethnies, je vois qu’il y a déjà eu un développement énorme depuis 5 ans, et des efforts faits à cet encontre, donc j’ai bon espoir que la situation s’améliore à ce niveau là.

Peux-tu nous parler des communes (assemblées locales dans le quartier ou le village, desquelles émanent des commissions et des coopératives) ? Ont-elles une participation importante de la population ou restent-elles des espaces militants où seules les personnes les plus acharnées se retrouvent à porter tout le boulot d’organisation ?

Les communes (komun) sont présentes dans toutes les villes et villages du Rojava et dans le quartier Sheikh Maqsoud à Alep. Ce système n’est pas apparu de la dernière pluie, mais est plutôt le fruit des traditions familiales, tribales, et l’évolution du mouvement révolutionnaire kurde mené par Öcalan.

Il faut tout d’abord comprendre que la famille a un rôle très important dans cette société. Ici, à la différence de l’Europe, les gens ne vivent pas seul.es ou en coloc, il.les vivent dans je dirais 75 % des cas avec leur famille et autrement sur leur lieu de travail avec leurs collègues. Ici les familles sont grandes avec en moyenne 8 enfants. Donc souvent dans une maison il y a une ou 2 grand-mères, et la femme du frère ou la cousine avec leurs enfants. Car comme ça, les femmes s’entraident pour la garde des enfants. Bref, le style de vie communal a toujours été bien imprégné dans les mœurs d’ici et les réunions plus ou moins formelles où les ancien.nes ont un rôle de conseiller.es de village ou de quartier sont de longue tradition.

Le système des communes est donc plutôt une évolution démocratique qu’un système complètement nouveau. Il n’y a pas de chiffres officiels mais de ce que j’en perçois, à peu près la moitié de la population participe dans les communes et autres institutions de l’auto-administration.

Les communes ont pour but l’auto-gestion des ressources et la résolution des problèmes au niveau local. Une commune représente à peu près 400 personnes. Tout le monde peut y prendre part mais il n’y a jamais une participation de l’entière population. En moyenne sur 400 personnes, de 30 à 70 y vont régulièrement. Le lieu où ces communes se rencontrent s’appelle Komingeh (lieu de la commune). Chaque commune élit 2 co-président.es qui coordonnent le travail et les ressources selon leurs besoins. Ils représentent aussi la commune au niveau du quartier (11 communes) et rencontrent les co-président.es des autres communes toutes les semaines dans la maison du peuple ou Mala Gel.

Les personnes qui se réunissent à la Mala Gel élisent à leur tour 2 co-président.es qui les représentent au niveau de la ville et puis au niveau du canton. Au sein de chaque commune il y a plusieurs comités tel que le comité de la sécurité, de la santé, du consensus (justice), de l’écologie, de l’économie, de la municipalité etc… Ces comités se coordonnent de la même manière que la commune jusqu’au niveau du canton. Ils sont formés selon les personnes présentes, leurs intérêts, leurs connaissances et les besoins de la commune. La plupart des participants font partie d’un comité mais certaines personnes viennent aussi juste pour parler et voir ce qui se passe.

Au début de la révolution, les milices se sont formées pour sécuriser le territoire et les communes pour s’auto-gérer au niveau de l’approvisionnement en nourriture et de l’organisation des funérailles. Lorsqu’un YPG/J mourrait, il fallait rapatrier le corps, le nettoyer, avertir la famille, et organiser les funérailles. Au fur et à mesure, les gens ont formé un comité spécial pour ça qui s’appelle : Malbata Shahid (la famille des morts au combat). Aujourd’hui ce comité soutient aussi les familles des martyr.es qui ne peuvent pas subvenir seuls à leurs besoins.

Parallèlement à ce système de commune, il y a aussi Mala Jin (la maison des femmes) qui fonctionne de la même manière avec plusieurs comités et des co-présidentes qui les représentent jusqu’au niveau du canton, à la différence que ce sont des organisations exclusivement féminines.

Quelle est la situation économique (au sens premier) des gens au Rojava, alors que la guerre continue ? La production étant largement tournée à ravitailler les combattant.e.s qui défendent les territoires libérés du Rojava (et qui continuent à grignoter du terrain sur les forces islamistes), et la région étant soumise à un embargo, il semblerait que la production locale et la contrebande suffisent tout juste à fournir les besoins de base.

La situation économique est vraiment instable car les peu de choses qui se produisent au sein de Rojava, sont créées en petite quantité et donc à un prix plus élevé que ceux des produits provenant du Kurdistan d’Irak ou de Damas. Donc la plupart des magasins importent au lieu d’acheter local. À cause de ça l’embargo a un effet immédiat et dramatique sur toute la région. 80 % de la population est pauvre. Ceci dit, grâce à une forte solidarité au sein des membres d’une même famille, tout le monde peut couvrir ses besoins de bases, sauf les produits spécifiques comme le lait en poudre, la viande ou les Doliprane.

Puis, la destruction de bâtiments, de quartiers, voire de villes entières (à Kobanê, seuls quelques bâtiments restent debout) ne doit pas aider à la situation du logement. On se demande si tout le monde arrive à trouver un logement…

Depuis que je suis à Rojava je n’ai vu que cinq sans-abris. J’ai vu des gens pauvres ou vivant dans des camps pour réfugié.es mais sans maison je ne crois pas en avoir rencontré.

Comment y parle-t-on de l’avenir du reste de la Syrie ?

Il.les espèrent que la Fédération [du Rojava / nord de la Syrie] leur donne plus de considération et de statut au niveau international. Il.les espèrent avoir tou.tes enfin une carte d’identité. Les Apoïstes [de Apo, surnom de Öcalan] veulent voire le système du TevDem s’appliquer à toute la Syrie.

Une Commune au Rojava ?

Nous reproduisons des extraits ce texte parce ce que nous voulons construire des liens de solidarité non pas dans l’angélisme ou le romantisme mais dans la construction commune d’un mouvement qui sait se remettre en question, qui sait entendre et formuler des critiques. Dans le texte suivant l’auteur doute notamment du fait que le modèle de confédéralisme se propage dans la région en raison des tensions existantes entre PYD et groupes arabes, et qui sont liées aux choix du PYD face à Bachar al-Assad.

Classe et économie au Rojava
[…] Le système capitaliste n’a pas beaucoup progressé au Rojava. C’est essentiellement une région agricole avec la présence d’une petite classe ouvrière moderne. Mais le Rojava reste une région très productive. Dans la Syrie ba’athiste, le Rojava pouvait être comparé à une colonie intérieure. La région produisait des matières premières comme le blé et le pétrole qui était transformées ailleurs. Öcalan a décrit la situation socio-économique du Rojava comme étant composée, d’une part, d’unités économiques basées sur la famille, et d’autre part, d’une économie d’Etat.

La vision d’Öcalan d’une alternative socio-économique de ces conditions peut être décrite comme social-démocrate : « selon moi, la justice exige qu’un travail créatif devrait être comptabilisé en fonction de sa contribution au processus total de production. La rémunération du travail créatif, qui contribue à la productivité de la société, devrait se faire proportionnellement aux autres activités créatives. Garantir un emploi à chacun.e devrait devenir une tâche publique générale. Tout le monde devrait pouvoir participer au système de santé, d’éducation, au sport et à l’art, selon ses capacités et ses besoins. »

Les propositions économiques relativement vagues du PYD pour le Rojava peuvent être aussi considérées comme sociales-démocrates. Le but est d’arriver à une économie mixte avec une forte présence des services sociaux. Le “Contrat social” du Rojava déclare que les ressources naturelles et la terre appartiennent au peuple et que son exploitation doit être régulée par des lois.

En même temps, le contrat protège la propriété privée et personne ne devrait être exproprié. Près de 20% des terres du Rojava sont entre les mains de propriétaires. Les anciennes fermes d’Etat ont été distribuées à des familles pauvres. La création de coopératives est encouragée par le Tev-Dem (Tevgera Civaka Demokratîk, ou le mouvement pour une société démocratique), structure gouvernementale du Rojava. A long terme, les coopératives devraient devenir le mode d’organisation majoritaire des entreprises.

Le PYD parle d’une nouvelle expérience au Rojava, une nouvelle sorte de révolution qui aurait tiré les leçons de l’échec d’autres mouvements passés. D’où la décision de ne pas exproprier les biens en utilisant la force, afin d’éviter l’autoritarisme qui a défiguré la tentative d’établir le socialisme par le passé. Le refus du PYD d’expulser complètement les forces de l’armée syrienne du Rojava, et donc de se joindre aux insurgés contre le régime d’Assad, est basée sur le même refus d’utiliser la force. Cependant, c’est le soulèvement contre l’Etat syrien qui a donné au mouvement kurde la possibilité de prendre le contrôle sur le Rojava, puisque le régime d’Assad a décidé de se concentrer sur le front contre les insurgés.

Nous devrions être attentifs à ne pas projeter d’idées européo-centrées de révolution socialiste sur ce qui se passe au Rojava. Mais en l’absence d’une classe ouvrière qui dans sa lutte pour une auto-émancipation aurait pu être le moteur d’un changement social, il est clair que c’est le PYD lui-même qui s’apprête à jouer ce rôle décisif. Avant d’être largement effacée par les contre révolutionnaires – le régime d’Assad d’un coté, et le djihadisme salafiste de l’autre — l’auto-organisation était un élément important dans la révolution syrienne, comme le montrent les structures d’organisation par le bas qui avaient surgi en Syrie dans la première phase de la révolution.

Les comités, au Rojava, sont créés par une force politique, et non par des initiatives venant du bas vers le haut. Le PYD est la force dominante au sein du Tev-Dem. Les forces armées au Rojava (YPG, YPJ, et les forces de sécurité, Asayiş) sont formées par l’idéologie du PYD et prêtent serment à Öcalan.

La survie du Rojava vis-à-vis de l’Etat Islamique est sans aucun doute une victoire pour la gauche. Le mouvement Kurde mérite une solidarité concrète dans sa lutte pour l’autodétermination, d’autant plus qu’au Rojava le peuple essaie de construire une alternative progressiste. Il n’y a pas de contradiction dans le fait que la gauche occidentale puisse être solidaire du projet qui se construit au Rojava tout en gardant un oeil critique sur ses limites. Le Kurdistan Syrien peut peut-être poser la question du dépassement du capitalisme, mais la réponse ne pourra être trouvée que dans un contexte plus large dans la région et en coopération avec d’autres forces.

Compte tenu des tensions entre le mouvement kurde et les mouvements arabes en Syrie et à l’étranger, cette perspective est de plus en plus difficile à imaginer. Le rôle décisif du PYD au Kurdistan syrien et son refus d’expulser complètement les troupes gouvernementales syriennes pour rejoindre l’insurrection contre Assad a conduit à des accusations de « coopération » avec la dictature. Différents groupes rebelles arabes, mais aussi d’autres groupes kurdes syriens, décrivent le Kurdistan syrien comme une « dictature du PYD. »

Quand des rapports sont faits sur les violations des Droits Humains, le premier réflexe devrait être de s’en préoccuper grandement. Amnesty International a sonné l’alarme avec des rapports disant que des unités de YPJ avaient chassé des civils arabes. Le co-président du PYD Salih Muslim a admis que les combattants YPJ avaient fait une « erreur » en ouvrant le feu sur un groupe de manifestants dans Âmûde en Juillet 2014. Human Rights Watch a également publié un rapport critique sur la répression de manifestations au Rojava. Suite à cela, le Commandant des YPG Hemo a déclaré, que le choix de la date pour la publication du rapport d’Amnesty international était « suspect à un moment où nous nous préparons à mener une grande guerre contre Daech. » Laisser entendre que la critique ferait partie d’un complot fomenté par l’ennemi n’est pas très convaincant.
De telles accusations de violations des Droits Humains, ainsi que l’attitude du PYD vis-à-vis des interventions impérialistes, créent le risque de détériorer les relations encore nouvelles entre les Kurdes et les Arabes. La coopération entre le YPG et les forces de la Coalition, ainsi que sa proposition de coopérer avec la Russie, dont la plupart des bombardements ne visent pas Daech, peuvent êtres légitimées dans un combat pour la survie. Mais la gauche ne devrait pas fermer les yeux sur les conséquences que pourraient avoir une coopération avec les pouvoirs impérialistes.

Pour la gauche occidentale, la “solidarité” a souvent été synonyme de soutien et de sympathie pour les mouvements des Pays du Sud. Mouvements souvent fantasmés par les personnes de gauche occidentales qui projettent leurs rêves et leurs espoirs sur ces expériences lointaines. La déception, et la fin des collaborations, devenaient presque inévitables. Il a souvent été répété à la gauche qu’elle devrait apprendre des mouvement internationaux. Cela passe par considérer ces expériences dans toute leur complexité et leurs contradictions.

Extraits d’un texte écrit à l’hiver 2016 par Alex de Jong, éditeur du journal Grenzeloos, de la IVe internationale-section hollandaise.
Source : newpol.org.

Repris de Merhaba Hevalno n°2.

Merhaba Hevalno mensuel n°4 – mai 2016

12647402_1647537328829041_6028603301150045679_nVoici le quatrième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

 

Téléchargez le pdf (20p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

On en est au quatrième numéro, et on essaie toujours de recueillir et traduire des textes divers qui, on l’espère, permettent de comprendre la réalité complexe du mouvement révolutionnaire kurde. On trouve important de diffuser du discours direct, parce qu’on ne veut pas parler à la place des gens. Et des textes critiques, parce qu’on veut entretenir une solidarité non pas aveugle mais critique.

Comme on le disait dans le premier numéro « Nous espérons que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici ». Et ce mois-ci on est heureuses de pouvoir relayer tout un tas d’actions qui ont eu lieu en Europe, de toutes formes, qui nous donnent espoir que ça bouge ici!

Ce dernier mois, l’État turc a continué sa guerre contre le mouvement kurde (couvre-feux, destructions, emprisonnements, etc.) et s’est muni pour cela d’un nouvel arsenal juridique qu’on tente d’expliquer en plusieurs articles : déchéance de nationalité et confiscation des biens des personnes considérées « terroristes », levée de l’impunité pour les députés des partis pro-Kurdes, etc.. Par ailleurs, fin avril-début mai correspond à l’anniversaire des deux génocides perpétrés en Turquie, contre les Arménien.ne.s. puis contre les Alévi.e.s vivant à Dersim. Et n’oubliez pas de lire les brèves pour voir comment la résistance continue, ainsi que l’article sur les journalistes de JINHA, l’agence de presse de femmes, riche source d’informations.

En ce qui concerne le Rojava, on nous pose toujours beaucoup de questions sur les alliances stratégiques du mouvement kurde. On a donc choisi ce mois-ci de vous parler des affrontements qu’il y a eu à Qamichlo, contre l’État syrien non pas contre Daech et au cœur du Rojava non pas à sa frontière, pour donner des clés de compréhension de la relation complexe entre le Rojava et Bachar Al-Assad. On reviendra aussi sur la déclaration d’autonomie qui a été faite mi-mars, ou plutôt, sur les réactions qu’elle a suscité pour mieux saisir les alliés du projet fédéral et ses ennemis.

Ce mois-ci on a un peu fait l’impasse sur l’Irak, mais on a eu des nouvelles du Rojhelat (Iran) où les combattant-e-s ont annoncé une reprise du conflit armé. On essaie dans un article de donner quelques éléments de contexte et d’expliquer pourquoi cette annonce. On essaiera de faire plus prochainement.

Regardez l’agenda ! Envoyez-nous des infos, des commentaires, des rendez-vous que vous organisez, des récits de manifs, de voyage.

Et bonne lecture!

Au sommaire :

  • Edito & agenda
  • Entretien avec Duran Kalkan (haut commandant du PKK)
  • Entretien avec Selahattin Demirtaş (co-président du HDP)
  • Arsenal juridique antiterroriste
  • Entretiens avec Jinha, l’agende de presse de femmes
  • L’état turc mène une contre-révolution au Bakûr
  • Réactions face à la création d’un système fédéral au Rojava
  • Affrontements à Qamishlo avec les troupes du régime syrien
  • Luttes et répression au Rojhilat
  • Journée internationale contre les accords entre l’UE et l’Etat fasciste turc
  • Glossaire et plus…

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Extrait de l’entretien avec une journaliste de JINHA :

 » C’est très important d’avoir JINHA ici, maintenant. Quand Kobané est sortie aux informations internationales, les gens étaient focalisés sur les combattantes des YPJ. L’angle était le suivant : « Daesh a attaqué, alors les femmes ont été forcées de prendre les armes », mais c’est faux ! Les femmes ici combattent depuis bien avant Daesh, mais cela ne convenait pas aux médias occidentaux, alors ils ont jeté notre histoire. Ils ont enlevé le contexte. C’est pourquoi il est important que nous soyons là, pour montrer la réalité. Le pouvoir est entre les mains qui se révoltent contre les structures de pouvoir à chaque fois qu’elles y sont confrontées.
Je suis dangereuse. Toutes les femmes dans ce bureau sont dangereuses. L’État veut que vous pensiez comme lui, que vous mangiez comme lui, que vous marchiez comme lui. Ils veulent que nous écrivions exactement ce qu’ils décident, mais nous ne serons jamais comme eux. Nous n’avons pas peur d’eux et quand la police ou les militaires voient des femmes sur les lignes de front qui n’ont pas peur d’eux, c’est quelque chose de terrifiant.  »

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L’auto-défense comme pratique révolutionnaire au Rojava, ou comment défaire l’État

Vivre dans un pays comme la Turquie, où une guerre de faible intensité entre l’Etat turc et le PKK a coûté la vie à quelques 40 000 personnes, demande de se questionner sur la violence au quotidien. Certaines de ces questions sont soulevées fréquemment, comme celles concernant l’Etat et ses atrocités et comment la violence construit des subjectivités et des communautés. D’autres en revanche, qui interrogent la violence, sont restées taboues car elles conduiraient inévitablement à abandonner le confort d’une position humanitaire. Les questions les plus importantes parmi celles-ci concernent les rapports entre violence et résistance et violence et révolution :
— Est-ce possible d’atteindre une société, une politique, et une économie alternative sans l’usage de la violence ?
— Est il possible de défendre ce que l’on a accompli sans une organisation militaire ?

Suite aux observations et interviews que j’ai pu faire dans le canton de Cêzirê, je considère que l’exemple de la Révolution au Rojava en Syrie, et la manière dont l’auto-défense et la justice sont mises en pratique, poussent les féministes, les socialistes et d’autres groupes d’opposition à repenser la violence et la loi ainsi qu’une répartition anti-militariste de la violence et de la justice.
La révolution du Rojava, à travers son autonomie démocratique, pose le challenge d’une politique de souveraineté et de bio-politique. Alors que l’autonomie démocratique suggère l’institutionnalisation d’une démocratie radicale, il faut la défendre contre les attaques du capital, de l’état et du patriarcat. La question du comment cette défense peut s’organiser sans reproduire la magie de l’Etat (Taussig 1997) et de la loi est cruciale pour la révolution. […]

Apprendre de la guerre

Les idées d’Öcalan ne se sont pas formées uniquement par ses lectures mais également par ses expériences positives et négatives dans la lutte armée pour la liberté des Kurdes, initiée à la fin des années 1970. Selon les écrits d’Öcalan et les femmes de la guérilla que j’ai interviewées, la guérilla du PKK n’était pas loin de se transformer en un groupe mafieux ou paramilitaire au tout début des années 1990, quand la guerre au Kurdistan était des plus intense. Les leaders de la guérilla qui monopolisaient le pouvoir, les armes, les routes commerciales, l’information et les relations avec les villageois, compromettaient la voie gauchiste vers la libération. Les femmes et leurs luttes ont maintenu ces risques sous un certain contrôle tandis qu’elles commençaient à défier les structures patriarcales du PKK. Öcalan a facilité les luttes des femmes en les encourageant à former une armée et des institutions indépendantes en 1993. L’armée et les institutions des femmes n’ont pas seulement garanti la protection des femmes contre les hommes dans l’armée turque et la guérilla, elles ont aussi perturbé les canaux du secret, transformé les relations avec les locaux et développé une opposition efficace à l’abus de pouvoir.

Un autre développement de la guerre dans les années 1990 a contribué à ce qu’Öcalan fasse le point sur l’auto-défense. L’une des stratégies de guerre de l’armée turque était de terroriser les civils au moyen de déplacements forcés, de disparitions et de meurtres extra-judiciaires. Le but de l’État était de dépeupler le Kurdistan et d’empêcher la guérilla de recevoir un soutien logistique. Dans ses écrits, Öcalan critique durement cette période, expliquant que c’était une erreur que le PKK dépende exclusivement des villageois pour la logistique et les laisse ensuite sans défense quand l’État les frappaient. Durant cette période, le PKK a souffert du fait qu’il n’avait pas organisé les villageois en unités d’auto-défense, tant sur le plan idéologique que militaire. Pire, certains guérilleros du PKK ont échoué à se suffire à eux-mêmes de façon indépendante et se sont rendus dépendants des produits et de la nourriture des villageois, ce qui amenait ces derniers à prendre de grands risques. Rester à l’écart de la production et d’un travail d’autosuffisance a fait que ces membres du PKK sont devenus des sortes de seigneurs de guerre avec une souveraineté partielle.
La conséquence des critiques d’Öcalan et des luttes à l’intérieur du mouvement, a été, dans les années 2000, la création par le PKK d’une structure organisationnelle et idéologique qui empêcherait la réémergence de telles approches et pratiques autoritaires au sein des unités de guérilla. Pendant cette période d’auto-réflexion agitée, l’autorité idéologique du PKK a diminué et s’est transformée en une force mythique dans la vie des gens (Üstündağ 2012) : il vivait en tant que nom auquel de nombreuses mémoires, histoires, désirs et envies étaient attachées. Les Kurdes, aussi bien ceux qui quittèrent le Kurdistan que ceux qui y restèrent, se retrouvèrent devinrent nostalgiques de la perte de leur foyer et/ou de l’éthique du PKK, cette dernière ne pouvant être reconstruite une fois que le PKK avait cessé d’être physiquement présent dans leur vie. Autrement dit, bien que le PKK fût efficace dans sa guerre contre l’Etat, il avait échoué à créer un corps social autonome moralement et politiquement.

Cependant, il y avait aussi des leçons positives à tirer de la guerre. Certaines des stratégies militaires victorieuses du PKK durant les années 1990 sont devenues une source idéologique et matérielle depuis lesquelles le récent paradigme de l’autonomie démocratique a pu forger les idées d’auto-défense.
Éparpillées parmi les vastes montagnes du Kurdistan, chaque unité de guérilla est partiellement autonome et doit dépendre d’elle-même pour la survie. Ces unités doivent être capables d’intégrer de nouvelles recrues, construire des abris, compter sur un armement léger, s’entraîner elles-mêmes militairement et idéologiquement, et se défendre elles-mêmes face aux lourdes attaques aériennes coordonnées de l’Etat turc. La connaissance intime des guérilleros de leur environnement et de leurs quelques possessions, ainsi que leurs relations étroites les uns avec les autres, sont souvent les seules défenses dont ils disposent.

Par exemple, quand l’armée turque a commencé à utiliser des drones pendant les années 2010 et causé un grand nombre de victimes au sein de la guérilla, quelques-unes de ces unités autonomes ont découvert accidentellement que se couvrir sous des parapluies noirs les prémunissaient d’être détectées. Ce savoir s’est répandu très rapidement parmi les unités et est devenu une stratégie commune jusqu’à ce que l’armée découvre l’astuce. De tels exemples sont devenus des témoignages circulant largement au sein d’un peuple débrouillard sans Etat, qui doit compter sur ses propres moyens pour sa défense et son auto-gouvernement.

Il est également devenu clair que les unités autonomes de guérilla, en plus de causer d’énormes dommages à l’Etat, pouvaient avoir un impact social immense dans la région. Par exemple, après 2006, des assemblées villageoises initiées par la guérilla ont de plus en plus remplacé les médiateurs traditionnels et les anciennes manières de résoudre les conflits, et les femmes de la région ont commencé à s’appuyer sur des collectifs organisés par des unités militaires non-mixtes féminines pour se défendre de la violence, des mariages forcés et des crimes d’honneur. A Lice, Yüksekova, Nusaybin, Cizre et Dersim, des assemblées villageoises, de concert avec la guérilla armée et des milices se sont elles-mêmes défendues en utilisant différentes tactiques contre les attaques de l’armée, incluant la construction de frontières fortifiées entre la Syrie et la Turquie et l’édification de barrages et de postes militaires. Ainsi, bien avant la révolution du Rojava, le nouveau paradigme de l’autonomie démocratique était déjà intériorisé et pratiqué par le mouvement aux confins de la Turquie, qui est le cœur du Kurdistan.

Enfin, le mouvement a également réalisé que la répartition du Kurdistan sur quatre Etats pouvait être vue comme une force plutôt qu’une faiblesse. Abandonnant son désir de former un Etat-Nation séparé, le mouvement a redéfini ses buts en considérant l’introduction de la démocratie, de l’égalité et de la liberté au Moyen-Orient comme un tout. Après l’enclenchement du processus de paix avec la Turquie en 2013, des rencontres se sont tenues avec les Kurdes de différents Etats et avec les forces démocratiques en Turquie et en Europe pour des groupes et des réseaux fédérant les différentes actions en faveur des luttes écologiques, des droits des femmes et de la démocratie. Les associations pour les droits civiques des Kurdes, les femmes et les partis politiques ont accru leurs relations régionales, nationales et internationales et ont de plus en plus adopté un discours qui insiste sur les principes éthiques d’avenir ainsi que sur la souffrance passée de multiples groupes ethniques.

Tout comme les idées d’Öcalan n’ont pas été développées sur place dans le vide, la révolution au Rojava ne s’est pas développée comme un événement auto-explicatif, un événement de vérité instantanée. Il était en gestation depuis au moins trente ans.

Des plaines du Nord aux plaines de l’Ouest : la révolution au Rojava

La révolution au Rojava a commencé en juillet 2012 à Kobanê et s’est répandue immédiatement vers Afrin et Jazira. D’après les interviews que j’ai réalisées à Kobanê et Jazira, la révolution a commencé par la désobéissance civile. Lorsque des milliers de personnes se sont soulevées et sont allées au-devant des postes de l’armée gouvernementale, le petit nombre de soldats qui les gardaient s’est rendu sans objection. En janvier 2014, les cantons ont publié la Constitution du Rojava, dont l’accueil a été très favorable. Ce texte se veut un accord social volontaire entre les collectivités des différentes ethnies, sectes et religions.

Deux co-présidents de gouvernement, un parlement du peuple avec à sa tête un président et deux vice-présidents, dirigent chaque canton. Ces derniers, ainsi que les responsables du ministère, sont nommés par le Mouvement pour une Société Démocratique (TEVDEM), une coalition de différents groupes politiques qui est le principal acteur de la révolution. En formant ces gouvernements, TEVDEM prend soin de s’assurer que toutes les sensibilités politiques, les groupes religieux et ethniques soient représentés dans les gouvernements de canton et que l’égalité homme/femme soit atteinte à tous les postes de direction.

L’autonomie démocratique ne nie pas la légitimité des États déjà existants. Alors qu’aujourd’hui la présence de l’État central a diminué — et qu’à Kobanê elle a complètement disparu —, les gouvernements de canton feront partie d’une double structure de pouvoir une fois la guerre terminée et l’État syrien rétabli. Les assemblées, les communes et les académies sont plus importantes, car elles constituent ensemble une troisième structure de prise de décision pour les questions de production, de reproduction et de défense. Ce que je peux déduire des interviews menées auprès des membres du TEVDEM c’est que le lien qui unit le gouvernement du canton et les assemblées n’est pas conçu en terme de délégation mais comme de l’auto-défense. Cela signifie que l’objectif premier n’est pas d’obtenir que les assemblées soient représentées au sein du gouvernement, même si ça pourrait être le cas. Les assemblées, les académies et les communes seront plutôt les moyens par lesquels les localités pourront maintenir leur autonomie contre les gouvernements de canton, défaire les revendication étatiques de ces derniers et éventuellement s’approprier leurs fonctions, les rendant ainsi obsolètes.

L’organisation de la Défense et de la Justice au Rojava

Les Asayis. J’ai rencontré pour la première fois les Asayiş (sécurité) en juillet 2014 quand j’ai franchi la frontière de l’Irak vers la Syrie ou plutôt du Bashur vers le Rojava comme l’appellent les kurdes. Depuis que le gouvernement fédéral kurde d’Irak est réticent à octroyer des documents officiels à l’entrée du Rojava et garde la frontière fermée, beaucoup de personnes comme moi sont contraintes d’utiliser des moyens et des connections informelles pour accéder à Cêzirê. C’est là que déjà, au moment de franchir la frontière, alors que les documents valent moins que la volonté et les relations informelles, l’on se rend compte de l’absence d’État au Rojava.

Mes contacts m’ont aidée à accéder à Jazira de nuit via le fleuve Tigre sur un petit bateau. Après nous avoir accueilli.e.s par des poignées de main fermes, des combattants des Unités de protection du Peuple (YPG) et des Unités de protection des femmes (YPJ) qui surveillaient la frontière nous ont conduit.e.s à l’académie des femmes, où les femmes qui participent aux assemblées, aux comités, au gouvernement, aux communes locales et aux académies reçoivent une formation révolutionnaire à propos de la liberté des femmes et du peuple. Cette académie de femmes, ainsi que l’académie d’asayis voisine, sont devenues la maison où j’allais passer les jours suivants et depuis laquelle mes rendez-vous avec différents groupes allaient être organisés.

À l’époque du gouvernement syrien, Rimelan était le quartier général du gouvernement et les espaces à présent occupés par les académies étaient inaccessibles pour la plupart des gens à moins d’y être conduits dans le cadre d’enquêtes ou s’ils étaient convoqués par les autorités. Malgré le fait que la nouvelle disposition des lieux à Rimelan comporte toujours de nombreux check-points afin de protéger la population des attaques suicides de Daech, les académies sont ouvertes à toutes celles et ceux qui veulent y prendre part ou les visiter.

Nombre de jeunes recrues qui participent aux académies ont été torturées dans ces mêmes lieux où ils suivent à présent une formation; elles pointaient l’ironie qu’il y a d’être à Rimelan en tant qu’étudiant.e.s et futurs “agents de police”. Un endroit qui était auparavant principalement considéré comme luxueux et riche est devenu un symbole de modération, un “lieu collectif” où enseignants, étudiants et même officiers de tous grades font la cuisine, mangent, travaillent, nourrissent les animaux, cultivent des potagers et des jardins et rient ensemble. Beaucoup témoignaient du fait qu’occuper des lieux où ils et elles avaient auparavant été humilié.e.s et violenté.e.s était un rappel constant de ce qu’ils et elles ne souhaitaient pas devenir. Comme l’un d’eux l’a formulé : « nous agissons dans une logique de revanche. Mais la révolution a trop de valeur pour qu’elle puisse être sacrifiée pour des sentiments personnels » (personne anonyme, juillet 2014).

Dans leur imposant ouvrage sur la création de l’État dans la vie quotidienne, Akhil Gupata et James Ferguson (2002) avancent que dans la vie sociale, l’État est constitué à travers une organisation de l’espace symbolisée par la hauteur des bâtiments, les barrières et les check-points. L’existence matérielle et immatérielle de l’État comme entité séparée est toujours d’abord dépendante d’une appropriation de l’espace. Aussi, l’une des manières par lesquelles les Asayis tentent de ne plus être perçus comme étant des agents de l’État, passe par l’appropriation de l’espace : les chiens, les fleurs et les plantes sont les bienvenu.e.s ; la moitié des résident.e.s de l’académie sont des femmes ; les étudiant.e.s et les enseignants cuisinent et mangent au même moment. C’est cela qui rend Rimelan accessible au peuple.

Ce qui capte directement l’attention, à Rimelan comme dans le reste du Rojava, c’est que la population locale salue et discute avec les hommes et les femmes en uniforme – qui marchent dans la rue ou gardent un check-point – avec fierté et empathie. En Syrie, une majorité de la population kurde n’avait pas la citoyenneté et par conséquent n’occupaient jamais aucune fonction gouvernementale.

Beaucoup de ceux qui occupaient ces fonctions ont quitté la région en même temps que les groupes les plus riches après la révolution. La fierté et l’empathie qui est témoignée aux personnes en uniforme provient de l’effacement de la différence coloniale qui constituait l’État et la vie au Rojava sous le régime d’Assad et du sentiment que “ceux-là font partie de notre peuple”. Plus encore, de telles pratiques de réciprocité effacent de la vie des gens la présence réifiée et fantasmée de l’État syrien, symbolisée par les uniformes éclatants portés par les militaires, leurs expressions ouvertement virilistes et par les palais où ils logeaient.

La première tâche des unités d’auto-défense des YPG et des YPJ est de protéger le Rojava des offensives du gouvernement et des organisations islamistes telles que Al-Nusra et Daech. C’est principalement elles qui ont protégé les Yezidis menacés de massacre par Daech en Irak et qui ont sécurisé leur évacuation. Cela a constitué pour ces unités une étape importante car depuis, non seulement elles ont endossé avec succès un rôle de défense au-delà des frontières mais elles ont également acquis une légitimité au sein d’autres sociétés et communautés. Plus tard, pendant la guerre de Kobanê, les YPG et les YPJ ont approfondi cette position internationaliste en invitant les communistes, les féministes et les démocrates du monde entier à prendre part à la guerre contre Daech.

Alors que les YPG et les YPJ s’internationalisent de plus de plus, l’objectif des Asayis est de s’implanter en profondeur. Dans une conversation que nous avons eues avec le chef des Asayis à Jazira et les deux chefs (homme et femme) de l’académie des Asayis à Rimelan, on nous a renseigné.e.s sur leurs plans futurs pour l’auto-protection du Rojava. Leur réclamation la plus appuyée concerne les armes lourdes et très visibles qu’ils portent. Ils espèrent les remplacer par de petites armes et éventuellement de se passer de ces armes complètement. Dans un futur pas si lointain, ils projettent que la défense soit totalement démocratisée et que les assemblées locales prennent ces tâches en charge.

La création de milices locales dans le canton de Cêzirê sous le contrôle du quartier et des assemblées de village se fait à un rythme lent. Selon le paradigme de l’autonomie démocratique, ces unités de protection de quartier composées d’hommes et de femmes de différents âges remplaceront tous les autres unités de défense centralisées. Alors que les YPG/YPJ et les sections de protection du PKK endossent un rôle humanitaire et international de plus en plus important dans la protection des opprimé-e-s contre les attaques militaires coloniales, capitalistes et destructrices, ces unités locales seront en charge des problèmes internes comme la violence envers les femmes, les conflits tribaux ou la toxicomanie. Les membres du TEVDEM, les responsables de canton, et les membres des Asayis insistent cependant sur le fait que le Rojava ne réalisera pas cet idéal tant que l’éducation révolutionnaire du peuple n’est pas achevée.

En effet, chacun.e au Rojava estime que l’éducation et ce que tout le monde appelle une révolution mentale à travers la pratique pédagogique sont les ingrédients clés pour soutenir une révolution concrète. Le colonialisme et l’occupation ont créé une personnalité particulière chez les Kurdes Syriens, que les acteurs révolutionnaires définissent comme aliénés et égoïstes. L’éducation est un moyen de cultiver une nouvelle subjectivité éthique contrecarrant ces personnalités colonisées.
Une part importante de l’éducation des asayiş n’est pas technique et traite de sujets comme l’histoire des femmes et leur libération, l’histoire du Moyen-Orient, l’histoire du Kurdistan, l’Etat, la vérité et la diplomatie. Loin d’être uniquement conceptuelles, les leçons sont aussi pratiques, impliquant des enseignements sur la vie dans la nature et comment gérer les situations de pénurie auxquelles les étudiant.e.s sont confronté.e.s en extérieur et on leur apprend à vivre sans électricité ni nourriture. L’auto-réflexion et l’autocritique constituent une autre part importante de ces enseignements : les personnes sont invitées à observer collectivement leurs envies de pouvoir, de vengeance et de conformité.

Une fois que les membres des asayiş prennent leur poste, on attend d’eux qu’ils aient un comportement égalitaire avec les gens et qu’ils ne soient pas trop présents dans leurs vies. Il y a de nombreux cas où des plaintes du public ont mené certains membres des asayiş à être punis. La punition a plutôt un rôle éducatif et il n’est arrivé que rarement que des personnes soient exclues de leurs postes. En effet, la punition et l’application de la loi sont toujours débattues au Rojava, dans la mesure où c’est la loi qui produit et maintient la violence.

La démocratisation de la Loi : Maison du Peuple et Maison des Femmes

Les révolutionnaires du Rojava pensent que la démocratisation de la violence doit aller de pair avec la démocratisation de la justice. Ils rêvent d’une société où il n’y aurait plus besoin de juges, d’avocats ni de procureurs, et ils ont fait des progrès considérables pour parvenir à ce but. Toutes les assemblées de quartier ont des comités de paix et de justice chargés de résoudre les conflits. Si les conflits ne sont pas résolus à ce niveau, ils sont transférés aux maisons du peuple et aux maisons des femmes dans les villes et centre-villes. Les maisons des femmes s’occupent des violences contre les femmes : polygamie, mariages forcés et autres crimes impliquant des femmes.
Les maisons du peuple et les maisons des femmes du Rojava accomplissent la démocratisation et la profanation du jugement via la conversation, l’argumentation et la négociation, prenant des décisions au cas par cas et impliquant la communauté dans le processus de prise de décision. Je me réfère à la conceptualisation de la profanation de Giorgio Agamben (2007) et je veux la juxtaposer avec la magie de l’État, État qui s’approprie de manière exclusive la loi et la violence et ainsi s’impose de manière fantasmatique dans la vie des gens. Pour Agamben, l’idée de la profanation est de dépasser les séparations sociales et d’amener tout ce qui est réifié par l’État et le capitalisme aux gens pour qu’ils puissent l’utiliser librement. Cela mène, au Rojava, à une forme de magie différente : les gens se sentent attachés à la révolution et, ce faisant, se recréent eux-mêmes.

Certains membres des maisons du peuple et des maisons des femmes sont sélectionné.e.s par les assemblées de quartier, tandis que d’autres sont des professionnels du droit et diplômés de l’école du droit de Mésopotamie où ils reçoivent six mois de formation, et enfin d’autres sont des membres anciens et respectés de la société. Les décisions des maisons du peuple et des maisons des femmes ne sont pas incontestées. Parfois leurs membres subissent des menaces. D’autres fois, quand elle est insatisfaite du résultat, l’une des parties impliquée saisit les institutions judiciaires officielles du canton. Beaucoup d’affaires criminelles sont directement amenées au tribunal officiel. Dans l’ensemble, les statistiques de l’école du droit de Mésopotamie montrent que 90% des affaires sont résolues dans les conseils communautaires et les maisons du peuple.

La Scène : Guerre, Embargo, et Reconnaissance

Dans cette partie, je vais associer deux réflexions. La première est que, au milieu de la guerre et des troubles, la révolution du Rojava peut nous fournir des moyens de repenser la question de la violence et de la loi. L’expérience du Rojava, façonnée par trente ans de guérilla menée au nom d’un peuple colonisé, suggère une voie à suivre pour réaliser la profanation de la violence et de la loi par leur démocratisation radicale plutôt que par une adhésion irréaliste et libérale à la non-violence. Cela se produit à deux niveaux. D’un côté, à travers les PKK, YPG, et YPJ, des forces armées non-nationales et anticoloniales sont créées qui entendent garantir la sécurité de tous les peuples opprimés du Moyen-Orient. De l’autre côté, l’auto-défense est profondément localisée et son influence s’est étendue via les assemblées de quartier, les académies et les communes. Un processus similaire se produit dans le domaine légal. Alors qu’une constitution non-ethnique, écologique et prônant la liberté des femmes influence le cadre des pratiques, c’est au niveau local que la justice et la paix sont négociées et débattues.

Ma seconde réflexion trouve sa source dans la recherche en anthropologie de l’Etat, qui affirme que l’Etat est formé et reformé au quotidien. Par exemple, Michel-Rolph Trouillot (2003 : 79–95) considère que l’Etat est créé par ses effets, notamment par ses effets d’”isolement”, d’”identification” et de “lisibilité”. Aradhana Sharma et Akhil Gupta (2006) soulignent que la pratique quotidienne de la bureaucratie et la représentation sont constitutives de ce que nous appelons l’Etat. Dans chacun de ces schémas, l’Etat prend une forme fantasmatique, il devient un script pour l’exercice du pouvoir et englobe la société, séparant le social du politique. La politique est ensuite colonisée par la technique (le bio-pouvoir) et la métaphysique (la souveraineté). Appliquer cela à la terminologie d’Öcalan signifierait que c’est à travers la création de l’Etat en tant qu’entité séparée ayant des effets concrets que la société est affaiblie et que la politique et la morale sont remplacées par le gouvernement et le juridique.

En traitant des asayiş et des maisons du peuple et en donnant des exemples de leurs pratiques discursives et spatiales, j’ai démontré que ce n’est pas seulement par des moyens organisationnels que l’Etat est défait au Rojava mais aussi par une remise en question quotidienne. Cependant, ce n’est qu’une partie de la vérité. En raison de la guerre et de l’embargo et de la nécessité de se présenter eux-mêmes diplomatiquement sur la scène internationale, ainsi que de représenter les cantons comme systèmes émergents auprès de la population, les gouvernements de cantons finissent souvent par occuper les fonctions d’un État. Ils collectent de l’information, parlent au nom du peuple, gèrent l’économie du Rojava et souhaitent créer un système éducatif et de santé.
Par conséquent, face à ces problématiques, je pense que nous ne devrions pas parler d’un modèle au Rojava. Nous devrions plutôt parler d’un mouvement qui se situe dans une dialectique entre fonction d’Etat et société. Quand il parle des prétendues sociétés primitives, Pierre Clastres (1989) mentionne comment ces sociétés se défendaient elles-mêmes contre l’émergence de l’Etat, ce qui était toujours une possibilité intrinsèque à la vie sociale. Les guerriers armés, les chefs polygames qui ont un accès inégal aux ressources, et les prophètes promettant une vie meilleure, ont toujours eu le potentiel d’être des figures dirigeantes, s’accaparant les fonctions de production, de reproduction et de défense face aux collectivités.

Les combattant.e.s contre l’EI, les officiers de canton qui conduisent la diplomatie et font les règles, et les cadres politiques incarnant l’éthique révolutionnaire ressemblent étonnamment aux guerriers, aux chefs et aux prophètes. Cependant, l’histoire de la modernité démocratique du peuple permet aux habitant.e.s du Rojava de garder ces figures sous contrôle : on aime et pleure les combattant.e.s aussi longtemps que ces combattant.e.s sont prêt.e.s à mourir pour soi, on surveille ce que consomment et possèdent les officier.e.s, et on utilise son propre savoir pour défier les connaissance des cadres du parti. Les écoles, les assemblées et les communes deviennent des espaces de plus en plus structurés où la société se défend elle-même non seulement de l’Etat qui se fait effacer mais aussi de celui qui menace d’émerger.

Traduction d’un texte de Nazan Üstündağ, sociologue à l’Université de Boğaziçi, Istanbul, rédigé à l’hiver 2016. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.