Merhaba Hevalno mensuel n°2 – mars 2016

DSC00260Voici le deuxième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

« Nous voudrions, en publiant ce bulletin, mettre en mot et en acte notre solidarité avec les mouvements de résistance au Kurdistan. Malgré la complexité de la situation là-bas nous tenterons de rendre les articles aussi accessibles que possible, pour qu’on en parle, et pour que les mots et les cris de résistance des gens sur place puissent se répandre et se transformer en d’autres actes concrets, pour qu’on s’organise en solidarité avec ce mouvement en ayant d’autres informations et critiques que les « infos » pré-mâchées de la presse classique.

Si, collectivement, nous avons décidé de publier ce bulletin, c’est parce qu’au-delà de la vision romantique (réductrice) de la guérilla lançant des attaques depuis les montagnes, nous entrevoyons les liens qui peuvent exister entre les révolutions sociales et politiques du Kurdistan Syrien (Rojava) et du Kurdistan Turc (Bakur) et d’autres mouvements populaires du passé et du présent. Que nous entrevoyons aussi ce que cette ré-organisation anticapitaliste, ouvertement féministe et auto-gestionnaire, d’une échelle sans précédent et ce malgré le contexte de guerre, peut avoir d’inspirant pour nos collectifs (qui, il faut bien le dire, paraissent bien bordéliques à côté !).

Nous pensons à toutes celles et ceux  qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes fascistes du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr notre chère fRance fait partie.

Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques.

Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici.« 

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL,mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille, Angers, Lyon et d’ailleurs y participent…
Pour nous contacter : actukurdistan(a)riseup.net

Téléchargez le pdf (16p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

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Sommaire :
  • Le Mouvement d’auto-gouvernance kurde au Bakur
  • Les habitant.e.s de Cizre attendent le jour de vengeance
  • Rojava, comment défaire l’Etat
  • Oubliez l’ONU ! Rencontrez les réfugié.e.s autonomes au Kurdistan
  • L’UE finance Daesh
  • Mettre la pression sur le régime turc
  • Agenda et Newroz
  • Brèves du Bakur, du Rojava, d’Irak et d’Iran, de Turquie et d’Europe
  • Glossaire, etc…

[Photos] Amed en révolte contre le siège de Sur (93ème jour)

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Alors que le siège de Sur, le quartier de la vieille ville fortifiée, par les forces spéciales turques en est à son 93ème jour, des dizaines de milliers d’habitants de Diyarbakir se sont soulevés ce mercredi 2 mars pour tenter de briser le siège… Dans tous les quartiers de la ville, les jeunes, les femmes, les vieux et les enfants se sont affrontés à la police jusqu’à tard dans la nuit… Les copains du site Kedistan ont fait un suivi heure par heure de cette journée importante : ici !

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[Entretien] « En moi une part de chacun, un concentré de résistance »

tumblr_inline_o1j1mzSV5s1tar4x0_1280Reportage et témoignage du journaliste Osman Oğuz publié le 24 février sur PolitikArt et sur son blog, sur la résistance de Cizre. Nous en publions la traduction qu’en a fait Kedistan.


A l’époque où nous étions étudiants à l’Université de Dicle à Amed (Diyarbakir), nous étions logés ensemble avec Serxwebûn. Lors des boycotts traditionnellement très animés, des actions quasi quotidiennes du campus, on se saluait, on scandait des slogans ensemble. Ensuite, nos chemins se sont séparés, le sien, l’a amené dans le brasier. Le fait d’entendre sa voix, des années plus tard, éveille une drôle de sensation…

Serxwebûn, se trouvait dans sa ville natale Cizre, depuis le début du blocus de l’Etat et la résistance pour l’autonomie. Il a été témoin de la barbarie et d’une grande résistance qui se déroulaient dans les rues où il est né et a grandi. Les résistants lui ont demandé, comme testament, « parle de nous », alors il continue à en parler…

Bien que les paroles soient insuffisantes, nous avons discuté avec Serxwebûn, comme on a pu, de ce qui se passe à Cizre, de la violence d’Etat, de la résistance, et de l’identité de ceux qui sont morts. Il y a tellement de choses importantes à dire, que privilégier certaines d’entre elles serait injuste. Alors, pour bien faire, prêtez l’oreille aux propos de Serxwebûn, qui a été témoin de tout, du début à la fin, et choisissez vous-mêmes les priorités.

(Vous savez que ceux dont le vrai ennemi est « la vérité », voient comme sort les pires persécutions, de plus dans une enveloppe judiciaire. Oui, son nom n’est pas Serxwebûn*. Mais ces terres ne s’appellent pas la Turquie non plus, alors on est quittes…)

[*Serxwebûn est donc un alias. Ce joli mot veut dire en kurde « indépendance » et c’est aussi le nom de l’organe de publication du PKK depuis sa naissance.]

Avant tout, dans quel état es-tu, comment vas-tu ?

Comment veux -tu que je sois. J’essaye de récupérer. Je me suis rendu compte qu’on devrait passer à une période de récupération. Les personnes qui sont mortes, étaient mes amis très proches. Le fait d’être parti de ce sous-sol, de les avoir quitté, était un complet hasard. Je suis parti, puis j’allais y retourner, puis la route a été fermée. C’était des camarades infiniment proches. Le plus désolant est le fait que la majorité étaient des civils, des étudiants… Une personne qui combat, peut mourir dans le combat, c’est aussi douloureux mais différent. Mais, on est encore plus triste pour celui qui n’a jamais combattu, je ne sais pas moi, qui est juste présent par dévouement, qui ne se défend pas. Quand on pense comment ils ont été tués, on se déchire.

Depuis quand tu étais à Cizre ?

Cela fait pile un an.

Maintenant, l’Etat dit : « L’opération est terminée avec réussite. » Qu’a-t-elle fait cette opération à Cizre ?

A vrai dire, tout le monde voit le résultat, clairement. Les images prises par l’agence de l’Etat, depuis des blindés, mettent à jour, l’état dans laquelle est mise l’infrastructure de la ville, les habitations, les avenues. Mais à part cette destruction, il y a bien sur aussi, l’impact que cela a fait sur les gens.

L’Etat annonce « J’ai apporté la sérénité », « J’ai fait une opération réussie », mais désormais, les gens d’ici, se souviendront de l’Etat avec cette épave. De toutes façons, depuis des années, quand on dit Etat, les gens pensent à ce genre de choses, et pas à autre chose.

Déjà, la raison qu’une résistance soit organisée à Cizre aujourd’hui, n’était pas les épaves que l’Etat a crées dans le passé ?

Je dis toujours : les jeunes qui résistent contre l’Etat aujourd’hui sont les jeunes qui lançaient des pierres contre lui. Etant enfants ils ont lancé des pierres, mais l’Etat au lieu de comprendre ces enfants, ou de réaliser leur revendications, les a attaqués d’abord avec des gaz lacrymos, ensuite avec des armes. Ensuite ces enfants ont été arrêtés. Regardez le passé de chacun d’eux, ce sont des enfants qu’on appellent « victimes de TMK* » Maintenant ces enfants ont grandi.

[*Victimes de TMK : Dans les villes de Sud Est de la Turquie, après la reforme dans la loi, de la lutte contre le terrorisme (TMK) en 2006, des mineurs ont été arrêtés, jugés et incarcérés en prison adultes, en violation des droits d’enfants. La plupart ont été arrêtés, sur soupçons infondés, parce qu’il y avait la marque de pierres dans leur paume, ou ils étaient transpirants etc… ]

La résistance de Kobanê, comme dans tout le Kurdistan, a changé beaucoup de choses à Cizre aussi. Mais la situation des jeunes de Cizre était un peu différente. Tu sais bien, Cizre, pour le mouvement de libération de Kurdistan, est une ville symbolique. Les jeunes ont commencé à s’organiser ici, depuis 2009. Leur objectif principal était plutôt protéger au sens général, la ville dans laquelle ils vivait, que le combat armé contre l’Etat ou de l’autodéfense physique.

C’est à dire, que faisaient-il ?

Ces jeunes, ont stoppé à Cizre, le vol, la drogue et la prostitution… Tout le monde le sait dans quel état était cette ville en 2009. C’était comme la période, où les gens ne pouvaient même pas traverser les rues de Diyarbakır, de Bağlar ; l’Etat avait mis Cizre dans le même état après les opération contre le KCK [Koma Civakên Kurdistan, Le groupe des communautés du Kurdistan] en 2009. A chaque coin de rue, il y avait des voleurs, des dealers, des prostituées et les jeunes étaient transformés en espions. Dans un premier temps, les jeunes ont commencé à s’organiser comme une réaction contre tout cela, et dans la mesure où ils ont réussi, sont devenus le cible de l’Etat.

Quand est-ce que les premières tranchées ont commencé à être creusées ?

Lors du processus de Kobanê, l’organisation a gagné de la vitesse. Et, les descentes dans les maisons ont commencé à ce moment là. Après, pour empêcher ces descentes et les arrestations, les tranchées ont été creusées. Les tranchées sont restées dans la ville pendant un an, l’Etat n’a mis personne en garde à vue, il n’y a pas eu d’attaques sérieuses. Les choses étaient normalisées ; l’Etat et les jeunes s’étaient en quelque sorte entendus. Il y avait comme un accord tacite « Tu n’entres pas dans nos limites et nous n’interviendrons pas. »

Tout au long de cette année, dans la ville, il n’y a eu aucun mort, ni blessés, ni même d’actions. Un moment il y a eu quelques attaques et 5 jeunes y ont perdu la vie, mais c’était arrivé à cause de la provocation de Hüda Par*.

[*Hüda Par : Un parti islamiste et anti-kurde qui attire les sympathisants du Hezbollah turc, groupe militant sunnite actif dans les années 1990.]

Dans cette période Öcalan a demandé la suppression des tranchées et les jeunes les ont bouchées en une nuit. Voilà. L’Etat essaye maintenant de les fermer depuis des mois, alors qu’avec une parole d’Öcalan, c’était réglé en une nuit. Mais après la suppression des tranchées, les jeunes ont continué à faire la garde et protéger leurs quartiers.

Malgré la suppression des tranchées, l’Etat a continué ses attaques. Les gardes à vue, les arrestations ont recommencé, et les jeunes qui participaient même à la moindre manifestation se faisait tirer dessus. Après cela, les jeunes ont recommencé à creuser les tranchées et mettre des barricades en place. Ils ont renforcé leur organisation à chaque attaque et ils ont commencé à résister de plus belle. A la fin du couvre feu de 9 jours, déjà, presque chaque maison de la ville était devenue un lieu de résistance. C’est la raison principale pour que la résistance puisse durer aussi longtemps : elle s’est étendue à toute la ville, tout le monde a résisté en faisant ce qu’il pouvait.

Ces jeunes sont ces jeunes là. Les jeunes que l’Etat poussait vers la prostitution, drogue et espionnage… Les jeunes qui voient la réalité de l’Etat et qui se rebellent.

Nous voyons pas mal de chiffres [sur les morts], tous les jours nous nous battons avec des chiffres. Mais il y a une histoire de vie derrière chaque nombre… Tu connaissais presque tous, tu es l’enfant de là-bas. Comment les jeunes résistaient-ils ?

Malgré leurs moyens réellement limités, ils ont fait une résistance honorable, contre dix mille militaires professionnels d’un Etat qui dit qu’il possède une des meilleure armée du monde, dotée de toutes technologies et une force extraordinaire. Je peux dire que cette résistance continuait même dans le sous-sol.

Parfois dans la presse turque, on voit des nouvelles comme « tant d’armes on été saisis », «ils possédaient tant de munitions ». Nous étions là. Nous avons vu, avec quoi ces jeunes résistaient… Avaient-ils des armes ? Oui, bien sur. Mais sois en sur, l’arme de chaque jeune à terre, était récupérée par un(e) autre, parce que le nombre d’armes qu’ils possédaient était très limité. Les chars avaient encerclé la ville et sans cesse, ils tiraient au canon sur le centre ville. Ensuite ces chars ont essayé de s’introduire dans les quartiers. Les jeunes ne pouvaient pas faire grand chose face aux chars. Ils prenaient des couvertures et plaids et les jetaient sous les chenilles pour les bloquer. Plusieurs d’entre eux on été blessés en jetant des couvertures. Les chars ne pouvant pas avancer sur des couvertures, continuaient à tirer au canon, de là où ils étaient bloqués. Des blindés venaient pour les débloquer et les jeunes résistaient en lançant des cocktails Molotov sur ces véhicules.

Ils n’ont jamais eu des conditions égales. Ils avaient fabriqué des « gilets-livres pare-balles» pour se protéger des tirs. Ils entouraient des gros livres de tissus, les cousaient ensemble en forme de gilet. Tous les résistants et les civils qui vivent en ville utilisent ces gilets-livres pour aller d’un endroit à l’autre. Les balles, sont retenues, plantées dans les livres.

Par ailleurs, ils jetaient de la peinture sur les vitres des véhicules blindés. Ils avaient toujours une méthode alternative pour contrer chaque type d’attaque. Ils ont résisté comme ça.

Ils sont restés affamés des jours et des jours. Il y a eu beaucoup de difficulté de nourriture lors du blocus qui a duré des mois. Mais malgré cela, dans les barricades, dans les rues, en défendant  maison par maison, ils ont essayé d’empêcher que l’Etat avance.

Mehmet Tunç est un nom important de la résistance et il est devenu un symbole. Comment le connaissais-tu ? Quel genre de personne il était, et comment est-il devenu un pionnier ?

[Kedistan avait publié la traduction d’une des interventions téléphoniques de Mehmet Tunç, co-président du conseil populaire de Cizre. Ce fut une de ses dernières communications. Il appelait depuis le sous-sol où le lendemain, il a été massacré >> A Cizre, le massacre est un crime de guerre]

Je connaissais Mehmet Tunç depuis mon enfance. Après, en 2009 il ést devenu président de la commune. C’était quelqu’un qui prenait toujours place dans la lutte. Quand je suis sorti de la prison, on a recommencé à se voir.

Tu peux demander à n’importe qui de te parler de Mehmet Tunç, il te dira les mêmes choses. C’était une personne courageuse, qui ne faisait pas de concessions, qui pouvait mobiliser les gens, un pionnier. Pas seulement dans cette dernière période, mais en 2008, 2009 aussi… Dans les périodes les plus difficiles, Mehmet Tunç il était capable, rien qu’en passant d’une maison à l’autre, de mobiliser les masses pour la résistance.

[« Le couvre feu de 9 jours » dont Serxwebûn parle dans les lignes qui suivent, datent du 4/12 septembre 2015. Vous pouvez lire l’article Cizre, ville martyr]

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Il avait fait cela plusieurs fois auparavant et pendant le couvre-feu de 9 jours aussi… Le quartier Nur était sur le point de tomber, te souviens-tu, Mehmet Tunç a parlé en liaison téléphonique en direct à la télé. Un discours bouleversant qui disait « le cercle s’est serré ». La raison de ce discours émouvant était la désolidarisation de certains politiques, des jeunes. Les politiques sur place disaient « Nous sommes obligés de nous séparer des jeunes. Soit les jeunes quittent les lieux, soit c’est nous qui partirons ». Mais Mehmet Tunç a fait un discours là bas et il a dit qu’il bougerait avec les jeunes, qu’il quitterait la maison où les politiques se trouvaient. Ensuite, il a parlé avec les jeunes avec une telle verve qu’ils ont réussi à casser le blocus. Et c’est encore les jeunes qui ont sauvé ces politiques. Sinon, l’Etat, allait tuer dans cette période de 9 jours, au moins trois, quatre députés du HDP. Tous les tirs de canon visaient les maisons dans lesquelles les députés se trouvaient. Ils essayaient de mettre la main dessus. C’est grâce à la résistance des jeunes que les députés du HDP ont pu sortir de cette maison. Et c’est les paroles de Mehmet Tunç qui a donné la motivation aux jeunes.

Je voudrais raconter un autre souvenir qui me traverse l’esprit. Mehmet Tunç me l’avait raconté : Quand il était jeune, à 15 ans, les guérillas viennent dans son village. Les jeunes se réunissent. Ils disent « on veut se joindre à vous ». Ils les prennent tous, sauf Mehmet Tunç. Il demande « Vous avez pris tous mes camarades et vous me laissez… pourquoi ? Moi aussi je veux venir ! ». Le commandant répond « Ne viens pas. Toi, tu es déjà avec nous. Tu nous es nécessaire ici. L’Histoire va te demander de faire des grandes choses ». Sa famille l’a marié aussitôt après cet événement. Il m’a raconté cette histoire il y a 20, 25 jours, quand je le voyais pour la dernière fois et il a ajouté « J’ai attendu des années, en me demandant quand le moment dont le commandant parlait, allait arriver. Pendant cette résistance, j’ai compris que ce moment est  ce moment. »

Voilà Mehmet Tunç, un homme, avec sa grosse voix, apparaissant d’un coup sur un toit, un autre instant dans un salon, dans la rue, remontant le moral à tout le monde. Il ne faisait pas que  parler, il était aussi travailleur. Mehmet Tunç était aussi celui qui portait du sable aux barricades, qui cuisinait, qui essayait de soigner la blessure d’un(e) jeune…

Tu as connu beaucoup de personnes, et  tu as plein d’histoires dans ta tête, je sais, mais si on te demande de nous en parler d’une, à qui penserais tu ?

Je suis touché par toutes les histoires, mais je voudrais parler de Ramazan. Il a été massacré, lui aussi dans ce sous-sol.

Ramazan était un gamin qui vivait dans le quartier Yafes. Pendant la résistance de Yafes, il était là, il se balladait d’un barricade à l’autre. Il n’était pas un combattant, il n’avais reçu aucun entrainement. Mais, face à tout ce dont il était témoin, il voulait faire quelque chose. Puisqu’il n’avait que 16 ans, les jeunes ne l’acceptaient pas au front. Et, lui, il arrivait chaque fois à trouver un moyen pour venir près des jeunes. Il demandais « Je veux faire quelque chose, moi aussi. » A la fin, ils lui ont donné le devoir de transférer les repas. Ils baladait alors la nourriture. Quand quelqu’un essayait d’aller au quartier, il les faisait passer par les endroits les plus sécurisés. Ils maîtrisait chaque coin, chaque passerelle de Yafes pour éviter les snipers positionnés. Ramazan était devenu le guide du quartier.

Quand le quartier Yafes est tombé, les habitants ont quitté la ville, mais Ramazan a dit : « Je ne viens pas avec vous. Nous nous somme retirés ici, mais je vais aller à Cudi et continuer là bas ». Quand il s’est rendu à Cudi, les jeunes lui ont dit eux aussi, qu’il était beaucoup trop jeune et n’ont pas voulu de lui, mais ils les a également convaincus. Cette fois ils ne lui ont pas attribué de rôle, alors il est allé à la Commune de Santé. En passant son temps dans cet endroit, il a appris les techniques de soins. Les derniers vingt jours, puisque les autres étaient tous massacrés, il ne restait plus que Ramazan qui était capable d’intervenir pour les blessés. A 16 ans, il était devenu leur médecin. Il soignait tous les blessés.

Qui étaient ceux qui ont été massacrés dans ce sous-sol ? On dit que la majorité était des étudiants…

60% du groupe était des étudiants. C’était des jeunes qui étaient sorti du congrès de DEM-GENÇ  [Fédération Démocratique des Jeunes] la veille du couvre-feu, et qui n’avaient pas pu sortir de la ville à cause de l’interdiction. D’abord ils se sont dispersés dans tous les quartiers, et petit à petit, quand les quartiers sont tombés un par un, leur zone s’est limitée et ils se sont réunis à la fin à Cudi. Un autre groupe de jeunes étaient hébergés au centre ville, la police a fait une descente et les a arrêtés. Et ce groupe, craignant l’arrestation, est allée au quartier Sur. Ils sont restés plusieurs jours là bas. Quand la résistance a glissé vers ce quartier, les maisons où ils logeaient depuis le début se sont trouvées au milieu des affrontements. Quand la police a appris qu’ils y avait des occupants, il y a eu ce massacre. Si ces jeunes étaient venus au centre ville, ils auraient été effectivement arrêtés, c’est pour cela qu’ils ont senti le besoin de rester dans le quartier Sur. Ils restaient ensemble, ils pensaient que le couvre-feu se terminerait et qu’ils partiraient. 20 personnes étaient dans un immeuble et 30 dans un autre. La majorité des dépouilles sorties à la suite des bombardements, étaient celles de ces jeunes.

Actuellement, après tant de vécu, que ressentent les habitant de Cizre ?

Bien sûr dans la ville, une atmosphère de tristesse et de douleur règne. Les gens ont encore du mal à réaliser. Mais je dirai aussi ceci : Les gens sont actuellement décidés. Dans cette ville près de 250 personnes on été tuées. La majorité des derniers tués étaient des étudiants, et avant, il y a eu beaucoup de morts, jusqu’à des enfants  de 9-10 ans. La plupart de ceux qui ont été tués, étaient enfants de cette ville, et résistaient derrière des barricades. Parce qu’ils avait perdu eux-même leur proches et ils avait reçu cet héritage et étaient passés à la résistance. Maintenant, la seule chose que la plupart des habitants de la ville veut, c’est la levée du couvre-feu, puis récupérer et renforcer la résistance. Tout le monde pense « Comment pourrons-nous organiser une résistance plus efficace ? ». Peu importe avec qui je parle, ils disent « Comment puis-je revenir sur Cizre ? », « Comment peut-on mener un combat, pour demander des comptes pour nos frères ? »

Je peux dire que dans la ville il y a une ambiance de vengeance qui règne. Les gens ont de grandes attentes du Mouvement de la Libération kurde, mais si leurs attentes ne se réalisent pas, il peut y avoir même des vengeances personnelles, et c’est fort possible. Il y a des familles qui ont perdu deux, trois proches. Trois frères et soeurs tués ensemble, ou des cousins, cousines… Je peux exprimer clairement que tout le monde attend les jours de vengeance.

[D’où le titre original de l’article en turc : « Les habitants de Cizre attendent le jour de vengeance »… NDLR]

Y-a-t-il un sentiment d’être battu ?

Non, parce que pour la plupart des gens, la mère, le père de ces gamins, leur famille ont vécu les années 90… Puisqu’ils ont payé le prix dans ces années là aussi, ils savent qu’on peut avancer sur ce chemin, même si on trébuche ou tombe parfois. Ce sont des gens qui savent bien, qu’après des centaines de morts, cette lutte ne se terminera pas. Cizre est une ville qui a connu des massacres périodiques durant ces quelques années mais qui arrive à résister chaque fois. C’est pour cela, que ces gens disent, comme je raconte, « récupérons et demandons des comptes sur nos proches qui ont été massacrés ».

Et toi, comment cela t’a-t-il  affecté ?

J’étais revenu sur Cizre, il y a un an, après des années d’absence et les changements que j’avais vus m’avaient rendu heureux. La ville que j’avais quittée était une ville altérée dont chaque rue était scène de mauvaises choses. Mais ces jeunes avait construit une telle vie dans cette ville, que tu pouvais te comporter dans la rue, librement, aisément. Les problèmes de la ville étaient devenus faciles à résoudre en peu de temps. à la moindre mésentente, les jeunes intervenaient et dénouaient la situation. J’ai même observé qu’il n’y avait plus une seule bagarre dans les quartiers.

Après, avec les attaques, j’ai été témoin de la façon dont les jeunes résistaient. Quand je les voyais résister derrière les barricades, dans des conditions très lourdes, je leur disais « Comment je peux parler de vous comme vous le méritez ? ». Il se tournaient vers moi et exprimaient toujours la même chose : « Nous, ici, nous résistons. Nous écrivons l’Histoire. Oui, on peut être tués, et nous n’avons pas la chance de créer beaucoup de miracles face à la force de l’Etat, mais tu dois parler de nous. La seule chose que nous te demandons, est de raconter comment les jeunes de Cizre résistent ». Voilà le testament que la plupart m’ont confié.

Bien sur que je suis affecté, comment ne pas l’être ? Mes meilleurs amis, des amis qui m’ont aidé, avec lesquels j’ai marché continuellement côte à côte, avec lesquels j’ai résidé ensemble dans toute cette période, ont perdu la vie. J’ai été obligé de quitter le sous-sol, juste pour envoyer une image, ensuite je n’ai pas pu y retourner, et eux, là-bas, ils ont perdu leur vie. Je suis resté affecté plusieurs jours, à ne pas pouvoir répondre aux appels. Mais quand je repense… Quand nous parlions [au téléphone depuis les sous-sol où ils étaient coincés et condamnés] , ils disaient tous « Que personne ne soit triste pour nous. Ceux qui veulent faire quelque chose, qu’ils s’approprient notre lutte pour laquelle on meurt, qu’ils prennent le flambeau. ». Ils disaient tous, cela, chaque fois qu’on parlait. « Ceux qui ne partagent pas notre résistance, qu’ils ne partagent pas notre douleur non plus, qu’ils ne viennent pas à nos funérailles. ». Il ont répété cela aussi chaque fois. : « Nous ne voulons personne, que personne ne pleure pour nous. Si nous résistons jusqu’à la dernière balle, si nous ne rendons pas, ceux qui s’attristent pour nous, prennent exemple de nous, et qu’ils fassent quelque chose, qu’ils étendent la résistance ».

Je suis affecté de mon côté, mais j’ai compris que je dois faire ce que je peux, pour rendre réels, leurs rêves, leurs espoirs. Mon objectif est de parler du massacre, et de leur donner de la visibilité.

Comme aimait répéter Mehmet Tunç, « Cette lutte est une lutte de longue durée. Elle n’a pas commencé hier, elle ne se terminera pas aujourd’hui. ».

Je porte aujourd’hui en moi une part de chacun, un souvenir particulier, une posture personnelle.

Panorama historique des luttes au Kurdistan

yazilama1370Texte repris de Merhaba Hevalno n°1.

Quand on parle des Kurdes on fait référence à une culture ancestrale implantée depuis plus de 5000 ans en Mésopotamie (au sein de ce qu’on appelle maintenant le « Proche Orient »). Ce territoire montagneux donne naissance aux fleuves du Tigre et de l’Euphrate, ce qui aura permis la sédentarisation des tribus semi-nomades à travers l’agriculture ; on considère d’ailleurs ce territoire comme le berceau des civilisations.
Néanmoins, les Kurdes ne constituent pas un peuple unifié, mais plutôt une société composée de multiples tribus qui parlent plusieurs langues (dont quatre principales de nos jours) et qui se sont trouvées séparées depuis le XVIIème siècle entre l’empire ottoman et l’empire perse. C’est au XXème siècle, après la 1ère Guerre Mondiale, que les États occidentaux gagnants (notamment la France, le Royaume-Uni et l’Italie) ont  démantelé le perdant – l’empire ottoman – en plein de morceaux et les ont soumis à leur contrôle. C’est ainsi que les zones de population kurde se sont retrouvées traversées par de nouvelles frontières, divisées entre quatre des États nouvellement créés : la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran.
Ce nouveau modèle pour la région, l’État-Nation, va reproduire ce qui avait eu lieu en Europe des siècles auparavant, à savoir, l’imposition par la force d’une seule identité nationale, niant toute existence de cultures très variées. En Turquie, l’État a été créé par le mouvement nationaliste des « Jeunes Turcs » qui avait utilisé des hommes de toutes les autres cultures (notamment, les Kurdes) comme chair à canon dans sa guerre d’indépendance jusqu’à décrocher en 1923 la République de Turquie. Ceci sous la direction de Mustafa Kemal, qui prendra le nom d’Atatürk (le « père des Turcs »). C’est à partir de là que des tribus kurdes vont se soulever, dirigées par des chefs militaires ou religieux. Chaque soulèvement sera écrasé dans le sang ; le plus tristement célèbre étant celui de 1937 à Dersim, qui finira avec la moitié de la population de la région de Dersim déportée vers les villes de l’ouest ou exterminée (environ 40000 personnes). Il s’agit du premier
génocide kurde.
Toute spécificité culturelle étant interdite et réprimée, les Kurdes (ainsi que les Arménien.ne.s, les Lazes, les Assyrien. ne.s et toutes les autres cultures) seront emprisonné.e.s, exécuté.e.s ou porté.e.s disparu.e.s pour avoir parlé leur langue en public, chanté ou dansé sur leur musique traditionnelle, et ce, jusque dans les années 2000. C’est pourquoi aujourd’hui la résistance kurde est indissociable de sa langue, sa musique et sa danse. La politique de la République de Turquie continue jusqu’à aujourd’hui de considérer les Kurdes comme une sous-culture turque arriérée, qui n’a comme choix que « l’assimilation » ; en gros, se plier à la
« turquicité » ou mourir. La répression brutale et la militarisation de tout le territoire Kurde (du sud-est du pays) aura contraint des millions de Kurdes à la déportation vers des villes de l’ouest de la Turquie et vers l’Europe. En ce moment, la population Kurde (estimée à plus de 40 millions) est répartie environ selon ces chiffres : 25 millions en Turquie, 8 en Iran, 5 en Irak, 4 en Syrie, et 2 en Europe occidentale (dont 1,5 en
Allemagne, et 250000 en France).

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que des mouvements de libération nationale kurdes apparaissent en Turquie (inspirés notamment par les mouvements en Amérique latine), en particulier le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) créé en 1978 par des étudiants marxiste-léninistes qui voulaient voir évoluer la société tribale kurde en une société révolutionnaire et indépendante de la souveraineté turque. Après le coup d’État de 1980, le régime militaire va se déchaîner sur tous les militant.e.s de gauche, en emprisonnant et exécutant une bonne partie. Le PKK décide alors de prendre les armes et lance le 15 août son premier
soulèvement. Constitué en comités régionaux qui font du porte à porte et qui essayent d’attirer un maximum de familles, le PKK devient assez vite le principal acteur de la lutte kurde.

Les années 1980-1990 seront marquées par la guerre entre d’un côté l’armée turque et de l’autre les combattant.e.s du PKK et les civil.e.s habitant les villes et villages kurdes. Environ 4000 villages sont brûlés,
à nouveau 3 millions de réfugié.e.s quittent leur terre, 30.000 civil.e.s sont tué.e.s, et des milliers de militant.e.s et intellectuel.le.s, etc., emprisonné.e.s (beaucoup sont toujours derrière les barreaux). Ces décennies sanglantes auront gravé la mémoire des Kurdes et auront laissé orpheline toute une génération
de jeunes qui ont perdu leur père ou un.e autre proche, et qui se battent actuellement contre la police et  l’armée depuis cet été. Mais c’est aussi de cette période que le PKK tire sa réputation de « stalinien » ; il est vrai que, comme toute force armée dans une guerre, le PKK n’est pas tout blanc et a commis des violences douteuses, y compris à l’intérieur du mouvement. Néanmoins, une grande partie de la population kurde de Turquie reconnaît au PKK, et à son leader Abdullah Öcalan, leur courage et leur détermination qui auront
réussi à créer un véritable rapport de force capable de faire valoir certains de leurs droits de base (par exemple, depuis les années 2000 la langue kurde et le mot — « kurde » — ne sont plus interdits).

Quelque chose d’impressionnant pour un mouvement politique de masse c’est l’autocritique qui a été portée
d’abord par le leader « Apo » (« tonton ») enfermé sur l’île-prison d’Imrali depuis 1999. Cette réflexion sur le PKK et les autres luttes de libération nationale a mené le PKK à adopter une toute autre philosophie et tactique politiques, nommée le « confédéralisme démocratique ». En résumé, cette théorie part du constat que l’État est le résultat d’une évolution sociale et politique basée sur la domination par quelques humains sur le reste des humains et sur les écosystèmes, puisant ses racines dans le système de domination patriarcal (né au néolithique avec la figure du chasseur/guerrier). La conclusion étant que si l’on veut libérer une  communauté (ou autrement dit, instaurer une véritable « démocratie »), cela ne peut en aucun cas passer par  la revendication d’un État et cela ne peut avoir lieu sans la révolution des femmes. Le « confédéralisme démocratique » prône, comme son nom l’indique, une organisation confédérale de communes locales, coordonnées entre elles à plusieurs échelles. Il s’agit en fait d’une adaptation du « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin (fondateur de « l’écologie sociale »).

Il serait sûrement naïf de croire que tout un mouvement, et en particulier une organisation armée, aient pu entièrement changer de fond politique, mais cette approche est tout de même prônée par l’ensemble du  mouvement de lutte kurde en Turquie, et expérimentée dans une certaine mesure dans le Kurdistan de  Turquie (Bakûr) et en une plus grande mesure dans le Kurdistan de Syrie (Rojava) depuis sa prise d’autonomie face au régime de Bachar al-Assad en 2012. Dans la partie irakienne (Başûr), la réalité est bien différente. La tribu des Barzani est au pouvoir depuis bien longtemps et a négocié sa demi-indépendance avec  le régime de Bagdad instauré par les États-Unis, devenant ainsi un allié des pays occidentaux et de l’OTAN (dont la Turquie), ce qui va de pair avec le développement capitaliste, notamment de sa capitale, Erbil. Les opposant.e.s (dont le PÇDK proche du PKK) sont peu nombreux.ses et bien réprimé.e.s.

C’est certainement en Iran que la situation est la pire. La dictature de Rohani réprime toute pratique déviant de la loi imposée par le régime. Prison, torture, exécutions et lapidations. Les quelques combattant.e.s survivant.e.s du PJAK (parti proche du PKK dans le Kurdistan d’Iran, Rojhelat) se sont réfugié.e.s il y a longtemps dans les montagnes de Başûr, et la plupart des autres résistant.e.s ont dû s’exiler à l’étranger.

C’est pourquoi lorsqu’on s’intéresse au mouvement révolutionnaire kurde, on fini par focaliser son attention sur le Bakûr et le Rojava, même si le confédéralisme porté là-bas a la prétention de s’étendre à l’entièreté du Kurdistan ainsi que du Moyen-Orient.