Merhaba Hevalno mensuel n°4 – mai 2016

12647402_1647537328829041_6028603301150045679_nVoici le quatrième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

 

Téléchargez le pdf (20p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

On en est au quatrième numéro, et on essaie toujours de recueillir et traduire des textes divers qui, on l’espère, permettent de comprendre la réalité complexe du mouvement révolutionnaire kurde. On trouve important de diffuser du discours direct, parce qu’on ne veut pas parler à la place des gens. Et des textes critiques, parce qu’on veut entretenir une solidarité non pas aveugle mais critique.

Comme on le disait dans le premier numéro « Nous espérons que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici ». Et ce mois-ci on est heureuses de pouvoir relayer tout un tas d’actions qui ont eu lieu en Europe, de toutes formes, qui nous donnent espoir que ça bouge ici!

Ce dernier mois, l’État turc a continué sa guerre contre le mouvement kurde (couvre-feux, destructions, emprisonnements, etc.) et s’est muni pour cela d’un nouvel arsenal juridique qu’on tente d’expliquer en plusieurs articles : déchéance de nationalité et confiscation des biens des personnes considérées « terroristes », levée de l’impunité pour les députés des partis pro-Kurdes, etc.. Par ailleurs, fin avril-début mai correspond à l’anniversaire des deux génocides perpétrés en Turquie, contre les Arménien.ne.s. puis contre les Alévi.e.s vivant à Dersim. Et n’oubliez pas de lire les brèves pour voir comment la résistance continue, ainsi que l’article sur les journalistes de JINHA, l’agence de presse de femmes, riche source d’informations.

En ce qui concerne le Rojava, on nous pose toujours beaucoup de questions sur les alliances stratégiques du mouvement kurde. On a donc choisi ce mois-ci de vous parler des affrontements qu’il y a eu à Qamichlo, contre l’État syrien non pas contre Daech et au cœur du Rojava non pas à sa frontière, pour donner des clés de compréhension de la relation complexe entre le Rojava et Bachar Al-Assad. On reviendra aussi sur la déclaration d’autonomie qui a été faite mi-mars, ou plutôt, sur les réactions qu’elle a suscité pour mieux saisir les alliés du projet fédéral et ses ennemis.

Ce mois-ci on a un peu fait l’impasse sur l’Irak, mais on a eu des nouvelles du Rojhelat (Iran) où les combattant-e-s ont annoncé une reprise du conflit armé. On essaie dans un article de donner quelques éléments de contexte et d’expliquer pourquoi cette annonce. On essaiera de faire plus prochainement.

Regardez l’agenda ! Envoyez-nous des infos, des commentaires, des rendez-vous que vous organisez, des récits de manifs, de voyage.

Et bonne lecture!

Au sommaire :

  • Edito & agenda
  • Entretien avec Duran Kalkan (haut commandant du PKK)
  • Entretien avec Selahattin Demirtaş (co-président du HDP)
  • Arsenal juridique antiterroriste
  • Entretiens avec Jinha, l’agende de presse de femmes
  • L’état turc mène une contre-révolution au Bakûr
  • Réactions face à la création d’un système fédéral au Rojava
  • Affrontements à Qamishlo avec les troupes du régime syrien
  • Luttes et répression au Rojhilat
  • Journée internationale contre les accords entre l’UE et l’Etat fasciste turc
  • Glossaire et plus…

mh4

Extrait de l’entretien avec une journaliste de JINHA :

 » C’est très important d’avoir JINHA ici, maintenant. Quand Kobané est sortie aux informations internationales, les gens étaient focalisés sur les combattantes des YPJ. L’angle était le suivant : « Daesh a attaqué, alors les femmes ont été forcées de prendre les armes », mais c’est faux ! Les femmes ici combattent depuis bien avant Daesh, mais cela ne convenait pas aux médias occidentaux, alors ils ont jeté notre histoire. Ils ont enlevé le contexte. C’est pourquoi il est important que nous soyons là, pour montrer la réalité. Le pouvoir est entre les mains qui se révoltent contre les structures de pouvoir à chaque fois qu’elles y sont confrontées.
Je suis dangereuse. Toutes les femmes dans ce bureau sont dangereuses. L’État veut que vous pensiez comme lui, que vous mangiez comme lui, que vous marchiez comme lui. Ils veulent que nous écrivions exactement ce qu’ils décident, mais nous ne serons jamais comme eux. Nous n’avons pas peur d’eux et quand la police ou les militaires voient des femmes sur les lignes de front qui n’ont pas peur d’eux, c’est quelque chose de terrifiant.  »

Téléchargez le pdf (20p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

Merhaba Hevalno mensuel n°3 – avril 2016

CULKfw3W4AAMgu0Voici le troisième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

Téléchargez le pdf (20p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

[…] Malgré la guerre psychologique semée par l’État turc, les célébrations du 8 mars (journée mondiale des femmes) et celles du Newroz le 21 mars (fête du printemps pour les Kurdes et d’autres peuples du Moyen-Orient) ont bien eu lieu. L’État avait interdit la plupart de ces rassemblements, ou alors avait fait courir la rumeur d’alertes à la bombe, mais dans la plupart des cas, les célébrations se sont déroulées, certes avec moins de monde que les années précédentes, mais avec autant de détermination. Le Newroz est un jour de fête et un jour de lutte ; on célèbre par les danses et le feu symbolique la lutte de libération des populations contre le pouvoir tyrannique (on vous transmet un conte du Newroz en fin de revue).

couverture_mh3-cb8dc

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL, mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille et d’ailleurs y participent…

Pour nous contacter : actukurdistan(a)riseup.net

Téléchargez le pdf (20p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

[Entretien] Le mouvement d’auto-gouvernance kurde dans la Turquie du sud-est

CULKfw3W4AAMgu0

Rossen Djagalov : Peux-tu nous expliquer les origines du mouvement d’auto-gouvernance ?

Haydar Darici : Avant de commencer à expliquer ce qui se passe actuellement au Kurdistan Turc, il y a deux choses que je tiens a dire sur la transformation historique des politiques kurdes. Premièrement, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), acteur central du mouvement pour la libération du peuple Kurde, avait initié une guérilla contre l’Etat turc pendant les années 1980.Il a ensuite reçu de plus en plus de soutien de la part de la population Kurde. La lutte n’avait pas seulement réussi à créer des zones libérées dans les montagnes autour du Kurdistan, mais elle a aussi su politiser et mobiliser les populations Kurdes dans les villes. Ce mouvement définissait la guérilla dans les montagnes et la culture politique des protestations dans les villes comme un processus de rébellion. Le mouvement considérait que, tout comme les montagnes, la libération des villes était un point décisif pour atteindre la liberté. Cela veut dire que la guerre actuelle sera désormais menée en ville plutôt que dans les montagnes. Le mouvement appelle ce nouveau processus, commencé depuis près de 5 ans, le processus de construction.

Le deuxième point est le fait qu’au moment de l’apparition du PKK et pendant les années qui l’ont suivi, le but était la création d’un état-nation socialiste Kurde. Cependant, les acteurs principaux du mouvement Kurde ont commencé, vers la fin des années 1990, à critiquer l’état-nation ainsi que l’idée même de nation. Il s’agissait d’une critique nourrie et informée par les expériences des mouvements de résistances anticolonialistes et de l’échec des état-nations qui en ont émergé. Cette critique a mené à des changements fondamentaux au sein du mouvement Kurde, renonçant à l’idée de créer un Etat-nation kurde. La question fut posée : Est-il possible pour un mouvement de libération nationale d’aller au-delà de l’idée de la nation et de l’état-nation – idées sur lesquelles le mouvement se fondait au départ – et de créer un modèle révolutionnaire qui ne libérerait pas seulement les Kurdes mais aussi le reste du Moyen-Orient ? Ce modèle, formulé majoritairement par Abdullah Ocalan depuis la prison, s’appelle l’Autonomie Démocratique.

Cela fait maintenant quelques années que le mouvement Kurde a commencé à vivre des expériences locales d’autonomie démocratique. Ce modèle cherche à créer des zones hors de l’Etat plutôt que de créer un Etat Kurde. Je tiens à ajouter que ce fut les jeunes et les enfants Kurdes qui ont posé les fondations sur lesquelles l’autonomie démocratique a pu être construite. A partir de la fin des années 90 la jeunesse a mené une politique radicale dans les rues, vivant des affrontements quasi quotidiens avec la police, en jetant des pierres et des cocktail molotovs. A travers cette politique radicale, ces rues ont été transformées en lieux politiques et les jeunes ont réussi à rendre leurs quartiers et leurs villages inaccessibles pour la police.

L’autonomie démocratique, à travers les communes établies dans les quartiers, cherche à transformer plusieurs domaines de la vie sociale : la loi, l’économie, la santé, l’éducation et l’auto-défense, entre autres. Pour donner quelques exemples, les acteurs politiques locaux ont créé leur propre système judiciaire pour résoudre des problèmes au sein de la communauté, sans avoir recours au tribunaux de l’Etat. Ils sont actuellement en train de mettre en place des coopératives dans le cadre de la création d’une économie alternative. Les jeunes qui sont formé-e-s et armé-e-s dans le cadre du YDG-H (Mouvement Patriotique des Jeunes Révolutionnaires) ont pris en main la responsabilité de l’auto-défense de leurs quartiers. Les femmes sont autant actives que les hommes lors de tous ces processus, par le biais de leurs nombreuses organisations. Il existe un système de co-présidence appliqué dans toutes les villes Kurdes, c’est-à-dire que du bas vers le haut et à tous les niveaux, il y un homme et une femme qui partagent le rôle de président. En ce qui concerne l’égalité des genres, plutôt que d’essayer par l’éducation de convaincre des hommes de partager le pouvoir avec les femmes, le mouvement valorise les femmes. Celles-ci ont les mêmes droits et responsabilités, et sont libres de créer leur propres organisations dans lesquelles les hommes n’ont pas le droit d’intervenir.

Quel était, selon ce que tu as vu et vécu, le contexte idéologique du mouvement d’auto-gouvernance ? Quelles sont les littératures qui sont lu, et les idées qui circulent ?

Il y a une variété de littérature qu’on lit et qu’on fait circuler dans les prisons, les campements de guérilla et dans les villes. Il s’agit des classiques Marxistes et post-Marxistes, anarchistes, les études post-coloniales, les théories féministes et écologiques, ainsi que les œuvres d’Ocalan, publiées majoritairement en prison. Mais je dirais que, plus précisément, ce sont « Empire et Multitude » de Negri et Hardt ainsi que les livres de Murray Bookchin sur l’écologie et l’autonomie qu’on pourrait considérer comme étant, entre autres, les textes constitutifs de cette nouvelle phase du mouvement.

A quel point as-tu pu observer ce processus ?

J’ai habité Cizre pendant un an et demi entre 2013 et 2015, où j’ai mené des recherches ethnographiques sur les politiques de la jeunesse kurde. Après avoir terminé mes études, j’y suis retourné pour rendre visite.

Quelles sont les impacts de la création de l’auto-gouvernance locale sur les structures politiques du HDP?  Quelle est l’interaction entre ce mouvement et le mouvement d’autonomie au Rojava, de l’autre côté de la frontière syrienne ?

Le mouvement d’autonomie au Rojava s’inspire des idéologies formulées par Abdullah Öcalan. Il a vécu longtemps au Rojava avant son arrestation. C’est pour cela qu’il a une grande influence sur la population là-bas. Malgré le fait que le YPG et le PKK soient deux organisations différentes, ils partagent la même idéologie. On sait qu’il y a eu beaucoup de combattant-e-s du PKK qui sont parti-e-s rejoindre les combats au Rojava. Lors que je faisais mes recherches à Cizre, il y a eu beaucoup de jeunes de cette ville qui ont rejoint le YPG.

Actuellement, beaucoup des gens qui se sont battus au Rojava viennent rejoindre la résistance contre l’état turc, à Cizre ou dans d’autres villes.  Le processus de construction de l’autonomie au Rojava a aidé à lancer ce même mouvement au Kurdistan en Turquie. Les acteurs politiques au Kurdistan turc passaient régulièrement la frontière pour allez au Rojava et y ont appris énormément sur la situation et l’expérience là-bas. Tout ça pour dire que le Rojava et le Kurdistan turc restent fortement liés.

Le HDP a aussi été fondé dans le cadre de cette nouvelle phase du mouvement mais il était sensé s’organiser surtout (mais pas exclusivement) dans l’ouest de la Turquie. Agissant ensemble avec les gauchistes, anarchistes, féministes et tout autre groupe d’opposition, le HDP cherchait à transposer la lutte au Kurdistan dans la partie ouest de la Turquie. Je dirai que, même si le HDP a eu des bons résultats aux élections, il n’a pas réussi à porter une politique révolutionnaire.  Il y a beaucoup des raisons pour expliquer cela : le HDP transposait ces politiques révolutionnaires sur le terrain problématique du multiculturalisme, et n’a pas réussi à aller au-delà des discours libéraux concernant la paix et les droits de l’homme. Cette perspective ne leur a pas réussi en ce qui concerne la question de la violence. Je veux dire par là que, lorsque la jeunesse au Kurdistan était en train de monter une lutte armée et radicale contre l’Etat, le HDP faisait semblant qu’une telle résistance n’existait pas, et qu’il ne s’agissait que de violations des droits de l’homme de la part de l’Etat turc. Le HDP faisait face à un dilemme : faire de la politique dans deux mondes radicalement opposé.

Ça fait déjà très longtemps que la population au Kurdistan est politisée, alors que dans les régions turques les groupes d’oppositions se sont fait majoritairement marginalisés, à l’exception du mouvement Gezi qu’on pourrait considérer comme un point de rupture. De plus, le Kurdistan est un pays colonisé où la violence étatique, tout comme la résistance, est à vif. Mais au lieu de vraiment confronter ce dilemme et ensuite trouver des manières de s’organiser dans l’ouest (de la Turquie), le HDP choisissait le chemin le plus facile, en embrassant le discours du multiculturalisme.

La société kurde est largement hétérogène. A côté des sympathisants de l’autonomie Kurde et du socialisme démocratique, il existe un nombre non-négligeable de Kurdes conservateurs et islamistes, dont certains militent fortement contre tout ce qui ressemble au PKK. Et c’est possible qu’il y ait un certain nombre d’hommes d’affaires kurdes ou de chefs de tribu qui ne seront pas forcement d’accord avec certaines pratiques de l’auto-gouvernance locale. Certains de ces éléments ont voté AKP lors les dernières élections. Certaines régions touchées par le mouvement sont d’ailleurs assez diverses ethniquement parlant, comprenant les populations turques et arabes. Comment ce mouvement navigue-t-il entre ces failles ?

Le mouvement Kurde est devenu, avec le temps, une puissance hégémonique au Kurdistan ainsi que dans les quartiers populaires kurdes dans l’ouest de la Turquie. Il a alors réussi à politiser et contenir à la fois des personnes croyantes et non-croyantes. Il est devenu le seul mouvement en Turquie capable d’aller au-delà des lignes binaires. En ouvrant de nombreux lieux politiques et sociaux pour des groupes variés, le mouvement a su attirer à la fois les classes populaires et les classes moyennes. Il a aussi reçu du soutien des tribus kurdes partout au Kurdistan. Même des familles de paramilitaires qui se sont battus contre le PKK pendant les années 1990 ont commencé à le soutenir.

L’enjeu en ce moment est le fait que la lutte kurde est en train de changer de forme, et que certains ont du mal à s’y adapter. Par exemple, la marge de manœuvre des actions politiques civiles est beaucoup plus restreinte face à l’intensification de la violence d’Etat vis-a-vis du processus d’autonomie. Les classes moyennes des grandes villes comme Diyarbakır et Van, actives auparavant dans les politiques civiles et les ONG, ont l’air d’hésiter à participer aux mouvements politiques actuels, alors que les quartiers pauvres de ces mêmes villes se sont mobilisés de plus en plus. Dans certaines villes où le mouvement kurde était fort mais n’était pas hégémonique, les gens sont restés largement silencieux dans la mesure où ils ne pouvaient pas déclarer leur autonomie et du coup n’ont pas soutenu la résistance dans d’autres villes. Ce sont les villes où le mouvement kurde était historiquement hégémonique (à Cizre, Silopi, Geve, Lice, Silvan, Nusaybin, etc.) qui endossent le nouveau processus du mouvement. Je tiens aussi à ajouter que ce fut les jeunes qui ont été les acteurs principaux du mouvement Kurde, et ce sont ces jeunes gens qui définissent le rôle de la politique au sein de ce nouveau processus et qui sont les plus efficaces quand il s’agit de résister contre l’Etat.

Pour en finir, nous sommes au milieu d’un processus où la lutte kurde est à la fois en train de monter en puissance dans certains endroits, et de se faire marginaliser dans d’autres. Mais je crois qu’à long terme, ces endroits se radicaliseront aussi car l’autonomie est en train de se construire de manière de plus en plus en forte dans d’autres villes.

Quelles sont les perspectives concernant la propagation du mouvement de l’auto-gouvernance dans des parties de la Turquie qui ne sont pas traditionnellement Kurdes ? Une telle expansion est-elle faisable en tenant compte de la hausse du nationalisme turc (anti-kurde) et le rôle que cela a joué dans la dernière victoire électorale de l’AKP ? Vue l’intensification de la militarisation de la région, est-ce qu’il reste la moindre possibilité de maintenir et de garder en place le mouvement d’auto-gouvernance ? Quelles sont les perspectives du mouvement ?

Ce mouvement d’autonomie démocratique pose un défi immense pour l’Etat turc, étant donné qu’il s’agit d’une zone dans laquelle l’Etat réclame son autorité alors que sur place il y une vie anticapitaliste qui se met en place. De plus, à long terme, ce mouvement peut potentiellement se propager dans d’autres régions de la Turquie. L’année dernière, l’Etat turc a essayé de rentrer dans les quartiers pour arrêter des gens, dans une tentative de combattre cette propagation potentielle du mouvement. Les jeunes se sont alors mis à creuser des tranchées profondes aux entrées des quartiers, et à tenir leurs barricades, les armes à la main. Les forces de sécurité turques n’ont pas réussi à dégager ces barricades, ni les jeunes qui les tenaient. Suite aux élections générales du mois de juin, le gouvernement a déclaré la fin des négociations et a lancé des attaques encore plus brutales contre des villes kurdes.

Dans beaucoup de villes au Kurdistan des couvre-feux ont été déclarés, parfois durant plusieurs semaines. Les snipers tiraient sur toutes celles et ceux qui n’obéissaient pas. Postés tout autour, des chars militaires bombardaient les villes. N’étant pas capable de réinstaurer son autorité, l’Etat turc a alors tenté de rendre les villes kurdes inhabitables. Les blessé.e.es n’avaient pas le droit d’être emmené.e.s à l’hôpital. Les mort.e.s n’avaient pas le droit de se faire enterrer. Les gens passaient leurs nuits à mettre de la glace sur les cadavres de leurs proches pour éviter qu’ils ne pourrissent. Mais, malgré tout ça, l’Etat ne pouvait pas entrer dans les quartiers face aux jeunes qui creusaient des tranchées de plus en plus profondes et qui renforçaient leur arsenal. Pour se protéger des balles de snipers, ils accrochaient des énormes draps au-dessus des rues pour bloquer la vue. C’est une stratégie qu’ils avaient appris au Rojava. Ils cassaient aussi des murs entre les maisons et passaient d’une maison à l’autre, partageant de la nourriture et aidant les blessées, sans mettre un pied dehors. On pourrait dire qu’ils sont en train de refaire l’architecture des villes pour les rendre plus appropriées à l’auto-défense. Plusieurs villes kurdes, y compris Cizre, Silopi et Nusaybin, sont actuellement sous couvre-feu. Ces villes sont entourées de chars et de snipers. Le premier ministre Davutoglu a déclaré récemment en disant qu’ils allaient « purifier » ces villes, maison par maison. L’État essaye de détruire l’autonomie qui se met en place au Kurdistan, au prix de destructions de villes entières et de meurtres de beaucoup de gens. Et les populations du Kurdistan, notamment des jeunes, sont en train de résister contre la mort.

L’autonomie au Kurdistan, vue l’extrême violence étatique, est-elle viable ? Moi je crois que oui. Parce que l’Etat ne peut pas gagner une telle guerre, quelque soit le niveau de brutalité. Au début des années 1990, il n’y avait que les militant.e.s du PKK qui étaient impliqués dans des conflits armés dans les villes. Mais maintenant, la différence entre guérilla et citoyen.ne devient de plus en plus floue. Les civil.e.s sont armé.e.s et se défendent.

Cette lutte cherche à ne pas transformer uniquement la Turquie mais également l’ensemble du Moyen-Orient. C’est-à-dire que les tentatives d’autonomie démocratique ainsi que l’auto-défense en cours actuellement au Kurdistan turc, et de manière plus forte au Kurdistan syrien (Rojava), pourrait servir comme modèle pour toute la région et peut-être au-delà. Mais la question qui reste est la suivante : comment ce modèle peut-il se propager ailleurs ? Comme je l’ai déjà dit, le HDP n’a toujours pas réussi à appliquer ces politiques dans les régions non-Kurdes de l’ouest de la Turquie. En Syrie, le mouvement se limite au Rojava. Dans le canton de Cezire (Rojava), il y a plusieurs ethnies et groupes religieux qui ont participé à la mise en place de l’autonomie en créant leurs propres institutions. Cela est une preuve que les politiques de ce mouvement ne parlent pas qu’aux Kurdes. Ceci dit, en ce qui concerne la Turquie ainsi que le reste du Moyen-Orient, je ne saurai pas dire à quel point l’autonomie démocratique pourrait servir de modèle à l’ensemble de la région.

Traduction d’une interview avec Haydar Darıcı, chercheur en histoire et anthropologie à l’Université du Michigan par le site Left East, le 22 déc 2015. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.

[Entretien] « En moi une part de chacun, un concentré de résistance »

tumblr_inline_o1j1mzSV5s1tar4x0_1280Reportage et témoignage du journaliste Osman Oğuz publié le 24 février sur PolitikArt et sur son blog, sur la résistance de Cizre. Nous en publions la traduction qu’en a fait Kedistan.


A l’époque où nous étions étudiants à l’Université de Dicle à Amed (Diyarbakir), nous étions logés ensemble avec Serxwebûn. Lors des boycotts traditionnellement très animés, des actions quasi quotidiennes du campus, on se saluait, on scandait des slogans ensemble. Ensuite, nos chemins se sont séparés, le sien, l’a amené dans le brasier. Le fait d’entendre sa voix, des années plus tard, éveille une drôle de sensation…

Serxwebûn, se trouvait dans sa ville natale Cizre, depuis le début du blocus de l’Etat et la résistance pour l’autonomie. Il a été témoin de la barbarie et d’une grande résistance qui se déroulaient dans les rues où il est né et a grandi. Les résistants lui ont demandé, comme testament, « parle de nous », alors il continue à en parler…

Bien que les paroles soient insuffisantes, nous avons discuté avec Serxwebûn, comme on a pu, de ce qui se passe à Cizre, de la violence d’Etat, de la résistance, et de l’identité de ceux qui sont morts. Il y a tellement de choses importantes à dire, que privilégier certaines d’entre elles serait injuste. Alors, pour bien faire, prêtez l’oreille aux propos de Serxwebûn, qui a été témoin de tout, du début à la fin, et choisissez vous-mêmes les priorités.

(Vous savez que ceux dont le vrai ennemi est « la vérité », voient comme sort les pires persécutions, de plus dans une enveloppe judiciaire. Oui, son nom n’est pas Serxwebûn*. Mais ces terres ne s’appellent pas la Turquie non plus, alors on est quittes…)

[*Serxwebûn est donc un alias. Ce joli mot veut dire en kurde « indépendance » et c’est aussi le nom de l’organe de publication du PKK depuis sa naissance.]

Avant tout, dans quel état es-tu, comment vas-tu ?

Comment veux -tu que je sois. J’essaye de récupérer. Je me suis rendu compte qu’on devrait passer à une période de récupération. Les personnes qui sont mortes, étaient mes amis très proches. Le fait d’être parti de ce sous-sol, de les avoir quitté, était un complet hasard. Je suis parti, puis j’allais y retourner, puis la route a été fermée. C’était des camarades infiniment proches. Le plus désolant est le fait que la majorité étaient des civils, des étudiants… Une personne qui combat, peut mourir dans le combat, c’est aussi douloureux mais différent. Mais, on est encore plus triste pour celui qui n’a jamais combattu, je ne sais pas moi, qui est juste présent par dévouement, qui ne se défend pas. Quand on pense comment ils ont été tués, on se déchire.

Depuis quand tu étais à Cizre ?

Cela fait pile un an.

Maintenant, l’Etat dit : « L’opération est terminée avec réussite. » Qu’a-t-elle fait cette opération à Cizre ?

A vrai dire, tout le monde voit le résultat, clairement. Les images prises par l’agence de l’Etat, depuis des blindés, mettent à jour, l’état dans laquelle est mise l’infrastructure de la ville, les habitations, les avenues. Mais à part cette destruction, il y a bien sur aussi, l’impact que cela a fait sur les gens.

L’Etat annonce « J’ai apporté la sérénité », « J’ai fait une opération réussie », mais désormais, les gens d’ici, se souviendront de l’Etat avec cette épave. De toutes façons, depuis des années, quand on dit Etat, les gens pensent à ce genre de choses, et pas à autre chose.

Déjà, la raison qu’une résistance soit organisée à Cizre aujourd’hui, n’était pas les épaves que l’Etat a crées dans le passé ?

Je dis toujours : les jeunes qui résistent contre l’Etat aujourd’hui sont les jeunes qui lançaient des pierres contre lui. Etant enfants ils ont lancé des pierres, mais l’Etat au lieu de comprendre ces enfants, ou de réaliser leur revendications, les a attaqués d’abord avec des gaz lacrymos, ensuite avec des armes. Ensuite ces enfants ont été arrêtés. Regardez le passé de chacun d’eux, ce sont des enfants qu’on appellent « victimes de TMK* » Maintenant ces enfants ont grandi.

[*Victimes de TMK : Dans les villes de Sud Est de la Turquie, après la reforme dans la loi, de la lutte contre le terrorisme (TMK) en 2006, des mineurs ont été arrêtés, jugés et incarcérés en prison adultes, en violation des droits d’enfants. La plupart ont été arrêtés, sur soupçons infondés, parce qu’il y avait la marque de pierres dans leur paume, ou ils étaient transpirants etc… ]

La résistance de Kobanê, comme dans tout le Kurdistan, a changé beaucoup de choses à Cizre aussi. Mais la situation des jeunes de Cizre était un peu différente. Tu sais bien, Cizre, pour le mouvement de libération de Kurdistan, est une ville symbolique. Les jeunes ont commencé à s’organiser ici, depuis 2009. Leur objectif principal était plutôt protéger au sens général, la ville dans laquelle ils vivait, que le combat armé contre l’Etat ou de l’autodéfense physique.

C’est à dire, que faisaient-il ?

Ces jeunes, ont stoppé à Cizre, le vol, la drogue et la prostitution… Tout le monde le sait dans quel état était cette ville en 2009. C’était comme la période, où les gens ne pouvaient même pas traverser les rues de Diyarbakır, de Bağlar ; l’Etat avait mis Cizre dans le même état après les opération contre le KCK [Koma Civakên Kurdistan, Le groupe des communautés du Kurdistan] en 2009. A chaque coin de rue, il y avait des voleurs, des dealers, des prostituées et les jeunes étaient transformés en espions. Dans un premier temps, les jeunes ont commencé à s’organiser comme une réaction contre tout cela, et dans la mesure où ils ont réussi, sont devenus le cible de l’Etat.

Quand est-ce que les premières tranchées ont commencé à être creusées ?

Lors du processus de Kobanê, l’organisation a gagné de la vitesse. Et, les descentes dans les maisons ont commencé à ce moment là. Après, pour empêcher ces descentes et les arrestations, les tranchées ont été creusées. Les tranchées sont restées dans la ville pendant un an, l’Etat n’a mis personne en garde à vue, il n’y a pas eu d’attaques sérieuses. Les choses étaient normalisées ; l’Etat et les jeunes s’étaient en quelque sorte entendus. Il y avait comme un accord tacite « Tu n’entres pas dans nos limites et nous n’interviendrons pas. »

Tout au long de cette année, dans la ville, il n’y a eu aucun mort, ni blessés, ni même d’actions. Un moment il y a eu quelques attaques et 5 jeunes y ont perdu la vie, mais c’était arrivé à cause de la provocation de Hüda Par*.

[*Hüda Par : Un parti islamiste et anti-kurde qui attire les sympathisants du Hezbollah turc, groupe militant sunnite actif dans les années 1990.]

Dans cette période Öcalan a demandé la suppression des tranchées et les jeunes les ont bouchées en une nuit. Voilà. L’Etat essaye maintenant de les fermer depuis des mois, alors qu’avec une parole d’Öcalan, c’était réglé en une nuit. Mais après la suppression des tranchées, les jeunes ont continué à faire la garde et protéger leurs quartiers.

Malgré la suppression des tranchées, l’Etat a continué ses attaques. Les gardes à vue, les arrestations ont recommencé, et les jeunes qui participaient même à la moindre manifestation se faisait tirer dessus. Après cela, les jeunes ont recommencé à creuser les tranchées et mettre des barricades en place. Ils ont renforcé leur organisation à chaque attaque et ils ont commencé à résister de plus belle. A la fin du couvre feu de 9 jours, déjà, presque chaque maison de la ville était devenue un lieu de résistance. C’est la raison principale pour que la résistance puisse durer aussi longtemps : elle s’est étendue à toute la ville, tout le monde a résisté en faisant ce qu’il pouvait.

Ces jeunes sont ces jeunes là. Les jeunes que l’Etat poussait vers la prostitution, drogue et espionnage… Les jeunes qui voient la réalité de l’Etat et qui se rebellent.

Nous voyons pas mal de chiffres [sur les morts], tous les jours nous nous battons avec des chiffres. Mais il y a une histoire de vie derrière chaque nombre… Tu connaissais presque tous, tu es l’enfant de là-bas. Comment les jeunes résistaient-ils ?

Malgré leurs moyens réellement limités, ils ont fait une résistance honorable, contre dix mille militaires professionnels d’un Etat qui dit qu’il possède une des meilleure armée du monde, dotée de toutes technologies et une force extraordinaire. Je peux dire que cette résistance continuait même dans le sous-sol.

Parfois dans la presse turque, on voit des nouvelles comme « tant d’armes on été saisis », «ils possédaient tant de munitions ». Nous étions là. Nous avons vu, avec quoi ces jeunes résistaient… Avaient-ils des armes ? Oui, bien sur. Mais sois en sur, l’arme de chaque jeune à terre, était récupérée par un(e) autre, parce que le nombre d’armes qu’ils possédaient était très limité. Les chars avaient encerclé la ville et sans cesse, ils tiraient au canon sur le centre ville. Ensuite ces chars ont essayé de s’introduire dans les quartiers. Les jeunes ne pouvaient pas faire grand chose face aux chars. Ils prenaient des couvertures et plaids et les jetaient sous les chenilles pour les bloquer. Plusieurs d’entre eux on été blessés en jetant des couvertures. Les chars ne pouvant pas avancer sur des couvertures, continuaient à tirer au canon, de là où ils étaient bloqués. Des blindés venaient pour les débloquer et les jeunes résistaient en lançant des cocktails Molotov sur ces véhicules.

Ils n’ont jamais eu des conditions égales. Ils avaient fabriqué des « gilets-livres pare-balles» pour se protéger des tirs. Ils entouraient des gros livres de tissus, les cousaient ensemble en forme de gilet. Tous les résistants et les civils qui vivent en ville utilisent ces gilets-livres pour aller d’un endroit à l’autre. Les balles, sont retenues, plantées dans les livres.

Par ailleurs, ils jetaient de la peinture sur les vitres des véhicules blindés. Ils avaient toujours une méthode alternative pour contrer chaque type d’attaque. Ils ont résisté comme ça.

Ils sont restés affamés des jours et des jours. Il y a eu beaucoup de difficulté de nourriture lors du blocus qui a duré des mois. Mais malgré cela, dans les barricades, dans les rues, en défendant  maison par maison, ils ont essayé d’empêcher que l’Etat avance.

Mehmet Tunç est un nom important de la résistance et il est devenu un symbole. Comment le connaissais-tu ? Quel genre de personne il était, et comment est-il devenu un pionnier ?

[Kedistan avait publié la traduction d’une des interventions téléphoniques de Mehmet Tunç, co-président du conseil populaire de Cizre. Ce fut une de ses dernières communications. Il appelait depuis le sous-sol où le lendemain, il a été massacré >> A Cizre, le massacre est un crime de guerre]

Je connaissais Mehmet Tunç depuis mon enfance. Après, en 2009 il ést devenu président de la commune. C’était quelqu’un qui prenait toujours place dans la lutte. Quand je suis sorti de la prison, on a recommencé à se voir.

Tu peux demander à n’importe qui de te parler de Mehmet Tunç, il te dira les mêmes choses. C’était une personne courageuse, qui ne faisait pas de concessions, qui pouvait mobiliser les gens, un pionnier. Pas seulement dans cette dernière période, mais en 2008, 2009 aussi… Dans les périodes les plus difficiles, Mehmet Tunç il était capable, rien qu’en passant d’une maison à l’autre, de mobiliser les masses pour la résistance.

[« Le couvre feu de 9 jours » dont Serxwebûn parle dans les lignes qui suivent, datent du 4/12 septembre 2015. Vous pouvez lire l’article Cizre, ville martyr]

mehmet tunç cizremehmet tunç cizre

Il avait fait cela plusieurs fois auparavant et pendant le couvre-feu de 9 jours aussi… Le quartier Nur était sur le point de tomber, te souviens-tu, Mehmet Tunç a parlé en liaison téléphonique en direct à la télé. Un discours bouleversant qui disait « le cercle s’est serré ». La raison de ce discours émouvant était la désolidarisation de certains politiques, des jeunes. Les politiques sur place disaient « Nous sommes obligés de nous séparer des jeunes. Soit les jeunes quittent les lieux, soit c’est nous qui partirons ». Mais Mehmet Tunç a fait un discours là bas et il a dit qu’il bougerait avec les jeunes, qu’il quitterait la maison où les politiques se trouvaient. Ensuite, il a parlé avec les jeunes avec une telle verve qu’ils ont réussi à casser le blocus. Et c’est encore les jeunes qui ont sauvé ces politiques. Sinon, l’Etat, allait tuer dans cette période de 9 jours, au moins trois, quatre députés du HDP. Tous les tirs de canon visaient les maisons dans lesquelles les députés se trouvaient. Ils essayaient de mettre la main dessus. C’est grâce à la résistance des jeunes que les députés du HDP ont pu sortir de cette maison. Et c’est les paroles de Mehmet Tunç qui a donné la motivation aux jeunes.

Je voudrais raconter un autre souvenir qui me traverse l’esprit. Mehmet Tunç me l’avait raconté : Quand il était jeune, à 15 ans, les guérillas viennent dans son village. Les jeunes se réunissent. Ils disent « on veut se joindre à vous ». Ils les prennent tous, sauf Mehmet Tunç. Il demande « Vous avez pris tous mes camarades et vous me laissez… pourquoi ? Moi aussi je veux venir ! ». Le commandant répond « Ne viens pas. Toi, tu es déjà avec nous. Tu nous es nécessaire ici. L’Histoire va te demander de faire des grandes choses ». Sa famille l’a marié aussitôt après cet événement. Il m’a raconté cette histoire il y a 20, 25 jours, quand je le voyais pour la dernière fois et il a ajouté « J’ai attendu des années, en me demandant quand le moment dont le commandant parlait, allait arriver. Pendant cette résistance, j’ai compris que ce moment est  ce moment. »

Voilà Mehmet Tunç, un homme, avec sa grosse voix, apparaissant d’un coup sur un toit, un autre instant dans un salon, dans la rue, remontant le moral à tout le monde. Il ne faisait pas que  parler, il était aussi travailleur. Mehmet Tunç était aussi celui qui portait du sable aux barricades, qui cuisinait, qui essayait de soigner la blessure d’un(e) jeune…

Tu as connu beaucoup de personnes, et  tu as plein d’histoires dans ta tête, je sais, mais si on te demande de nous en parler d’une, à qui penserais tu ?

Je suis touché par toutes les histoires, mais je voudrais parler de Ramazan. Il a été massacré, lui aussi dans ce sous-sol.

Ramazan était un gamin qui vivait dans le quartier Yafes. Pendant la résistance de Yafes, il était là, il se balladait d’un barricade à l’autre. Il n’était pas un combattant, il n’avais reçu aucun entrainement. Mais, face à tout ce dont il était témoin, il voulait faire quelque chose. Puisqu’il n’avait que 16 ans, les jeunes ne l’acceptaient pas au front. Et, lui, il arrivait chaque fois à trouver un moyen pour venir près des jeunes. Il demandais « Je veux faire quelque chose, moi aussi. » A la fin, ils lui ont donné le devoir de transférer les repas. Ils baladait alors la nourriture. Quand quelqu’un essayait d’aller au quartier, il les faisait passer par les endroits les plus sécurisés. Ils maîtrisait chaque coin, chaque passerelle de Yafes pour éviter les snipers positionnés. Ramazan était devenu le guide du quartier.

Quand le quartier Yafes est tombé, les habitants ont quitté la ville, mais Ramazan a dit : « Je ne viens pas avec vous. Nous nous somme retirés ici, mais je vais aller à Cudi et continuer là bas ». Quand il s’est rendu à Cudi, les jeunes lui ont dit eux aussi, qu’il était beaucoup trop jeune et n’ont pas voulu de lui, mais ils les a également convaincus. Cette fois ils ne lui ont pas attribué de rôle, alors il est allé à la Commune de Santé. En passant son temps dans cet endroit, il a appris les techniques de soins. Les derniers vingt jours, puisque les autres étaient tous massacrés, il ne restait plus que Ramazan qui était capable d’intervenir pour les blessés. A 16 ans, il était devenu leur médecin. Il soignait tous les blessés.

Qui étaient ceux qui ont été massacrés dans ce sous-sol ? On dit que la majorité était des étudiants…

60% du groupe était des étudiants. C’était des jeunes qui étaient sorti du congrès de DEM-GENÇ  [Fédération Démocratique des Jeunes] la veille du couvre-feu, et qui n’avaient pas pu sortir de la ville à cause de l’interdiction. D’abord ils se sont dispersés dans tous les quartiers, et petit à petit, quand les quartiers sont tombés un par un, leur zone s’est limitée et ils se sont réunis à la fin à Cudi. Un autre groupe de jeunes étaient hébergés au centre ville, la police a fait une descente et les a arrêtés. Et ce groupe, craignant l’arrestation, est allée au quartier Sur. Ils sont restés plusieurs jours là bas. Quand la résistance a glissé vers ce quartier, les maisons où ils logeaient depuis le début se sont trouvées au milieu des affrontements. Quand la police a appris qu’ils y avait des occupants, il y a eu ce massacre. Si ces jeunes étaient venus au centre ville, ils auraient été effectivement arrêtés, c’est pour cela qu’ils ont senti le besoin de rester dans le quartier Sur. Ils restaient ensemble, ils pensaient que le couvre-feu se terminerait et qu’ils partiraient. 20 personnes étaient dans un immeuble et 30 dans un autre. La majorité des dépouilles sorties à la suite des bombardements, étaient celles de ces jeunes.

Actuellement, après tant de vécu, que ressentent les habitant de Cizre ?

Bien sûr dans la ville, une atmosphère de tristesse et de douleur règne. Les gens ont encore du mal à réaliser. Mais je dirai aussi ceci : Les gens sont actuellement décidés. Dans cette ville près de 250 personnes on été tuées. La majorité des derniers tués étaient des étudiants, et avant, il y a eu beaucoup de morts, jusqu’à des enfants  de 9-10 ans. La plupart de ceux qui ont été tués, étaient enfants de cette ville, et résistaient derrière des barricades. Parce qu’ils avait perdu eux-même leur proches et ils avait reçu cet héritage et étaient passés à la résistance. Maintenant, la seule chose que la plupart des habitants de la ville veut, c’est la levée du couvre-feu, puis récupérer et renforcer la résistance. Tout le monde pense « Comment pourrons-nous organiser une résistance plus efficace ? ». Peu importe avec qui je parle, ils disent « Comment puis-je revenir sur Cizre ? », « Comment peut-on mener un combat, pour demander des comptes pour nos frères ? »

Je peux dire que dans la ville il y a une ambiance de vengeance qui règne. Les gens ont de grandes attentes du Mouvement de la Libération kurde, mais si leurs attentes ne se réalisent pas, il peut y avoir même des vengeances personnelles, et c’est fort possible. Il y a des familles qui ont perdu deux, trois proches. Trois frères et soeurs tués ensemble, ou des cousins, cousines… Je peux exprimer clairement que tout le monde attend les jours de vengeance.

[D’où le titre original de l’article en turc : « Les habitants de Cizre attendent le jour de vengeance »… NDLR]

Y-a-t-il un sentiment d’être battu ?

Non, parce que pour la plupart des gens, la mère, le père de ces gamins, leur famille ont vécu les années 90… Puisqu’ils ont payé le prix dans ces années là aussi, ils savent qu’on peut avancer sur ce chemin, même si on trébuche ou tombe parfois. Ce sont des gens qui savent bien, qu’après des centaines de morts, cette lutte ne se terminera pas. Cizre est une ville qui a connu des massacres périodiques durant ces quelques années mais qui arrive à résister chaque fois. C’est pour cela, que ces gens disent, comme je raconte, « récupérons et demandons des comptes sur nos proches qui ont été massacrés ».

Et toi, comment cela t’a-t-il  affecté ?

J’étais revenu sur Cizre, il y a un an, après des années d’absence et les changements que j’avais vus m’avaient rendu heureux. La ville que j’avais quittée était une ville altérée dont chaque rue était scène de mauvaises choses. Mais ces jeunes avait construit une telle vie dans cette ville, que tu pouvais te comporter dans la rue, librement, aisément. Les problèmes de la ville étaient devenus faciles à résoudre en peu de temps. à la moindre mésentente, les jeunes intervenaient et dénouaient la situation. J’ai même observé qu’il n’y avait plus une seule bagarre dans les quartiers.

Après, avec les attaques, j’ai été témoin de la façon dont les jeunes résistaient. Quand je les voyais résister derrière les barricades, dans des conditions très lourdes, je leur disais « Comment je peux parler de vous comme vous le méritez ? ». Il se tournaient vers moi et exprimaient toujours la même chose : « Nous, ici, nous résistons. Nous écrivons l’Histoire. Oui, on peut être tués, et nous n’avons pas la chance de créer beaucoup de miracles face à la force de l’Etat, mais tu dois parler de nous. La seule chose que nous te demandons, est de raconter comment les jeunes de Cizre résistent ». Voilà le testament que la plupart m’ont confié.

Bien sur que je suis affecté, comment ne pas l’être ? Mes meilleurs amis, des amis qui m’ont aidé, avec lesquels j’ai marché continuellement côte à côte, avec lesquels j’ai résidé ensemble dans toute cette période, ont perdu la vie. J’ai été obligé de quitter le sous-sol, juste pour envoyer une image, ensuite je n’ai pas pu y retourner, et eux, là-bas, ils ont perdu leur vie. Je suis resté affecté plusieurs jours, à ne pas pouvoir répondre aux appels. Mais quand je repense… Quand nous parlions [au téléphone depuis les sous-sol où ils étaient coincés et condamnés] , ils disaient tous « Que personne ne soit triste pour nous. Ceux qui veulent faire quelque chose, qu’ils s’approprient notre lutte pour laquelle on meurt, qu’ils prennent le flambeau. ». Ils disaient tous, cela, chaque fois qu’on parlait. « Ceux qui ne partagent pas notre résistance, qu’ils ne partagent pas notre douleur non plus, qu’ils ne viennent pas à nos funérailles. ». Il ont répété cela aussi chaque fois. : « Nous ne voulons personne, que personne ne pleure pour nous. Si nous résistons jusqu’à la dernière balle, si nous ne rendons pas, ceux qui s’attristent pour nous, prennent exemple de nous, et qu’ils fassent quelque chose, qu’ils étendent la résistance ».

Je suis affecté de mon côté, mais j’ai compris que je dois faire ce que je peux, pour rendre réels, leurs rêves, leurs espoirs. Mon objectif est de parler du massacre, et de leur donner de la visibilité.

Comme aimait répéter Mehmet Tunç, « Cette lutte est une lutte de longue durée. Elle n’a pas commencé hier, elle ne se terminera pas aujourd’hui. ».

Je porte aujourd’hui en moi une part de chacun, un souvenir particulier, une posture personnelle.

[Vidéos] Les jeunes de Cizre, Silopi, Mardin, Diyarbakir… résistent.

[Vidéos] Les jeunes de Cizre, Silopi, Mardin, Diyarbakir… résistent.

Depuis bientôt 3 mois, alors que l’Etat turc a envoyé près de 10000 hommes des forces spéciales pour tenter de mater la volonté d’autogestion et d’autonomie de nombreuses villes et quartiers du Kurdistan, l’esprit serhildan est là. Comme ce mot l’indique, « on ne baisse pas la tête », on se révolte au quotidien, aussi bien que l’on construit l’autonomie et l’émancipation individuelle et collective pas à pas… Un retour en vidéos sur l’autodéfense des quartiers contre l’Etat (turc) et ses flics…

A Cizre, avec notamment, une leçon contre la vidéosurveillance :

https://youtu.be/g4NxSFXnqW4

A Hakkari, sous la neige :

https://youtu.be/a1zSa9xSeHo

Des petits mix vidéos en musique :

https://youtu.be/Rjlh1vRV3-4

https://youtu.be/RcH1nxf2doE

https://youtu.be/DQ3l_kmlQqk

Et des vidéos à peine plus vieilles. A Van, à Diyarbakir… :

https://youtu.be/Q8TYHGtkUAQ

https://youtu.be/m5dSaLJzyFQ

https://youtu.be/NxQmyri8UGk