[Entretien] Le mouvement d’auto-gouvernance kurde dans la Turquie du sud-est

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Rossen Djagalov : Peux-tu nous expliquer les origines du mouvement d’auto-gouvernance ?

Haydar Darici : Avant de commencer à expliquer ce qui se passe actuellement au Kurdistan Turc, il y a deux choses que je tiens a dire sur la transformation historique des politiques kurdes. Premièrement, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), acteur central du mouvement pour la libération du peuple Kurde, avait initié une guérilla contre l’Etat turc pendant les années 1980.Il a ensuite reçu de plus en plus de soutien de la part de la population Kurde. La lutte n’avait pas seulement réussi à créer des zones libérées dans les montagnes autour du Kurdistan, mais elle a aussi su politiser et mobiliser les populations Kurdes dans les villes. Ce mouvement définissait la guérilla dans les montagnes et la culture politique des protestations dans les villes comme un processus de rébellion. Le mouvement considérait que, tout comme les montagnes, la libération des villes était un point décisif pour atteindre la liberté. Cela veut dire que la guerre actuelle sera désormais menée en ville plutôt que dans les montagnes. Le mouvement appelle ce nouveau processus, commencé depuis près de 5 ans, le processus de construction.

Le deuxième point est le fait qu’au moment de l’apparition du PKK et pendant les années qui l’ont suivi, le but était la création d’un état-nation socialiste Kurde. Cependant, les acteurs principaux du mouvement Kurde ont commencé, vers la fin des années 1990, à critiquer l’état-nation ainsi que l’idée même de nation. Il s’agissait d’une critique nourrie et informée par les expériences des mouvements de résistances anticolonialistes et de l’échec des état-nations qui en ont émergé. Cette critique a mené à des changements fondamentaux au sein du mouvement Kurde, renonçant à l’idée de créer un Etat-nation kurde. La question fut posée : Est-il possible pour un mouvement de libération nationale d’aller au-delà de l’idée de la nation et de l’état-nation – idées sur lesquelles le mouvement se fondait au départ – et de créer un modèle révolutionnaire qui ne libérerait pas seulement les Kurdes mais aussi le reste du Moyen-Orient ? Ce modèle, formulé majoritairement par Abdullah Ocalan depuis la prison, s’appelle l’Autonomie Démocratique.

Cela fait maintenant quelques années que le mouvement Kurde a commencé à vivre des expériences locales d’autonomie démocratique. Ce modèle cherche à créer des zones hors de l’Etat plutôt que de créer un Etat Kurde. Je tiens à ajouter que ce fut les jeunes et les enfants Kurdes qui ont posé les fondations sur lesquelles l’autonomie démocratique a pu être construite. A partir de la fin des années 90 la jeunesse a mené une politique radicale dans les rues, vivant des affrontements quasi quotidiens avec la police, en jetant des pierres et des cocktail molotovs. A travers cette politique radicale, ces rues ont été transformées en lieux politiques et les jeunes ont réussi à rendre leurs quartiers et leurs villages inaccessibles pour la police.

L’autonomie démocratique, à travers les communes établies dans les quartiers, cherche à transformer plusieurs domaines de la vie sociale : la loi, l’économie, la santé, l’éducation et l’auto-défense, entre autres. Pour donner quelques exemples, les acteurs politiques locaux ont créé leur propre système judiciaire pour résoudre des problèmes au sein de la communauté, sans avoir recours au tribunaux de l’Etat. Ils sont actuellement en train de mettre en place des coopératives dans le cadre de la création d’une économie alternative. Les jeunes qui sont formé-e-s et armé-e-s dans le cadre du YDG-H (Mouvement Patriotique des Jeunes Révolutionnaires) ont pris en main la responsabilité de l’auto-défense de leurs quartiers. Les femmes sont autant actives que les hommes lors de tous ces processus, par le biais de leurs nombreuses organisations. Il existe un système de co-présidence appliqué dans toutes les villes Kurdes, c’est-à-dire que du bas vers le haut et à tous les niveaux, il y un homme et une femme qui partagent le rôle de président. En ce qui concerne l’égalité des genres, plutôt que d’essayer par l’éducation de convaincre des hommes de partager le pouvoir avec les femmes, le mouvement valorise les femmes. Celles-ci ont les mêmes droits et responsabilités, et sont libres de créer leur propres organisations dans lesquelles les hommes n’ont pas le droit d’intervenir.

Quel était, selon ce que tu as vu et vécu, le contexte idéologique du mouvement d’auto-gouvernance ? Quelles sont les littératures qui sont lu, et les idées qui circulent ?

Il y a une variété de littérature qu’on lit et qu’on fait circuler dans les prisons, les campements de guérilla et dans les villes. Il s’agit des classiques Marxistes et post-Marxistes, anarchistes, les études post-coloniales, les théories féministes et écologiques, ainsi que les œuvres d’Ocalan, publiées majoritairement en prison. Mais je dirais que, plus précisément, ce sont « Empire et Multitude » de Negri et Hardt ainsi que les livres de Murray Bookchin sur l’écologie et l’autonomie qu’on pourrait considérer comme étant, entre autres, les textes constitutifs de cette nouvelle phase du mouvement.

A quel point as-tu pu observer ce processus ?

J’ai habité Cizre pendant un an et demi entre 2013 et 2015, où j’ai mené des recherches ethnographiques sur les politiques de la jeunesse kurde. Après avoir terminé mes études, j’y suis retourné pour rendre visite.

Quelles sont les impacts de la création de l’auto-gouvernance locale sur les structures politiques du HDP?  Quelle est l’interaction entre ce mouvement et le mouvement d’autonomie au Rojava, de l’autre côté de la frontière syrienne ?

Le mouvement d’autonomie au Rojava s’inspire des idéologies formulées par Abdullah Öcalan. Il a vécu longtemps au Rojava avant son arrestation. C’est pour cela qu’il a une grande influence sur la population là-bas. Malgré le fait que le YPG et le PKK soient deux organisations différentes, ils partagent la même idéologie. On sait qu’il y a eu beaucoup de combattant-e-s du PKK qui sont parti-e-s rejoindre les combats au Rojava. Lors que je faisais mes recherches à Cizre, il y a eu beaucoup de jeunes de cette ville qui ont rejoint le YPG.

Actuellement, beaucoup des gens qui se sont battus au Rojava viennent rejoindre la résistance contre l’état turc, à Cizre ou dans d’autres villes.  Le processus de construction de l’autonomie au Rojava a aidé à lancer ce même mouvement au Kurdistan en Turquie. Les acteurs politiques au Kurdistan turc passaient régulièrement la frontière pour allez au Rojava et y ont appris énormément sur la situation et l’expérience là-bas. Tout ça pour dire que le Rojava et le Kurdistan turc restent fortement liés.

Le HDP a aussi été fondé dans le cadre de cette nouvelle phase du mouvement mais il était sensé s’organiser surtout (mais pas exclusivement) dans l’ouest de la Turquie. Agissant ensemble avec les gauchistes, anarchistes, féministes et tout autre groupe d’opposition, le HDP cherchait à transposer la lutte au Kurdistan dans la partie ouest de la Turquie. Je dirai que, même si le HDP a eu des bons résultats aux élections, il n’a pas réussi à porter une politique révolutionnaire.  Il y a beaucoup des raisons pour expliquer cela : le HDP transposait ces politiques révolutionnaires sur le terrain problématique du multiculturalisme, et n’a pas réussi à aller au-delà des discours libéraux concernant la paix et les droits de l’homme. Cette perspective ne leur a pas réussi en ce qui concerne la question de la violence. Je veux dire par là que, lorsque la jeunesse au Kurdistan était en train de monter une lutte armée et radicale contre l’Etat, le HDP faisait semblant qu’une telle résistance n’existait pas, et qu’il ne s’agissait que de violations des droits de l’homme de la part de l’Etat turc. Le HDP faisait face à un dilemme : faire de la politique dans deux mondes radicalement opposé.

Ça fait déjà très longtemps que la population au Kurdistan est politisée, alors que dans les régions turques les groupes d’oppositions se sont fait majoritairement marginalisés, à l’exception du mouvement Gezi qu’on pourrait considérer comme un point de rupture. De plus, le Kurdistan est un pays colonisé où la violence étatique, tout comme la résistance, est à vif. Mais au lieu de vraiment confronter ce dilemme et ensuite trouver des manières de s’organiser dans l’ouest (de la Turquie), le HDP choisissait le chemin le plus facile, en embrassant le discours du multiculturalisme.

La société kurde est largement hétérogène. A côté des sympathisants de l’autonomie Kurde et du socialisme démocratique, il existe un nombre non-négligeable de Kurdes conservateurs et islamistes, dont certains militent fortement contre tout ce qui ressemble au PKK. Et c’est possible qu’il y ait un certain nombre d’hommes d’affaires kurdes ou de chefs de tribu qui ne seront pas forcement d’accord avec certaines pratiques de l’auto-gouvernance locale. Certains de ces éléments ont voté AKP lors les dernières élections. Certaines régions touchées par le mouvement sont d’ailleurs assez diverses ethniquement parlant, comprenant les populations turques et arabes. Comment ce mouvement navigue-t-il entre ces failles ?

Le mouvement Kurde est devenu, avec le temps, une puissance hégémonique au Kurdistan ainsi que dans les quartiers populaires kurdes dans l’ouest de la Turquie. Il a alors réussi à politiser et contenir à la fois des personnes croyantes et non-croyantes. Il est devenu le seul mouvement en Turquie capable d’aller au-delà des lignes binaires. En ouvrant de nombreux lieux politiques et sociaux pour des groupes variés, le mouvement a su attirer à la fois les classes populaires et les classes moyennes. Il a aussi reçu du soutien des tribus kurdes partout au Kurdistan. Même des familles de paramilitaires qui se sont battus contre le PKK pendant les années 1990 ont commencé à le soutenir.

L’enjeu en ce moment est le fait que la lutte kurde est en train de changer de forme, et que certains ont du mal à s’y adapter. Par exemple, la marge de manœuvre des actions politiques civiles est beaucoup plus restreinte face à l’intensification de la violence d’Etat vis-a-vis du processus d’autonomie. Les classes moyennes des grandes villes comme Diyarbakır et Van, actives auparavant dans les politiques civiles et les ONG, ont l’air d’hésiter à participer aux mouvements politiques actuels, alors que les quartiers pauvres de ces mêmes villes se sont mobilisés de plus en plus. Dans certaines villes où le mouvement kurde était fort mais n’était pas hégémonique, les gens sont restés largement silencieux dans la mesure où ils ne pouvaient pas déclarer leur autonomie et du coup n’ont pas soutenu la résistance dans d’autres villes. Ce sont les villes où le mouvement kurde était historiquement hégémonique (à Cizre, Silopi, Geve, Lice, Silvan, Nusaybin, etc.) qui endossent le nouveau processus du mouvement. Je tiens aussi à ajouter que ce fut les jeunes qui ont été les acteurs principaux du mouvement Kurde, et ce sont ces jeunes gens qui définissent le rôle de la politique au sein de ce nouveau processus et qui sont les plus efficaces quand il s’agit de résister contre l’Etat.

Pour en finir, nous sommes au milieu d’un processus où la lutte kurde est à la fois en train de monter en puissance dans certains endroits, et de se faire marginaliser dans d’autres. Mais je crois qu’à long terme, ces endroits se radicaliseront aussi car l’autonomie est en train de se construire de manière de plus en plus en forte dans d’autres villes.

Quelles sont les perspectives concernant la propagation du mouvement de l’auto-gouvernance dans des parties de la Turquie qui ne sont pas traditionnellement Kurdes ? Une telle expansion est-elle faisable en tenant compte de la hausse du nationalisme turc (anti-kurde) et le rôle que cela a joué dans la dernière victoire électorale de l’AKP ? Vue l’intensification de la militarisation de la région, est-ce qu’il reste la moindre possibilité de maintenir et de garder en place le mouvement d’auto-gouvernance ? Quelles sont les perspectives du mouvement ?

Ce mouvement d’autonomie démocratique pose un défi immense pour l’Etat turc, étant donné qu’il s’agit d’une zone dans laquelle l’Etat réclame son autorité alors que sur place il y une vie anticapitaliste qui se met en place. De plus, à long terme, ce mouvement peut potentiellement se propager dans d’autres régions de la Turquie. L’année dernière, l’Etat turc a essayé de rentrer dans les quartiers pour arrêter des gens, dans une tentative de combattre cette propagation potentielle du mouvement. Les jeunes se sont alors mis à creuser des tranchées profondes aux entrées des quartiers, et à tenir leurs barricades, les armes à la main. Les forces de sécurité turques n’ont pas réussi à dégager ces barricades, ni les jeunes qui les tenaient. Suite aux élections générales du mois de juin, le gouvernement a déclaré la fin des négociations et a lancé des attaques encore plus brutales contre des villes kurdes.

Dans beaucoup de villes au Kurdistan des couvre-feux ont été déclarés, parfois durant plusieurs semaines. Les snipers tiraient sur toutes celles et ceux qui n’obéissaient pas. Postés tout autour, des chars militaires bombardaient les villes. N’étant pas capable de réinstaurer son autorité, l’Etat turc a alors tenté de rendre les villes kurdes inhabitables. Les blessé.e.es n’avaient pas le droit d’être emmené.e.s à l’hôpital. Les mort.e.s n’avaient pas le droit de se faire enterrer. Les gens passaient leurs nuits à mettre de la glace sur les cadavres de leurs proches pour éviter qu’ils ne pourrissent. Mais, malgré tout ça, l’Etat ne pouvait pas entrer dans les quartiers face aux jeunes qui creusaient des tranchées de plus en plus profondes et qui renforçaient leur arsenal. Pour se protéger des balles de snipers, ils accrochaient des énormes draps au-dessus des rues pour bloquer la vue. C’est une stratégie qu’ils avaient appris au Rojava. Ils cassaient aussi des murs entre les maisons et passaient d’une maison à l’autre, partageant de la nourriture et aidant les blessées, sans mettre un pied dehors. On pourrait dire qu’ils sont en train de refaire l’architecture des villes pour les rendre plus appropriées à l’auto-défense. Plusieurs villes kurdes, y compris Cizre, Silopi et Nusaybin, sont actuellement sous couvre-feu. Ces villes sont entourées de chars et de snipers. Le premier ministre Davutoglu a déclaré récemment en disant qu’ils allaient « purifier » ces villes, maison par maison. L’État essaye de détruire l’autonomie qui se met en place au Kurdistan, au prix de destructions de villes entières et de meurtres de beaucoup de gens. Et les populations du Kurdistan, notamment des jeunes, sont en train de résister contre la mort.

L’autonomie au Kurdistan, vue l’extrême violence étatique, est-elle viable ? Moi je crois que oui. Parce que l’Etat ne peut pas gagner une telle guerre, quelque soit le niveau de brutalité. Au début des années 1990, il n’y avait que les militant.e.s du PKK qui étaient impliqués dans des conflits armés dans les villes. Mais maintenant, la différence entre guérilla et citoyen.ne devient de plus en plus floue. Les civil.e.s sont armé.e.s et se défendent.

Cette lutte cherche à ne pas transformer uniquement la Turquie mais également l’ensemble du Moyen-Orient. C’est-à-dire que les tentatives d’autonomie démocratique ainsi que l’auto-défense en cours actuellement au Kurdistan turc, et de manière plus forte au Kurdistan syrien (Rojava), pourrait servir comme modèle pour toute la région et peut-être au-delà. Mais la question qui reste est la suivante : comment ce modèle peut-il se propager ailleurs ? Comme je l’ai déjà dit, le HDP n’a toujours pas réussi à appliquer ces politiques dans les régions non-Kurdes de l’ouest de la Turquie. En Syrie, le mouvement se limite au Rojava. Dans le canton de Cezire (Rojava), il y a plusieurs ethnies et groupes religieux qui ont participé à la mise en place de l’autonomie en créant leurs propres institutions. Cela est une preuve que les politiques de ce mouvement ne parlent pas qu’aux Kurdes. Ceci dit, en ce qui concerne la Turquie ainsi que le reste du Moyen-Orient, je ne saurai pas dire à quel point l’autonomie démocratique pourrait servir de modèle à l’ensemble de la région.

Traduction d’une interview avec Haydar Darıcı, chercheur en histoire et anthropologie à l’Université du Michigan par le site Left East, le 22 déc 2015. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.