[entretien] Être une erreur kurdo-turque

Dans cet entretien réalisé par Robert Leonard Rope, Saladdin Ahmed, professeur assistant de philosophie à Mardin Artuklu parle d’identité kurde, de politique, de religion, de démocratie et de la situation actuelle des Kurdes au Moyen-Orient. Cet entretien a d’abord été publié sur Open Democracy, dans le cadre du thème « auto-organisation des migrants et solidarité ».

Robert Leonard Rope : Pouvez-vous rapidement décrire votre parcours ? […] Comment est-ce d’enseigner dans une université en Turquie ?

Saladdin Ahmed : Je n’ai jamais su répondre aux questions sur mon passé, surtout parce que mon identité s’est toujours forgée autour de négations et pas en mettant positivement en avant une certaine éducation. Je ne dirais pas que je fais une crise d’identité, mais je dirais que l’identité, du moins dans le monde d’aujourd’hui, est elle-même en crise.

Quand être kurde est vu comme quelque chose à quoi il faut renoncer, je suis Kurde, sans hésitation. Au moment où ça devient l’identité du dirigeant, je ne peux que me tenir du côté de l’opposition, avec l’opprimé. C’est-à-dire que je suis Kurde tant que la kurdicité représente une négation de l’oppression. La première fois où je me suis retrouvé à un endroit où être Kurde revenait à être privilégié, en 2013, j’ai été frappé d’une crise morale aiguë, et j’ai commencé à tisser des liens avec les minorités non-kurdes et non-musulmanes.

Avant même de m’en rendre compte, critiquer le nationalisme kurde et l’Islam était devenu ma principale activité intellectuelle jusqu’à ce que je quitte de nouveau le Kurdistan irakien.

[…] En tant qu’enfant kurde, j’ai grandi à Kirkouk sous le régime baasiste en étant persuadé que j’étais une erreur existentielle, mais j’aimais être une erreur. J’aime toujours être une erreur.
Pour ce qui est de mon expérience d’enseignement en Turquie, quand je suis arrivé en automne 2014, la situation était sans précédent. Pour la première fois en quarante ans, la région kurde du pays profitait d’une certaine paix d’où est sorti un mouvement culturel et intellectuel impressionnant. Nous parlons là d’une région qui a été tellement opprimée que même une danse kurde traditionnelle y est considérée comme un acte politique. Le premier groupe d’étudiants kurdes était très impliqué dans la vie publique, à la fois dans l’université et en dehors. C’était en somme très exaltant d’être à Mardin à ce moment-là.

Malheureusement, mon expérience d’enseignement à l’université de Mardin Artuklu n’a pas duré longtemps. Environ deux mois après mon arrivée du Canada, le recteur libéral a été viré et remplacé par un islamiste soutenu par Erdogan. Juste après avoir été nommé par Erdogan, le nouveau recteur a entamé une campagne pour mettre les non-islamistes à la porte de l’administration de l’université. Quelques mois plus tard, il a mis unilatéralement fin à mon contrat et à ceux de 12 autres enseignants, qui se trouvaient tous être des citoyens étrangers. Pour empirer les choses, la guerre a recommencé dans la région kurde, accompagnée d’une violente oppression des jeunes, de grandes opérations militaires, d’arrestations de masse, etc. Ce qu’Erdogan a fait aux universités turques à Istanbul et à Ankara dans les semaines qui ont suivi le coup d’État avorté du 15 juillet 2016 a commencé un an avant dans le Sud-est.

Comme vous le savez, la Turquie est actuellement sous le coup de l’état d’urgence – des milliers de personnes ont été arrêtées, de nombreux professeurs et journalistes, sans parler des membres des forces armées – et il y a de nombreux cas reportés de torture. Quelle est votre perspective sur tout ça : comment ça va finir ?

Je pense que la Turquie va entrer dans une ère de terreur dans les années à venir. Cette purge va mener à un effondrement total de la confiance déjà fragile parmi les différentes sections des forces armées et du MIT. Ceux qui sont en position de pouvoir vont essayer de plus en plus d’utiliser le climat de peur et de manque de transparence pour se débarrasser de leurs rivaux.

Donc je pense que les cas d’assassinats et de tortures vont devenir de plus en plus habituels. L’armée en Turquie a toujours été considérée comme la gardienne de l’État, mais elle va maintenant devoir se soumettre au gouvernement, ce qui n’aura pas lieu sans douleur. […]

Quelle est votre opinion sur la « démocratie turque » ? Est-ce qu’une telle chose a déjà existé ? Est-ce qu’Erdogan l’a d’abord nourrie, puis détruite ? Est-ce que les gens veulent d’une démocratie à l’occidentale ? Démocratie vs. théocratie ?

Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu une « démocratie turque ». Oui, des élections ont eu lieu, mais même des pays comme l’Iran et le Pakistan tiennent régulièrement des élections. Il y a aussi un parlement à Ankara, mais c’est un parlement qui symbolise le rejet de la pluralité en Turquie.
Je vais être plus précis : il y a toujours eu deux Turquies, celle de l’ouest et celle de l’est. Dans la Turquie de l’ouest, qui s’étend d’Istanbul à Izmir, Antalya, Ankara et Adana, une sorte de quotidien à l’européenne était tout à fait envisageable, tout au moins selon l’estimation d’un touriste moyen. Tout cela est en train de changer de façon évidente, et c’est pourquoi la situation actuelle en Turquie attire autant l’attention au niveau international.

Mais la Turquie de l’est a toujours été soumise au joug militaire. Il est impossible d’imaginer la brutalité de la vie dans l’est du pays du point de vue d’Istanbul. Des milliers de jeunes kurdes ont disparu lors d’opérations militaires turques durant les années 1980 et 1990. L’autre visage de la Turquie, c’est des tanks et des véhicules blindés qui occupent les places des villes ou rôdent dans les quartiers, c’est des checkpoints de militaires ou de policiers dressés entre les villes ou dans les villes, c’est d’énormes bases militaires installées dans les centres-ville et c’est des milliers de villages totalement détruits. Si l’on s’autorise à voir cet autre visage, la notion de « démocratie turque » ne peut paraître qu’absurde. […]

Comment pouvons-nous, en Occident, faire efficacement pression sur Erdogan et ses partisans pour défendre et restaurer les droits humains et l’état de droit en Turquie ?

Les droits humains ne peuvent pas être « restaurés » parce qu’ils n’ont jamais été respectés de toute façon. Peut-être peut-on restaurer le tourisme, mais les droits humains sont une chose pour laquelle on doit se battre de façon collective.

Erdogan fait pression sur l’Occident, pas l’inverse. D’après ce que je constate, Erdogan va continuer à utiliser les réfugiés syriens et irakiens pour faire du chantage qui s’adresse aux politiciens européens, sans cesser de consolider son pouvoir dans le monde sunnite. Puisqu’il travaille à éliminer toute opposition régionale à sa vision d’un empire islamique prévu pour 2023, il faut nous attendre à davantage de guerres désastreuses au Moyen-Orient. Elles auront pour conséquence l’augmentation du nombre de réfugiés cherchant à s’échapper vers l’Europe. Et l’Europe ne parviendra pas à maintenir la crise hors de ses frontières en s’appuyant sur un gardien qui est lui-même l’une des principales causes du problème. Arrêtons de nous voiler la face : l’EI n’a pu survivre jusqu’à présent que grâce aux afflux de jihadistes, d’armes, de munitions et d’argent qui passent par la Turquie. […]

En ce qui concerne l’EI, quelle est selon vous la meilleure stratégie à adopter pour le détruire ?

L’EI s’occupe du sale boulot pour la Turquie, et en contrepartie la Turquie fonctionne comme une route de ravitaillement pour l’EI, en plus de lui fournir une aide directe. Tant que la Turquie est autorisée à continuer ainsi, même si l’EI est détruit, des dizaines de groupes armés islamistes continueront de prospérer en Syrie. Je pense qu’Erdogan continuera à soutenir les islamistes en Syrie jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin d’eux. Bien sûr, les choses ne se passent pas toujours comme on le souhaite. À chaque jour qui passe, la ressemblance entre la Turquie et la Syrie devient de plus en plus frappante en ce qui concerne la polarisation de la société, qui pourrait très bien mener à l’éclatement éventuel d’une guerre civile.

L’unique problème de la Turquie, et le pire, est le fameux « problème kurde ». Erdogan soutient surtout l’EI, Jabhat al-Nusra, récemment renommé Jabhat Fatah al-Sham, et de nombreux autres mouvements islamistes pour empêcher les Kurdes syriens de contrôler les régions du nord de la Syrie, le long de la frontière turque.

Lorsqu’il est devenu évident que l’EI ne pouvait pas stopper les forces kurdes après la bataille de Kobanê, la Turquie s’est directement interposée pour empêcher les Kurdes d’expulser l’EI de la dernière bande de 100 km qu’ils contrôlent le long de la frontière turque. Ankara répète régulièrement que cette zone est une « ligne rouge » que les Kurdes ne peuvent pas franchir. En soi, la région de Jarablus est donc contrôlée par l’EI et protégée par la Turquie.

Erdogan s’est toujours appuyé sur l’EI pour juguler la soi-disant menace kurde en Turquie. Ces dernières années, l’EI a mené de nombreuses attaques contre des cibles kurdes. Lors du massacre de Suruş du 20 juillet 2015, 32 étudiants kurdes et turcs qui étaient en route pour aider à la reconstruction de Kobanê ont été tués dans un attentat suicide commandité par l’EI. Environ six semaines plus tôt, le 5 juin, une autre attaque à la bombe de l’EI lors d’un rassemblement électoral kurde à Diyarbakir avait causé la mort de quatre personnes. Le 10 octobre 2015, une attaque à la bombe de l’EI a causé la mort de plus de 100 civils et en a blessé plus de 500 lors d’une marche pour la paix organisée à Ankara par le parti pro-kurde de la démocratie des peuples (HDP) et par plusieurs syndicats. […]

Comment pouvons-nous aider de manière significative ceux qui sont actuellement emprisonnés dans les prisons turques ?

Une manière significative d’aider les victimes d’un régime despotique, quel qu’il soit, est d’abord de ne pas soutenir ce régime en lui vendant des armes ou en y effectuant des visites touristiques. Je pense que l’Occident doit se libérer du cycle qui consiste à soutenir les islamistes pour se débarrasser de dictateurs indésirables, comme Qadafi et Al-Assad, puis à soutenir des régimes militaires pour renverser les islamistes.

C’est un cycle infernal au Moyen-Orient, et la Turquie n’y fait pas exception. La longue histoire de l’oppression en Turquie a offert une légitimité populaire à Erdogan et il est en train de tranquillement devenir un dictateur oppressif. Ce n’est pas que je pense qu’une troisième option, démocratique, n’existe pas, mais à tous les endroits et tous les moments où le fascisme est relativement populaire, les forces démocratiques sont faibles, précisément parce qu’elles sont contre la violence de façon inhérente, ce qui les empêche d’arrêter le fascisme.

En Turquie, il existe un mouvement progressiste qui s’oppose à la fois au fascisme nationaliste et au fascisme islamiste. C’est un mouvement démocratique, séculaire, pluraliste, multiethnique et féministe mené par le HDP. Pendant les semaines qui ont précédé le coup d’État de juillet, l’AKP d’Erdogan a soutenu une loi offrant aux soldats l’immunité contre toute poursuite judiciaire afin de permettre aux forces armées de tuer plus facilement dans la région kurde. Le parti a aussi proposé une autre loi visant à priver les députés – en réalité, ceux du HDP – de leur immunité parlementaire. Le HDP est le dernier espoir de la Turquie, si le régime d’Erdogan trouve le moyen de faire taire ses dirigeants et ses activistes, par la prison ou par d’autres moyens d’oppression, la Turquie va devenir un cas d’école de régime dictatorial.

En Turquie, l’histoire des Kurdes est longue et tourmentée. Pour la première fois, un cessez-le-feu avait été conclu avec le PKK et des négociations entamées avec le gouvernement. Ces derniers temps, le HDP est resté sur la défensive et des centaines de civils kurdes ont été tués par les forces gouvernementales, avant le coup d’État. Est-ce qu’Erdogan va reprendre sa guerre contre les Kurdes ?

Erdogan n’a montré aucune intention de relancer le processus de paix. Il est maintenant dans une alliance avec les ultra-nationalistes et il poursuivra la guerre contre les Kurdes pour soutenir cette alliance. Au départ, il a repris la guerre pour plaire aux ultranationalistes qui sont farouchement opposés à la moindre reconnaissance des droits des Kurdes.

Il est difficile d’imaginer que la Turquie puisse accepter de reprendre le processus de paix avec les Kurdes, mais je pense que le mariage entre Ankara et l’EI se brisera un jour ou l’autre. Lorsque cela aura lieu, Ankara passera probablement un accord avec les Kurdes. Historiquement, les Kurdes se sont toujours montrés prêts à accepter une offre de paix, mais ils n’ont jamais eu assez de pouvoir pour imposer la paix en Turquie.

Même si l’Occident utilise maintenant les Kurdes pour se dresser contre l’EI, les médias internationaux ne parlent presque pas de l’oppression brutale des Kurdes en Turquie. Et parce qu’Erdogan est en train de faire du chantage à l’Europe avec le problème des réfugiés en menaçant d’ouvrir les portes de l’Europe aux réfugiés syriens, l’UE n’ose pas critiquer la Turquie au sujet des violations des droits humains au Kurdistan.

En Turquie, la pression sur le gouvernement n’est pas assez forte pour lancer un processus de paix. Il est plutôt ironique que d’un côté, les Kurdes subissent chaque jour la violence de l’État et l’absence de solidarité populaire, mais que d’un autre, on leur reproche de ne pas ressentir pleinement leur appartenance à la Turquie. Ce n’est que si la Turquie se retrouve plongée dans une crise sérieuse qu’Ankara envisagera un processus de paix.

La question kurde est très compliquée en Turquie, elle fait remonter 100 ans de reniement, d’humiliation, d’assimilation forcée et de gestion sociale. En Turquie, j’assiste quotidiennement aux conséquences douloureuses des politiques coloniales turques. Un jour, j’étais dans un bus pour l’université, quand deux jeunes enfants accompagnés de leur mère et de leur grand-mère sont montés. La grand-mère parlait kurde avec la mère, mais la mère parlait turc avec les enfants. Je suppose que la grand-mère ne connaissait pas le turc ou se sentait mal à l’aise de parler à sa fille dans une langue étrangère. Je suppose aussi que les enfants ne parlaient pas le kurde, comme les nombreux enfants kurdes qui ont été turquisés par l’État. Alors que le bus continuait de rouler, l’un des enfants a commencé à chanter une chanson triste kurde en regardant par la fenêtre. Dans un moment ordinaire comme celui-là, on peut assister à l’annihilation qui traverse les générations.

À quel point les femmes sont-elles libres ou opprimées en Turquie aujourd’hui ? Les femmes kurdes et turques ?

Le kémalisme a aidé les femmes turques a conquérir beaucoup de leurs libertés individuelles, mais c’est en train de changer avec le gouvernement islamiste d’Erdogan. Erdogan a clairement indiqué, à de multiples occasions, qu’il ne pense pas que l’homme et la femme soient égaux. Il a largement encouragé les familles turques à avoir davantage d’enfants et a enjoint les femmes à faire de l’éducation des enfants une priorité.

Par un effet de retournement intéressant, de nombreuses féministes turques s’inspirent dorénavant du mouvement féministe kurde. Historiquement, la région kurde était plus conservatrice en ce qui concerne les droits des femmes, ce qui n’est allé qu’en empirant avec la politique oppressive et les conditions économiques imposées dans la région kurde.
Cependant, l’émancipation des femmes est l’un des piliers de l’actuel mouvement kurde de libération. Öcalan, le leader emprisonné du PKK, a eu une phrase célèbre : « tuez l’homme ». C’est l’un des slogans de l’académie des femmes du Rojava (Kurdistan de Syrie). Bien sûr, cette citation est à prendre de façon métaphorique, mais elle démontre un changement puissant dans les consciences. Les combattants kurdes en Turquie et en Syrie suivent des cours de féminisme radical pour déconstruire le système de valeurs patriarcal. Ce même mouvement a également promu systématiquement un système de parité consistant à placer des co-dirigeants hommes et femmes à tous les postes de responsabilité en Turquie et en Syrie.

Les municipalités, les partis politiques et les forces militaires des régions kurdes de la Turquie et de la Syrie doivent garantir que le pouvoir est partagé, pour chaque poste, entre un homme et une femme.

Comment se passe la vie des personnes LGBT en Turquie aujourd’hui ?

Depuis plusieurs années, les personnes LGBT sont également confrontées à une pression accrue de la part du gouvernement d’Erdogan. En réalité, la police a essayé d’empêcher la gay pride d’Istanbul ces deux dernières années. Bien sûr, comme pour les libertés des femmes, ce n’est pas facile pour le gouvernement de supprimer tous les droits LGBT d’un coup, mais ces droits peuvent être complètement perdus en quelques années, comme cela s’est produit ailleurs. La société iranienne était, à une époque, très libérale à l’encontre des relations personnelles/sexuelles, malgré une violente dictature. Maintenant, sous le régime despotique actuel, les Iraniens ne bénéficient plus de ces libertés passées.

La Turquie semble suivre le même chemin : en plus de l’absence de libertés politiques, les libertés « personnelles » vont être de plus en plus restreintes. […]

Extrait de Merhaba Hevalno n°9.
Source : Kurdish Question – Traduction : Merhaba Hevalno.

[mis à jour 30/12] Solidarité avec Maxime Azadî arrêté en Belgique

15621670_1271541052937055_667951610619792830_nMaxime, libéré, raconte sur son blog son arrestation et sa « détention » de deux semaines dans une prison en Belgique…

J’ai été arrêté le 15 décembre près de Bruxelles par la police belge à la demande du pouvoir turc, alors que je conduisais.  La police a dit que j’ai été signalé par la Turquie. C’était la seule raison. J’ai été menotté les mains derrière le dos, avant de passer la nuit dans une cellule d’un poste de police à Mechelen, en Région flamande dans la province d’Anvers. Dès mon arrestation j’ai entamé une grève de la faim. La Turquie avait émis un mandat d’arrêt international contre moi, via Interpol, devenu un mécanisme arbitraire de la répression. Certes, ce n’était pas la première arrestation au sein de la communauté kurde. Je n’ai signé aucun papier durant ma garde à vue pour protester contre cette injustice. Le 16 décembre, j’ai été amené mains liées devant le tribunal de Turnhout, situé à 85 km de Bruxelles.  Le procureur a demandé mon extradition vers la Turquie. La demande venait de la Turquie. Le juge a ordonné mon arrestation. Or, le juge avait admis qu’il n’y avait aucune information pour le moment pour justifier cette arrestation. Un scandale. Comment pouvait-on considérer comme « crédibles » les accusations venant d’un pays où la justice, la liberté de la presse et de l’expression n’existaient pas ? Selon mon avocat belge Luc Walleyn et le juge, le dossier sur moi était préparé par le tribunal de Sirnak, une ville dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds. Les accusations sont fondées sur des articles publiés à partir du 4 mars 2013. Toujours selon un document envoyé par la Turquie,  un tribunal turc a ordonné mon arrestation au 31 août 2015. Je risquerais au moins 25 ans de prison, sans parler d’autres enquêtes ouvertes contre moi dans plusieurs villes en Turquie. Les premières informations étaient très limitées. Le juge m’a demandé ce que je penserais en cas d’extradition vers la Turquie. « C’est vous qui devrez avoir des soucis, car ce serait une honte pour la démocratie belge » répondis-je.

DEUX SEMAINES D’ISOLEMENT

A la fin de l’audience, j’ai été envoyé à la prison de Turnhout. J’ai continué à mener ma grève de la faim. Pendant trois jours, je n’ai consommé que très peu de thé et d’eau. Je ne recevais l’eau chaude pour le thé que le matin et le soir. Le premier jour, le directeur de la prison a dit que je serai soumis à un régime spécial, car j’étais considéré comme « terroriste ».  Mes contacts avec les autres détenus ont été limités. Les appels et les visites ont été interdits. On m’a dit que j’avais le droit d’appeler mon avocat tous les jours, et je n’ai jamais pu l’appeler. Cependant j’ai pu rencontrer mon avocat trois fois, car je n’avais aucun contact avec l’extérieur. À part une visite de mes parents, mes amis et mes collègues n’ont jamais pu franchir les portes de la prison. Les autres détenus avaient le droit de parler au téléphone quinze minutes par jour. Ils pouvaient sortir à la cour de promenade deux heures par jours.  Malgré le régime spécial, j’ai été mis dans une cellule où déjà deux détenus de droit commun étaient placés. Le paradoxe. Je me suis trouvé dans une prison surpeuplée. Les quatre premiers jours, je dormais par terre.  Il n’y avait aucune place pour bouger. Les toilettes étaient à l’intérieur de la cellule où on mangeait et dormait.  Pendant ces quatorze jours dans la prison de Turnhout, je n’ai pas eu le droit de sortir de la cellule.  Mes demandes pour aller à la bibliothèque de la prison dans l’espoir d’avoir un livre n’ont eu aucune réponse.  Des livres que mes amis m’avaient envoyés ont été refusés.  Le temps semblait s’arrêter dans cette cellule. Prenant en compte le conseil de mon avocat, j’ai arrêté la grève de la faim trois jours après mon arrestation, mais j’étais déterminé à relancer la grève si la justice refusait de me libérer.

J’ACCUSE…

Après la demande de mon avocat le 19 décembre pour ma libération, j’ai été conduit le 23 décembre, les mains toujours ligotées, devant le juge à Turnhout, avec plusieurs autres détenus de droit commun.  J’ai refusé de me défendre. Tout était dit par mon avocat. Mais mon refus était une réaction à l’injustice, car je n’étais pas coupable. Au contraire, j’accuse.  Je refusais les motivations qui ont conduit à mon arrestation, les mécanismes qui ont été mis en œuvre, la manière de cette arrestation et les traitements indignes durant mon incarcération.  J’accusais les autorités européennes pour leur complicité avec la Turquie et pour avoir cédé aux chantages du régime Erdogan.  Je n’étais ni coupable ni terroriste. Les mentalités et les pratiques qui faisaient vivre la terreur d’État dans la démocratie étaient coupables.

LA RÉSISTANCE EST BELLE

Lors de l’audience du 23 décembre, les accusations dans le dossier turc fondées sur mes articles et d’autres qui avaient été publiés par l’agence de presse Firat dont je suis le directeur ne se sont pas trouvées assez convaincantes pour le maintien de mon incarcération.  Pendant tout ce temps, dehors, une large campagne de soutien avait été lancée pour obtenir ma libération. La Fédération internationale des journalistes et de nombreux médias se sont intéressé à ma situation. Le procureur qui avait auparavant demandé mon arrestation a dit qu’il était en faveur de ma libération. Le juge a ordonné dans ce sens, mais sous caution, alors que j’avais refusé de payer la caution. Le même jour, au retour à la prison, le directeur m’a communiqué la prolongation du régime spécial. Dans la soirée, j’ai reçu la décision de ma libération sous caution. Apparemment mes collègues et mes amis avaient décidé de payer la caution. Cependant, il y avait une autre décision, venant de l’Office des étrangers. Or, j’étais un citoyen européen, ayant la nationalité française.  L’Office des étrangers demandait le maintien de mon incarcération jusqu’à l’extradition vers un autre pays, dont j’ignore le quel, sans aucune interdiction sur le territoire belge. Il était possible que je sois extradé vers la France. D’après mon avocat, la Turquie avait fait la même demande auprès des autorités françaises. Dans ce cas, je risquerais aussi d’être arrêté en France. Je devais être transféré le 29 décembre au centre pour les étrangers illégaux de Merksplas. Mon avocat a fait appel urgent de cette décision. Malgré la libération ordonnée par le juge, j’ai passé cinq jours de plus dans la prison avant d’être libéré le 28 décembre. La menace de la Turquie pèse toujours sur moi.  Le tribunal attend le dossier complet qui devrait être envoyé par les autorités turques.  Par conséquent, si ces méthodes et tant d’injustices et de pratiques qui portaient atteinte à la dignité humaine ont pour objectif d’intimider, je devrais dire qu’ils sont sur la mauvaise direction, car ces attaques n’atteindront pas leur objectif. Je continuerai à écrire, à déranger et à lutter pour un autre monde.  Résister, c’est beau et plus excitant.

Maxime Azadi

* Je remercie tous ceux qui m’ont soutenu après mon arrestation et à travers moi la liberté de l’expression et de la presse, tout en dénonçant cette injustice et la répression du pouvoir turc exportée en Europe.

 

 

Le Collectif VAN informe le 19 décembre :

Les comptes Facebook et Twitter de Maxime Azadi, d’ordinaire très actifs, sont silencieux depuis ce jeudi 15/12 au matin. Selon les nouvelles tournant sur Twitter, le journaliste kurde de Belgique a été arrêté sur demande des autorités turques.
On peut en conclure qu’Erdogan a non seulement fait de la Turquie l’une des plus grandes prisons au monde pour les journalistes, mais qu’il utilise désormais les dirigeants européens comme chiens de garde contre la liberté de la presse traitant de la question kurde et des minorités. En bafouant à Bruxelles les droits des opposants de Turquie réfugiés sous ses cieux, l’Europe foule aux pieds ses valeurs les plus précieuses.
Maxime diffusait en français une information libre sur la Turquie et c’est en cela qu’il était devenu gênant pour le néo-sultan d’Ankara. Nous l’avions rencontré fin août où il était venu couvrir le Festival du cinéma de Douarnenez, consacré cet été aux peuples de Turquie.
Liberté pour Maxime Azadi !

Mise à jour du 20 décembre et pétition en ligne pour sa libération immédiate :

Notre camarade Maxime Azadi a été arrêté suite à la demande des services de renseignements turcs via Interpol. Il lui est reproché par ces services d’être en  » collaboration avec une organisation terroriste » et d’être le directeur de l’agence kurde « Firat News Agency »(ANF), qui est le premier site d’informations actif des Kurdes d’Europe.

Nous, en tant que citoyens kurdes résidents en Europe, nous avons fui pour la plupart la pression qui pèse sur nous en Turquie, la guerre et l’assimilation forcée par le régime turc qui nous oppresse depuis des années. Nous sommes venus en Europe afin de nous reconstruire une vie, tout en gardant notre origine comme étant quelque chose de précieux. Nous sommes pour la plupart des étudiantEs, des journalistes, des avocat(e)s, des médecins, des chercheur(e)s, des professeur(e)s, dont le but est le même: révéler la réalité du gouvernement turc et l’oppression qui pèse sur les minorités. En aucun cas nous ne pouvons rester silencieux, en aucun cas nous n’accepterons que soient arrêtés des militants pour avoir usé de leur liberté d’expression contre Erdogan.

C’est pour cette raison que nous demandons de façon solidaire la liberté pour Maxime Azadi et sa libération immédiate.

Mise à jour au 21 décembre :

Après plusieurs recherches depuis la nuit passée, nous avons obtenu un peu d’information sur la détention du journaliste kurde Maxime Azadi… Il a été détenu le jeudi 14 décembre par la police belge en Belgique à cause d’une bulletin international de la police turque. Il se trouve actuellement dans la prison de Turnhout près de la frontière hollandaise. Pour son interrogatoire, la police belge attend des renseignements complémentaires des autorités turques. Maxime sera défendu par l’avocat Luc Wallyn. Bien que l’agence ANF et les organisations kurdes en Belgique ne donnent pas l’information détaillée sur cette arrestation, les médias belges ont commencé vers le soir du 20 décembre à donner des dépêches relatives à cette violation de la liberté de la presse.

Solidarité avec Maxime Azadî !

Lisez « Firat News Agency »(ANF) !

Şûjin : Les femmes recréent un nouveau site d’information

15380810_178874172583349_991544977368182809_nJinha le site d’information kurde « par et pour les femmes » avait été fermé par l’Etat turc depuis quelques semaines. L’Etat turc veut mettre sous silence tous les médias d’opposition, notamment ceux du Kurdistan. Mais les militantes ne lâchent rien et reviennent avec un nouveau site :

https://gazetesujin.com

Lire aussi l’article de Kedistan à propos de ce nouveau site !

Merhaba Hevalno mensuel n°10 – décembre 2016

sirnak en ruineDécembre. L’hiver s’installe, doucement, implacablement. Malheureusement, ce mois-ci encore, le flot de mauvaises nouvelles poursuit son cours, et le froid signifie aussi un durcissement des conditions de vie pour celles et ceux qui continuent de résister. […]

En Turquie, les arrestations de membres du HDP et du DBP se poursuivent, les conditions d’isolement des leaders emprisonné.e.s le mois dernier se durcissent, les discours haineux et misogynes du pouvoir sont de plus en plus assumés, tandis que les habitant.e.s des villes détruites par l’armée les mois passés, reconnaissent à peine leurs maisons. Nous publions ce mois-ci le témoignage de l’un d’entre eux.

Au Rojhilat, les nouvelles, éparses, ne sont pas meilleures, et rapportent que les disparitions de civil.e.s kurdes en pleine rue continuent.

Difficile de garder espoir, et pourtant… Les Kurdes nous montrent à chaque instant que même au plus profond de la nuit, la résistance et la rage révolutionnaire sont encore possibles, et qu’au milieu des bombes et de la répression, l’amour de la liberté soulève des montagnes. C’est ce qui ressort de manière très sensible des textes de Dilar Dirik, dont nous publions (encore !) deux écrits ce mois-ci, l’un sur la guerre d’Erdoğan envers les femmes qui résistent, et l’autre qui est un compte-rendu de voyage au Rojava. […]

Certes, c’est l’hiver, certes, tout va mal, mais les graines sont là, elles ont même déjà germé, et qui peut dire ce que le printemps fera éclore ?

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SOMMAIRE :

  • Édito
  • [Bakûr, Turquie] Şırnak, à la recherche d’une humanité détruite
  • [Rojava, Syrie] Le Rojava : oser imaginer [partie 2]
  • [Başûr, Irak] Pour les Kurdes d’Irak, la question de l’indépendance n’est plus d’actualité
  • [Başûr, Irak] Le Shengal deviendra-t-il une nouvelle base du PKK ?
  • [Rojhilat, Iran] KODAR : Créer un front démocratique est une nécessité historique
  • [Rojhilat, Iran] En Iran, la lutte kurde dans l’ombre
  • [Turquie] L’abus sur les mineur.e.s légalisé par mariage ?
  • [Turquie] La guerre d’Erdoğan contre les femmes
  • [Turquie] Messages de lutte pour le 25 novembre
  • [Europe] Attaques contre les intérêts turcs en Europe
  • Glossaire & agenda

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Interview de volontaires du Bataillon International de Libération au Rojava

Le site de l’organisation maoïste OCML-VP a publié une interview avec deux volontaires révolutionnaires français partis se battre au Rojava, André et Jacques [Les prénoms ont été changés par sécurité]. Les deux ont combattu dans le Bataillon international de libération (IFB), et André également dans les Unités de protection du peuple (YPG). Les volontaires révolutionnaires étrangers ne se retrouvent pas uniquement dans l’IFB, beaucoup combattent également dans les YPG.
Nous reproduisons sur le blog de Ne Var Ne Yok cet instructif entretien…

Pourquoi êtes-vous partis au Rojava ? Pourquoi avez-vous rejoint le Bataillon ou les YPG ?

Jacques : il y en a plusieurs. D’abord, les transformations en cours là-bas, la révolution sociale qui a lieu. Il y a eu un premier appel des YPG aux volontaires étrangers. Puis, au printemps 2015, le Bataillon international s’est constitué ; j’y suis allé avec pour objectif de le rejoindre.
André : j’étais impliqué dans le milieu militant ici, en France. J’ai découvert que le PKK avait révisé la lecture stalinienne du marxisme, tout en étant en rupture avec la social-démocratie. C’était en accord avec mes convictions révolutionnaires. En plus, le Rojava fait face à des ennemis de nature néo-fasciste : ne pas y aller, cela aurait été être en contradiction avec ce que je défendais. Il y a aussi beaucoup de volontaires étrangers dans les YPG.

Quelle est la journée d’un brigadiste ?

J. : C’est très monotone la plupart du temps. On se lève, on prend le petit-déjeuner. Le reste de la journée on ne fait pas grand-chose, à part lorsqu’il s’agit d’assurer son tour de garde. On boit aussi beaucoup de thé ! Mais parfois tout va très vite lorsqu’il y a une alerte. On a pu passer plusieurs jours à se déplacer constamment, à ne dormir que 4 heures par nuit. Une fois, des combattants de Daesh ont tenté de franchir les lignes : nous sommes restés fusil en main tout une nuit.
A. : Lorsque le front est stable, on a parfois passé des journées à construire des positions défensives. On nous envoie patrouiller le long des routes pour vérifier qu’il n’y a pas de mines laissées en arrière par Daesh. Il y a une différence de rythme entre les périodes d’opérations d’un côté, lorsqu’on est au combat, et les périodes de repos de l’autre, consacrées à l’entrainement.

 

Quels sont vos rapports avec la population ?

A. : Nous n’en avons quasiment pas. Sur le front, les villages sont désertés. Lorsque j’ai eu l’occasion de me rendre en ville, les habitants saluent les étrangers sous l’uniforme des YPG. En fait, comme les YPG ne sont pas une armée classique mais une milice, le peuple on le rencontre dans ses unités. Ce ne sont pas des militaires professionnels, mais des gens venus du peuple.
J. : Là ou la population civile est encore présente, les contacts sont excellents, que ce soient avec les Arabes ou les Kurdes. Dans la région de Jarabulus, la population arabe a suivi les YPG lorsqu’ils ont reflué devant l’armée turque. Lorsque nous étions stationnés près de Manbij, un couple de vieux arabes nous amenaient tous les jours du thé et des figues. Cependant, dans certains cas nous avons été accueillis très froidement, comme dans la région de Suruk, qui est peuplée principalement de Turkmènes qui ont sympathisé avec Daesh.
A. : Lorsque les YPG approchent, la population a d’abord peur de nouvelles violences. Puis en une heure ou deux, ils constatent que les combattants des YPG sont respectueux, et ils laissent éclater leur joie d’être libérés. Les femmes enlèvent leur niqab, les hommes se remettent à fumer dans la rue. Ce qu’on nous réclame le plus, c’est les cigarettes ! On entend beaucoup de mensonges ici, comme ce fameux rapport d’Amnesty International qui prétend que les YPG chassent les Arabes. C’est complètement faux. Je n’ai jamais entendu parlé de ça, c’est même exactement le contraire. Le Rojava est multiethnique et démocratique.

 

Qu’avez-vous vu des transformations politiques et sociales en cours au Rojava ?

J. : J’ai assisté à une séance du conseil législative du canton de Cezire. La langue principale de débat, c’est l’arabe : en effet, c’est la seule langue que tout le monde maîtrise à l’écrit. Il y a un vrai pluralisme ethnique. Les compte-rendus sont retranscrits à la fois dans les 3 langues officielles : l’Arabe, le Kurde et l’Assyrien. Plusieurs partis sont représentés. Il y a même des élus du PDK, le parti de Barzani pourtant très hostile au PKK. On trouve également plusieurs organisations communistes kurdes et syriennes.
A. : Le cœur de la vie politique, c’est la commune, qui rassemble les habitants d’un village ou d’un quartier. Les gens y discutent de tous les sujets. Pour moi, c’est ça le changement le plus important. Je sais que dans les entreprises se développent des conseils de travailleurs, les coopératives. Mais il y a aussi des débats sur des questions économiques importantes. Par exemple, faut-il passer des accords avec des firmes pétrolières étrangères pour relancer la production de pétrole ? Les investissements étrangers sont autorisés contre leur engagement à respecter une charte de bonne conduite. Je comprends qu’ils n’aient pas tout nationalisé, ils ne vont pas se mettre la petite-bourgeoisie à dos en confisquant le petit commerce.

 

Comment sont prises les décisions dans le Bataillon et dans les unités de base des YPG ? Est-ce démocratique ?

A. : Dans les YPG il n’y a pas de grade sur les uniformes mais chacun connaît sa place. Rien ne différencie un combattant d’un soldat, mais tout le monde sait qui est qui. Contrairement à une armée classique, il n’y a pas de discipline bête et méchante, pas de brimade. On acquiert des responsabilités si on fait ses preuves. Les membres d’une unité se rassemblent régulièrement dans le cadre des Tekmîl, afin de pouvoir proposer ou critiquer, même les commandants. Il y a aussi des autocritiques. Mais ça marche plus ou moins bien en fonction du groupe. Ça génère parfois des prises de consciences et ça fait changer les choses. Le Tekmîl se réunit à peu près une fois par semaine. Il y a un équilibre entre efficacité militaire et respect de l’opinion et de la dignité de chacun.
J. : Dans le Bataillon, à l’échelle de l’équipe (3 à 5 combattants) le Tekmîl se réunit une fois par jour. Ça ne veut pas dire que chacun fait ce qu’il veut. On ne conteste pas un ordre dans le feu de l’action. C’est une armée révolutionnaire très différente d’une armée classique, mais ça reste une armée. Les postes de commandants sont répartis entre les 3 partis politiques principaux au pro-rata de leur importance numérique : ce sont le MLKP [Parti Communiste Marxiste Léniniste de Turquie et du Kurdistan], le TKP/ML-TIKKO [Armée Ouvrière et Paysanne de Libération de la Turquie (Türkiye İşci ve Köylü Kurtuluş Ordusu), branche armée du TKP(ML), le Parti Communiste de Turquie (marxiste-léniniste)] et le BÖG [Forces Unies de Libération]. Après, on est tenu d’obéir à son commandant quoi qu’il arrive, même si il n’est pas du même parti. Les postes sont redistribués régulièrement. Le Bataillon (« Tabur ») est divisé en « Takim », eux même divisés en équipes. D’ailleurs, le MLKP et le TKP/ML ont aussi leurs propres Taburs de combats en dehors du Bataillon international, leurs militants vont de l’un à l’autre.
A. : Dans les YPG, j’ai remarqué que les cadres du PKK des unités étaient régulièrement envoyés à des formations politiques à l’arrière. Dans le Bataillon, entre combattants, nous avions surtout des discussions politiques informelles. A notre demande, le MLKP nous a fait une formation sur l’histoire des différentes organisations révolutionnaires de Turquie.
J. : Le Bataillon est constitué de militants de différentes organisations politiques. Chaque parti membre du Bataillon organise des formations politiques pour ses membres, mais uniquement pour eux. 90% des combattants viennent de Turquie. Le reste, ce sont des occidentaux. Nous avons organisé des formations et des discussions entres nous : sur le Capital financier, sur la lutte de libération nationale irlandaise… Mais il y a la barrière de la langue, puisque les volontaires viennent de partout, ça limite les discussions. L’idéologie et la politique sont omniprésentes. Même sur le front, dans les combats, tu as des discussions avec les camarades sur la question de l’oppression des femmes, sur l’anarchisme…

 

Quelle est la place des femmes ?

J. : Les femmes sont un peu moins nombreuses dans le Bataillon que dans les YPG. Elles peuvent se réunir en Tekmir non-mixte pour discuter. Dans chaque Tabur, le commandant (qui peut être un homme ou une femme) est secondé par un adjoint et une adjointe.
A. : Ça fait fort effet à la population des zones libérées de voir des femmes combattantes, qui plus est sans voiles. C’est à l’exact opposé du patriarcalisme et du paternalisme ambiant, chez les Kurdes comme chez les Arabes. Il y a des femmes très haut placées dans la hiérarchie, elle dirigent parfois des opérations stratégiques de grande envergure.

 

L’armée turque vient d’entrer en Syrie, pour soutenir des groupes armés islamistes, et pour empêcher que les cantons de l’Ouest et de l’Est du Rojava puissent se rejoindre. Par ailleurs, les Occidentaux soutiennent des groupes djihadiste comme le Front Al-Nosra face à Daesh et au régime d’Assad. Qu’avez-vous à dire à ce propos ?

A. : Les YPG ne renonceront jamais à briser le siège du canton d’Efrin, qui dure depuis le début de la guerre. Tant que le Rojava ne sera pas unifié, ce sera la guerre. Par ailleurs, il y a une porosité entre Al-Nosra, Daesh, et tous ces groupes là. A Hassaké, des camarades ont découvert des drapeaux d’Al-Nosra en prenant des repères de Daesh. Ils combattent côte-à-côte. Jarabulus est tombé en seulement une ou deux heures de combat, alors que la ville était pleine de combattants de Daesh, notamment ceux chassés de Manbij. Il y a forcément une complicité entre l’armée turque et Daesh. Dans leur retraite Daesh abandonne du matériel militaire moderne, ils possèdent tout un tas d’équipement que nous n’avons pas. Ils sont même mieux nourris que nous. Ils ne peuvent l’avoir obtenu qu’avec la complicité d’Etats étrangers. Pas de doute que la Turquie les soutient.
J. : J’aimerai ajouter qu’il n’y a pas d’alliance entre le régime d’Assad et les YPG. 1000 combattants YPG sont morts face aux forces du régime. Assad attend juste le bon moment pour se retourner contre les Kurdes. Au mois d’Août, il a bombardé les positions des YPG avec ses avions de chasse. Les Kurdes répètent que « lorsque les Américains en auront fini avec Daesh c’est nous qu’ils bombarderont. » L’Allemagne avait permis à Lénine, en 1917, de rejoindre la Russie. Comme Lénine, les Kurdes ont raison de profiter des contradictions de leurs ennemis.
A. : Le fait que le Rojava ai accepté l’aide américaine ne veut pas dire qu’ils sont devenus des suppôts de l’impérialisme. Les Kurdes sont obligés de composer avec lui, même si dans un second temps il faudra le combattre. Ils sont conscient de cela, et ils passent leur temps à critiquer l’impérialisme.

 

Pour conclure, que souhaitez-vous rajouter ?

J. : On a le droit de critiquer des choses à Rojava, mais il faut vraiment s’engager dans le soutien. Des organisations nous soutiennent dans des déclarations, sur internet, c’est bien, mais que font-elles concrètement pour nous aider ? Il est déjà tard, mais pas trop tard. Au Rojava nous avons l’occasion de vivre un processus révolutionnaire vivant. On ne peut pas juger ce qui se passe là-bas avec une grille de lecture dogmatique. En 1917, la politique des Bolcheviks en Russie ne pouvait pas être dogmatique. Ils ont dû accepter des reculs tactiques pour sauvegarder la révolution. Aujourd’hui le Rojava est un sanctuaire pour les mouvements révolutionnaires de toute la région. On y croise des Turcs, des Iraniens, des Arméniens… Une dynamique révolutionnaire régionale se met en place.

Peu après cet interview, nous apprenions la mort du martyr Michael Israël (nom de guerre Robin Agiri), membre du Bataillon International de Libération en 2015, et militant au syndicat anarchiste IWW aux États-Unis. Il a été assassiné par des frappes aériennes turques le 24 novembre 2016 alors qu’il prenait un village des mains de Daesh à l’ouest de Manbij, alors qu’il était volontaire au sein du Conseil militaire de Manbij, allié aux Forces démocratiques syriennes (dont les YPG sont la principale composante). Michael avait 27 ans. André et Jacques ont combattu à ses côtés. « La mort n’éblouit par les yeux des partisans » !

 

Propos recueillis par l’OCML VP – Automne 2016