Témoignages d’une délégation de femmes parties au Kurdistan
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Le mouvement des Femmes Libres, à la tête de la libération kurde – (16p A5 – pdf page par page – à lire)
Le mouvement des Femmes Libres, à la tête de la libération kurde – (16p A5 – pdf format brochure – à imprimer)
Brochure réalisée par le collectif « Ne var ne yok » – Avril 2018
Dans le projet politique d’« autonomie démocratique« porté par le mouvement de libération kurde depuis une quinzaine d’années, la femme a une place centrale. On entend souvent parler de la parité instaurée dans toutes ses institutions et de la co-présidence (homme-femme). Mais les acquis et la force portée par le mouvement des femmes va bien au-delà de ça et réussit à réunir une grande partie des femmes. Au printemps 2016, à l’occasion des festivités du 8 mars – journée mondiale des femmes – une délégation de femmes est partie de Paris pour le Kurdistan en Turquie (Bakûr). Pendant une semaine on a pu participer à des manifestations et meetings, rencontrer beaucoup de femmes dans le mouvement et mieux comprendre comment elles s’organisent. Ce texte se nourrit de ce voyage-là, mais aussi des informations qu’on a obtenu en France, à travers des livres, des films, des articles et des rencontres.
Lire aussi : La 1ère partie de ces témoignages d’une délégation de femmes parties au Kurdistan
SAKINE CANSIZ, EMBLÈME DE L’HISTOIRE DE LA LUTTE DES FEMMES KURDES
Pour comprendre le mouvement des Femmes Libres, il faut faire un bond en arrière de quarante ans car c’est dans la contestation étudiante et ouvrière de la fin des années ’70 en Turquie qu’on peut y trouver les racines. Les femmes ont été nombreuses à participer à ces mouvements sociaux, dans une volonté de changer la société de l’époque. C’est impossible de ne pas parler de Sakine Cansız, figure mythique du mouvement des femmes, qui a été assassinée à Paris en 2013. À travers le récit de sa vie on peut retrouver les étapes principales de l’histoire de ce mouvement.
Née à Dersim, élevée dans une famille alévie, Sakine se retrouve rapidement à ne pas vouloir coller aux rôles que la tradition assigne aux femmes. Très jeune, elle revendique sa place de femme libre, elle refuse de se cloisonner à la maison, elle ne veut pas se marier, ni avoir des enfants. Proche des idées marxistes-léninistes, Sakine imagine sa vie au service de la révolution. Un séjour de plusieurs mois en Allemagne lui fera découvrir la puissance et l’étendue de la cause kurde. Elle revient inspirée en Turquie et elle commence à imaginer un mouvement révolutionnaire basé sur les revendications kurdes. Pendant une période elle travaille en usine à Izmir et y mène des luttes pour des meilleures conditions de travail. C’est à Ankara, autour de l’université, au carrefour des revendications étudiantes et ouvrières, qu’elle rencontre Öcalan et les autres militant.e.s avec qui elle fonde le PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan. À cette période, Sakine commence avec d’autres militant.e.s à visiter de nombreuses villes et villages au Bakur, pour diffuser les idées révolutionnaires de cette organisation naissante. Dans une société où la non-mixité des espaces est pratiquée à l’intérieur et à l’extérieur de la maison, elle a un contact privilégié avec les autres femmes. Comme les autres militant.e.s du PKK, elle bouge sans cesse d’une maison à une autre, hébergée par des camarades et en faisant du porte-à-porte, ce qui lui permet d’être constamment au courant des besoins des femmes. Elle organise des discussions, des lectures et des rencontres entre femmes afin d’intensifier la solidarité entre elles. Peu avant le coup d’État de 1980, la vague de répression n’épargne pas Sakine, qui passe plusieurs années dans la prison de Diyarbakır. Même dans cet enfer de tortures elle continue à se battre et son exemple renforce la solidarité entre femmes, à l’intérieur et à l’extérieur de la taule grâce aux épouses, sœurs et mères des prisonniers.
À sa sortie de prison, Sakine rejoint les camps d’entraînement du PKK, qui a désormais pris les armes. Elle veut créer une armée de femmes, elle est convaincue que pour libérer le Kurdistan il faut passer par l’émancipation de toutes les femmes, qu’elles soient Kurdes ou pas. L’armée des femmes, née officiellement en 1995, établit ensuite son QG dans les montagnes du Qandil, dans le Kurdistan irakien, où elles s’entraînent, étudient le féminisme, se questionnent sur la démocratie et se battent contre l’armée turque qui les attaque régulièrement. Leur façon de s’organiser et leurs principes « contaminent » la société civile, où les femmes s’en inspirent de plus en plus. Selon Ayşe Gökkan (ancienne mairesse de Nusaybin -déclarée « ville des femmes »- et actuelle porte-parole du mouvement des femmes), le mouvement civil des femmes naît de la sensation de synergie avec les combattantes : si ces femmes peuvent s’organiser dans les montagnes, alors ça devrait être possible aussi dans les villes.
Ce mouvement grandissant, la proximité avec Sakine Cansız et ses idées ont profondément inspiré Abdullah Öcalan, leader du PKK. Emprisonné depuis 1999, il s’intéresse à l’écologie sociale de Murray Bookchin et élabore le « confédéralisme démocratique ». C’est une proposition révolutionnaire d’auto-organisation où les prises de décision se font de façon non hiérarchique, horizontale et du bas vers le haut, à travers un système d’assemblées de quartiers et de villages, multiconfessionnelles et multiethniques, qui choisissent des porte-paroles qui vont exprimer leur volonté dans des assemblées où se retrouvent les autres porte-paroles. Dans cette nouvelle forme d’organisation, anticapitaliste et anti État-nation, une place centrale est réservée à l’écologie et aux femmes. Ce sont les hommes et le patriarcat qui sont responsables de ce monde invivable : c’est le masculin, en voulant dominer le monde, qui crée la division en classes, en genres, en peuples, qui sépare les femmes entre elles, qui perpétue les guerres, qui détruit la planète. Dans les dernières années le mouvement des femmes dans la société civile a continué à grandir et les femmes sont présentes dans toutes les instances organisationnelles. Leur parole ne peut plus être ignorée, c’est à travers l’émancipation des femmes qu’on va changer la société et le monde.
UNE APPROCHE RADICALE DE LA LIBÉRATION DE TOUTES LES FEMMES
Les visions racistes orientalistes portées souvent en Europe -y compris par les milieux féministes institutionnels- ont du mal à comprendre le potentiel de la lutte des femmes au Kurdistan ; l’image de la jeune combattante portant une arme va alors venir s’opposer à celle de la maman de 10 enfants ou alors à celle de l’étudiante voilée… Et bien toutes ces femmes font partie du même mouvement, partagent leurs expériences et leurs connaissances, s’entre-aident pour faire face aux problèmes quotidiens et à la violence patriarcale, et se donnent de la force pour continuer à résister face à la violence de l’État. Ce mouvement se bat pour rompre avec l’image de femme « libérée » que nous vend la « modernité capitaliste« , et s’efforce pour donner de la confiance et porter la solidarité aux femmes pour qu’elles se libèrent elles-mêmes à leur façon. C’est en essayant de casser les préjugés et les barrières imposées entre les femmes par la mentalité patriarcale, véhiculée par le capitalisme et l’État-Nation, que ce mouvement arrive à réunir une bonne partie des femmes, tout âges, confessions, et classes confondues. Contrairement aux acquis en Europe par les mouvements féministes en terme de libertés individuelles, le mouvement des femmes Kurdes met la priorité aux libertés collectives, autrement dit, à la libération de leurs communautés et à la libération de toutes les femmes. C’est l’idée que si une femme dans le monde n’est pas libre, aucune femme ne peut se sentir libre. Ce qui explique la lutte acharnée pour la libération globale des femmes : « Si les femmes sont attaquées quelque part, ce sont toutes les femmes qui devraient réagir comme si c’étaient elles qui étaient attaquées », voici une des conclusions de la 1ère Conférence de la Femme du Moyen-Orient en mai 2013.
Afin d’illustrer le point de départ de leur lutte, nous reproduisant à la suite un texte qui introduit le dépliant de présentation du Congrès des Femmes Libres.
« L’État-Nation dans la modernité capitaliste a développé toute sorte de politiques de destruction envers la femme afin de vider la socialité de son contenu. Les diversités étant la nature de la socialité ont été considérées comme menace, et les femmes n’ont pas eu la possibilité de vivre avec leurs propres cultures et identités.
La femme a été ignorée dans la société et enfermée au sein de la plus petite cellule de pouvoir du système masculin dominant qui n’est autre que la famille. Dans une économie s’appuyant sur le profit et l’exploitation, la labeur de la femme n’a pas été reconnue, la femme a été postée à une position de travailleuse gratuite, elle a été dépossédée et même marchandée. Le scientisme grossier se base sur la reproduction constante de la mentalité masculine dominante. La femme, pour autant qu’elle soit énormément discutée en tant que notion, son originalité, sa liberté et sa socialité ont été ignorés.
Violence, massacre, abus et viol perpétrés envers les femmes essentiellement dans cette modernité capitaliste n’est pas une pure coïncidence. Le viol, transformé en une culture, un système et une politique, a été légitimé dans tous les domaines économiques, sociaux, politiques, idéologiques de la vie en société. Tout en considérant l’homme comme le dominateur de la nature, et en institutionnalisant la mentalité au pouvoir, une guerre sans merci a été lancée contre la société, la femme et la nature. En fin de compte, la femme qui a été instrumentalisée a été tenue à l’écart de toutes les organisations de la société et de tous les mécanismes de prises de décisions concernant son devenir. Ce pouvoir, par tous les moyens et outils, a eu pour objectif de fonder un système d’esclavagisme de la femme dans son intégralité. »
Voici encore une autre illustration de l’approche de la lutte des femmes au Bakûr au travers d’une association qui travaille localement. Dans la ville de Amed, nous avons pu rencontrer des membres de l’Association de Femmes Ceren, fondée en 2008, qui travaille sur plusieurs fronts et qui compte à présent avec un espace multifonctionnel (une grande maison en bois qu’elles ont construite dans le paysage de barres d’immeubles!) pour accueillir ses activités : bibliothèque et espace d’études, cours d’alphabétisation dans leur langue maternelle (le kurde), ateliers d’écriture de leur histoire, écritures de lettres pour les prisonniers.ères (vu que pas tout le monde sait écrire en turc, seule langue permise en prison), apprentissage des nouvelles technologies, accompagnement sur la santé reproductive, discussions et conférences. Dans leur brochure de présentation de l’association, elles expliquent pourquoi elles mènent cette lutte ; en voici des extraits :
« Les femmes ont été les cibles d’une attaque idéologique pendant des milliers d’années. Alors, nous estimons que notre lutte en tant que femmes devrait aussi être idéologique. […] Nous avons été exclues de la politique, de la science, de la philosophie et de la littérature. […] Nous nous organisons parce que nous refusons d’être esclavagées, parce que nous voulons mettre en valeur notre force d’initiative et utiliser celle-ci dans l’intérêt de la société. »
COORDINATION DE LA LUTTE DES FEMMES ET AUTODÉFENSE COLLECTIVE
Lors de notre premier entretien avec Ayşe Gökkan – porte-parole du KJA, qui nous a accompagné tout au long de notre voyage – elle nous raconte que « après 40 ans de lutte, le mouvement des femmes est puissant. Il agit dans la famille, dans la société et dans l’État, parce qu’il faut changer les mentalités partout. Les hommes connaissent la force du mouvement et font attention. Parfois des hommes ont utilisé les scandales et la calomnie contre des femmes politiquement puissantes. Mais l’organisation des femmes sert à empêcher tout ça. » Les femmes semblent avoir réussi à faire accepter la non-mixité auprès de toutes les instances du mouvement de libération kurde. Actuellement, il n’y a pas de discussion sur les femmes en mixité ; seules les femmes s’occupent de leurs problèmes et trouvent des solutions adaptées. De même, elles incitent les femmes qui en auraient la nécessité à s’organiser dans une non-mixité choisie (liées à leur confession par exemple) et à nommer des déléguées au sein des groupes de femmes pour que leur voix y soit représentée. Une femme du parti DBP nous explique que la société est en train de changer, même les gens qui ne sont pas particulièrement politisé.e.s le montrent ; comme exemple, le nombre de féminicides est en chute au Kurdistan. « Les femmes ont commencé à faire face aux hommes à la maison ou dans le travail. Les hommes ont commencé à accepter le rôle des femmes leader et ils vivent leur engagement politique en lien avec celui des femmes. »
Depuis les années 2000, le mouvement de femmes au Bakûr se structure pour tenter de rassembler les différentes composantes de la lutte des femmes et de promouvoir localement les conseils de femmes au-delà des partis politiques. Le Mouvement Démocratique de la Femme Libre (DÖKH) réunissait depuis 2003 des organisations de femmes : associations, académies, coopératives, maisons refuges et 25 conseils locaux. En février 2015, le mouvement se restructure et donne naissance au Congrès des Femmes Libres (KJA) avec 501 déléguées présentes à la première assemblée. Le KJA articule dorénavant ce mouvement. Toutes les femmes participant au mouvement de libération kurde font partie, avant tout, du KJA. Selon Ayşe, « le KJA est la première identité des femmes, peu importe la confession ou l’identité politique ». Dans les années 1980-90, le mouvement était encore assez patriotique -nationaliste kurde- mais depuis il n’a cessé d’évoluer ; en effet, le KJA tente d’englober toutes les femmes de cultures différentes vivant au Kurdistan. Dans leurs propres mots :
« Il s’agit de l’organisation parapluie démocratique et confédérale des femmes contre l’État-Nation unitaire et centralisé de la modernité capitaliste. Le KJA est l’organe de solidarité commune, d’auto-pouvoir et d’autonomie des femmes issues de toutes les croyances, cultures et sociétés de peuples vivant en Mésopotamie. » Le Congrès « se base sur le principe que « ce n’est que si la femme se libère que la société se libérera » ». Le but du KJA est « l’unification du pouvoir de lutte des femmes issues de toutes les parties de la société et structures organisées contre le système masculin dominant ».
Pour cela, le KJA réunit les communes et conseils de femmes (structures locales, au sein du quartier puis de la ville), les organisations de femmes (qui ne suivent pas le dictât de l’État), les femmes élues (du DBP dans les mairies, ainsi que les députés du HDP), et les personnes ayant accepté les principes du Congrès. Ainsi, se trouvent rassemblées, tant les femmes qui discutent de leurs problèmes au sein des communes dans leur quartier, que les militantes d’organisations civiles, que les femmes politiques, les avocates, les enseignantes, etc. Un quota de 20 % est réservé pour les jeunes ; « le mouvement des jeunes femmes est important car il est le mieux placé pour changer le système » nous dit Ayşe. Le KJA a une structure qui suit le modèle d’une confédération : en partant du niveau le plus local, appelé « commune », où des déléguées sont élues. Elles se réuniront dans les « conseils de quartiers », puis au sein de ceux-ci sont élues des représentantes pour former le conseil de la ville, et finalement l’Assemblée Générale du Congrès. Le siège central se trouve à Amed (que l’on peut considérer comme la capitale du Bakûr), tout comme la commission « diplomatie » qui est celle qui se charge de la communication vers l’extérieur, et qui a donc été celle qui nous a accueillies en tant que délégation.
Le travail du Congrès des Femmes Libres est articulé en commissions : économie, politique, sociale, diplomatie, justice et droits humains, écologie, presse, peuples et croyances, langue et éducation, culture, gouvernements locaux, lutte contre la violence et autodéfense. En effet, les commissions tentent de couvrir tous les besoins identifiés par les différentes structures. Une bonne partie de leurs efforts se centre sur la lutte contre les violences conjugales ainsi que sur les violences familiales et étatiques contre les enfants ; sur l’économie communale (en visibilisant le travail des femmes) ; sur l’éducation (en commençant par l’alphabétisation des femmes n’ayant pas eu accès à l’école) ; et sur la formation politique et en jinéologie (nous reviendrons plus tard sur ce concept). Sur le plan de la politique étatique, les femmes s’organisent pour s’imposer dans les processus de paix avec l’État turc : peut être pour la première fois au monde, il y a eu une femme dans un processus de paix, Ceylen Bağrıyanık, comme représentante du Conseil pour la Paix où des femmes kurdes et turques discutent ensemble. De même, elles se donnent les moyens d’être bien représentées au sein même du Parlement de Turquie. Finalement, le mouvement des Femmes Libres remettant en question radicalement les systèmes d’oppression, porte depuis peu le végétarisme, mettant ainsi en lumière la suprématie du profil de mâle dominant guerrier (qui aurait débuté au néolithique avec la figure du chasseur ayant perfectionné les outils de chasses pour ensuite s’en servir comme armes de guerre contre les autres humains). C’est ainsi que le mouvement des femmes porte un discours critique sur l’évolution capitaliste des relations entre l’humain et tout ce qui l’entoure et le fait vivre, et donc partage une conscience d’une « société écologique contre l’oppression de la nature par l’humain ».
Le concept d’autodéfense est sans doute le point central de l’approche du mouvement des femmes, l’autodéfense comprise comme une autodéfense collective. Un premier volet en est la réaction en cas d’agressions sexistes. Lorsqu’une femme est agressée -dans la plupart des cas, par son mari-, elle peut compter sur la solidarité réelle du groupe local de femmes pour trouver une solution et la mettre en place. Dans ce cas, c’est la victime qui décide ce dont elle a besoin comme réparation (y compris en terme de représailles contre l’agresseur), et le groupe qui l’entoure l’applique. La lutte contre les féminicides est également très présente, surtout depuis que le gouvernement de l’AKP encourage une violence extrême contre les femmes. Régulièrement, des campagnes et des mobilisations soulèvent cette politique structurelle du viol ; en voici quelques uns de leurs slogans : « Nous sommes des femmes, nous ne sommes l’honneur de personne, notre honneur est notre liberté », « Surmontons la culture du viol, créons la société démocratique libre », « Le massacre de la femme est le massacre de la société ».
Mais l’autodéfense passe aussi par l’autodéfense politique, et pour cela un effort particulier est mis sur l’éducation politique. Les femmes apprennent ensemble et prennent conscience de leur identité de femmes, s’instruisent sur les mouvements révolutionnaires dans l’histoire, réécrivent l’histoire des femmes qui a toujours été ignorée. C’est dans les Académies de Femmes que ces études ont lieu, et en particulier les ateliers de jinéologie qui visent à construire une science faite par et pour les femmes. Selon un document invitant à une conférence sur la jinéologie à Paris en juin 2016, « la jinéologie désire réinterpréter – par la perspective et l’intelligence de la femme – les valeurs, les expériences, les vécus et les blocages des femmes de tous les milieux sociaux, accumulés au fil de leur histoire de lutte. Ceci pour l’épanouissement d’une société et des individus libres. S’approprier les trésors féminins insoupçonnés du passé avec l’esprit du XXIème siècle donnera une impulsion forte à la révolution féminine. Si nous l’isolons de la résistance, la jinéologie n’aura aucune valeur. »
Encore un volet de l’autodéfense est bien sûr celui de l’autodéfense armée, visant notamment les attaques de l’armée et de la police contre les villages et villes à majorité kurde. C’est ainsi que se sont créées des groupes d’autodéfense exclusivement de femmes, tant au sein des jeunes dans les villes – les YPS-Jin créées récemment – qu’au sein des guérillas – les YJA-Star. Les femmes combattantes, très nombreuses dans les rangs des guérillas, se sont réunies d’abord au sein de ces guérillas mixtes, pour ensuite créer leur propre armée, les YJA-Star. Au sein de celle-ci, les combattantes ne reçoivent pas une formation exclusivement militaire, mais elles apprennent à vivre en communauté dans les montagnes, et se forment ensemble à la libération des femmes. Bref, elles étudient et expérimentent la jinéologie.
UNE ORGANISATION EN DEHORS DE L’ÉTAT, SUR LA BASE DE LA SOLIDARITÉ
La théorie du confédéralisme démocratique part du principe qu’on ne peut pas détruire le capitalisme sans combattre l’État, tout comme on ne peut pas combattre l’État sans détruire le patriarcat. Pour démonter le patriarcat, il ne suffit pas de remettre en question les relations de genre entre les hommes et les femmes, mais bien de déconstruire ce que nous a imposé la domination patriarcale et de reconstruire l’identité des femmes à partir d’elles mêmes, ainsi que de rendre hommage aux notions de communauté, de solidarité active, en cassant les barrières que les différents systèmes de domination ont imposé entre les femmes. Les femmes du Bakûr se réunissent de plus en plus autour de leur lutte commune pour les droits d’autodétermination en tant que peuple kurde, et avant tout en tant que femmes dans ce monde qui tente de nous isoler et nous individualiser.
C’est cette leçon de solidarité réelle que nous ont fortement inspiré les femmes militantes que nous avons rencontrées lors de notre petit voyage. Cet esprit de lutte acharnée, à tous les niveaux, ne baissant jamais les bras devant les pires difficultés, se tenant coude à coude les unes avec les autres, et se donnant de la force pour continuer à résister comme l’ont fait tant d’autres avant elles, et sans même prendre le temps de faire le deuil des proches et des camarades tué.e.s, mais bien en tirant la force de ces vies perdues pour continuer leur lutte. La persévérance de ces femmes se traduit également par l’acharnement à s’organiser, à multiplier les espaces où elles peuvent se retrouver et où mettre en place les outils nécessaires pour mener à bien leurs objectifs ambitieux. Depuis les années 1990, les femmes du Bakûr se sont armées d’une quantité de structures et d’outils pour répondre à leurs besoins et créer un rapport de force dans la société. En résumé : elles font tout pour se donner les moyens d’avancer et de construire petit à petit ce dont elles rêvent.
La stratégie du mouvement des femmes consiste à la fois à promouvoir l’organisation non-mixte des femmes à tous les niveaux, et à assurer parallèlement une participation égalitaire dans les structures mixtes. Notre délégation a été accueillie dans chaque ville par les co-mairesses ou autres femmes du mouvement ; nous avons ainsi pu entendre la vision des responsables de différentes structures, mais toujours du point de vue des femmes. Ce sont bien sûr les militantes du PKK, puis des partis légaux s’inspirant des mêmes idéaux, qui se sont battues pour désigner les dynamiques dominatrices de leurs camarades. Ce sont elles qui se sont réunies en Union de Femmes en 1994 pour créer un rapport de force et arracher le quota de femmes au sein du parti : le quota était alors de 25 %, puis à chaque élection ce quota se voyait augmenté, jusqu’à en arriver en 2005 à 40 % et à l’introduction de la co-présidence -par une femme et un homme- du parti. C’est depuis 2014 que ces deux derniers outils ont été élargis à toutes les structures du mouvement de libération kurde (dépassant donc les partis). Lorsque le quota n’est pas respecté, alors l’assemblée est annulée, ou alors les femmes ne sont pas tenues de respecter les décisions qui en découlent. Vu que les femmes s’organisent en non-mixité pour discuter et prendre les décisions qui les concernent, lorsque l’on applique ce quota au sein des organisations mixtes, il s’agit en fait de personnes porte-parole du mouvement des femmes.
Et c’est ainsi que les femmes ont posé leurs propres règles que les hommes sont obligés d’accepter. Ayşe nous donne comme exemple les hommes travaillant dans les mairies DBP : si un homme frappe sa compagne ou bien il ne permet pas à leur fille d’aller à l’école, et bien les femmes vont tout mettre en place pour mettre un terme à ces comportements, allant parfois jusqu’à écarter celui-ci du mouvement ou verser son salaire à la femme.
Voici les principales structures du mouvement des Femmes Libres du Bakur dont nous avons connaissance.
* Les Académies de Femmes, ces lieux où elles se retrouvent pour apprendre ensemble, dans une démarche proche de l’éducation populaire, en partant des expériences et connaissances de chacune, et où l’alphabétisation et la formation politique en sont la base. Une femme politique du DBP nous parle du financement de ces académies : personne n’est payé, tout le monde est bénévole ; s’il y a besoin d’argent, ça viendra de la solidarité des gens du quartier, il y aura des appels à dons, et puis de toutes façons les gens payent une cotisation au parti ; « c’est un mouvement anti-capitaliste qui ne veut pas recevoir de l’argent du gouvernement ni passer par l’échange d’argent pour l’éducation ». C’est dans ces académies que l’on développe la jinéologie. Il existe quatre académies pour femmes au Bakûr, et plusieurs sont en projet.
* Les coopératives (pour l’instant à Amed, Hakkâri, Van et Mardin) permettent aux femmes d’accéder à un revenu et viser l’indépendance économique ; souvent il s’agit de se mettre ensemble pour produire et vendre l’artisanat qu’elles fabriquaient déjà chez elles sans avoir d’accès à la vente. Nous en avons visité plusieurs à Mardin, dont la mairie DBP tente de promouvoir les coopératives de femmes dans sa province, ainsi que d’en faire la promotion dans d’autres villes.
* JINHA, une agence de presse composée exclusivement de femmes a été créée le 8 mars 2012 pour contrecarrer les articles extrêmement misogynes de la presse officielle. Il s’agit à notre connaissance de la première agence de presse de femmes au monde.
* C’est aussi très localement que les femmes s’organisent. Les conseils de rues, de villages et de quartiers ont leurs propres structures en non-mixité. Elles traitent des sujets qui les concernent, mettent en place des commissions pour amener des solutions aux problèmes qu’elles soulèvent, puis ces espaces sont le premier repli pour les femmes victimes de violences.
* De nombreuses associations de femmes, indépendantes des autorités étatiques, ont vu le jour. Une de leurs activités principales est de venir en soutien aux femmes victimes de violence conjugale. Pour cela, plusieurs refuges dans les principales villes accueillent ces femmes qui osent quitter leur mari et qui risqueraient d’être rejetées par leurs proches, et qui dans tous les cas ont besoin de soutien. La plupart du temps, les femmes ne font pas appel au tribunal, car elles ne font pas confiance en cette justice là, plutôt elles s’adressent au mouvement des femmes.
* Les (incroyablement persévérantes !) Mères pour la Paix, actives depuis 1999, réunissent des mères de martyrs, et se battent pour exiger la paix, tout en ayant un profond respect pour la lutte menée par leurs proches tombé.e.s ainsi que pour les combattant.e.s actuel.le.s. En d’autre mots, ce n’est pas parce qu’elle exigent la paix qu’elles vont s’opposer à la prise d’armes pour l’exiger.
QUELQUES MOTS DE LA FIN SUR CE QUI NOUS A TOUCHÉES DANS TOUTES NOS RENCONTRES
On tient à raconter certains moments qui sont restés gravés dans nos esprits pendant notre voyage en délégation. On a eu la chance de rencontrer plein de femmes du mouvement, dans différentes villes, et de partager quelques jours avec elles, malgré le contexte de guerre.
On veut parler avant tout de l’hospitalité. Partout où on est passées, les femmes nous ont ouvert leur maison, nous ont raconté leurs histoires, nous ont parlé de politique, ont répondu à nos questions. Ce n’est pas qu’une tradition kurde, c’est un vrai engagement militant. Elles se sont mises à notre disposition, en annulant des rendez-vous. Sara Kaya, co-maire de Nusaybin, passe une journée avec nous. Elle nous raconte ce que c’est d’être mère de quatre enfants et d’être engagée dans le mouvement, de se battre pour que ses enfants ne doivent pas le faire et pour qu’ils puissent vivre dans un monde meilleur. Elle nous raconte la répression qu’elle subit depuis plusieurs mois et son passage en prison. La date du procès qui décidera de son sort est… le 8 mars, deux jours après ! Sara est consciente que cette fois-ci elle ira en taule pendant longtemps, mais au lieu de passer ces derniers moments de liberté avec ses enfants, ses amis, ses proches, elle les passe avec un groupe de femmes venant d’Europe, qu’elle ne connaît pas et probablement qu’elle ne verra plus jamais. La lutte et le rêve d’une solidarité entre femmes qui va au-delà des frontières sont plus forts que les envies et aspirations personnelles. À deux occasions on a entendu que des copines étaient incitées par leur famille à rejoindre l’armée des femmes, car en tant que jeunes, leur place était dans le combat pour défendre leur peuple. Dans cette lutte chacun.e a sa place, et l’individu laisse souvent la place au collectif.
On a aussi envie de témoigner du courage incroyable de ces femmes. Lors des manifestations pour les festivités du 8 mars, l’armée turque a fait pression en diffusant des rumeurs d’une probable attaque terroriste à la bombe. L’atmosphère était tendue, la peur palpable, mais des femmes de tout âges, des fois avec leurs enfants, sont quand même descendues dans la rue pour manifester, conscientes de rentrer dans la gueule du loup (tanks et canon à eau tout autour et snipers sur les toits). En Turquie c’est déjà arrivé que l’armée tire sur la foule et fasse un carnage, mais notre peur a disparu face au courage contagieux de ces femmes.
Pour finir, la réaction face à la douleur et à la mort nous a impressionné. En marchant entre les décombres à Cizre, on a rencontré une Mère pour la Paix qui s’est déplacée pour venir consoler les femmes de la ville qui ont perdu leur proches et leurs avoirs. Cette mère a perdu sept enfants dans le combat armé ou à cause de la répression. Elle n’en pleure pas, elle ne se laisse pas abattre, elle vient porter sa solidarité et son soutien aux autres femmes. C’est aussi l’histoire de plein d’autres femmes qu’on a rencontré et qui ont perdu leurs proches et qui ne désespèrent pas. Il y a une sorte de dignité dans la douleur, une volonté forte de toujours la renverser, de danser et de chanter dans les moments difficiles. Combattre la mort avec la vie ! L’humour et la joie sont toujours là chez les femmes : la guerre va être longue et avec beaucoup de pertes, mais il faut continuer à lutter !
Un tout grand merci à toutes les femmes qui nous ont accueillies pendant notre séjour: Ayşe, Sara, Leyla, Gülser, Selma, Sultan, Elif, et toutes celles dont nous avons malheureusement oublié les prénoms !
Repris de Merhaba Hevalno n°5.