Entretien avec Dilda et Zelal autour du mouvement des femmes à Amed (2013-2016)

Entretien réalisé en avril 2017 à Diyarbakır.

Ces trois dernières années, que s’est-il passé dans le mouvement des femmes ? Quelles actions ont été menées ?

Dilda : Ça va faire deux ans que je suis installée ici, à Amed. Et pendant un an et demi j’ai fait l’expérience de travailler à la mairie. Dans toutes les mairies du Kurdistan, il y avait des groupes politiques de femmes. Ils avaient été conçus pour traiter les questions liées aux femmes. Des projets étaient menés pour les femmes des villes, des quartiers, des campagnes, des communes et des régions du Kurdistan. Les autres femmes pouvaient aussi être concernées. Ces groupes de femmes menaient ces travaux politiques. Et c’est ce à quoi j’ai participé : mener un travail politique auprès des femmes.

Quelles actions nous menions ? Nous avons, ces derniers temps, beaucoup fait de soutien socio-psychologique dans les quartiers. Mais nous menions aussi auparavant des actions en ouvrant des lieux de refuge pour les femmes victimes de violences. Mais pour ouvrir ces lieux c’était très difficile, toute les mairies n’avaient pas l’autorisation, il fallait que nous passions par la préfecture pour pouvoir créer ces espaces.

J’ai aussi été dans Sur, pendant les opérations de couvre-feux, dans la partie où on pouvait avoir accès avec des laisser-passer. Nous menions pas mal de projets avec les femmes de Sur, qui étaient souvent dans une situation plus précaires que les femmes habitant d’autres quartiers, d’autres secteurs de la ville. Nous prenions et archivions les témoignages, pour en discuter afin de trouver des solutions ensemble, et répondre au mieux à leurs besoins. Nous étions dans les quartiers pour être au plus proche des femmes. Ensuite, selon leur besoins, nous avions des formations, sur le soutien qu’on pouvait apporter, sur les violences sexuelles, sur les violences conjugales, sur les traumatismes, sur les enfants, sur l’avortement…

Pendant la période de guerre nous avons mobilisé et focalisé nos travaux sur les enfants des quartiers. Puis quand nous avons vu que tout devenait de plus en plus difficile nous avons dû agir sans préparatifs, pour venir en soutien aux femmes forcées de migrer, aux femmes subissant les violences d’État en plus des violences déjà existantes. Avec le peu de choses qu’on avait nous avons essayé d’être là pour les familles, les femmes nécessitant du soutien, sur le plan vestimentaire, sur la recherche de logement, sur la collecte d’argent. On a essayé de faire des choses avec pas grand chose.

Les femmes fréquentaient-elles ces lieux avant la reprise de la guerre avec l’État turc ?

Zelal : En réalité, les femmes qui subissent des violences, n’arrivent pas immédiatement, en disant, «  j’ai subi des violences, alors je viens vous voir », non. Et si on revient un peu en arrière, on peut voir que c’est depuis 1993 que le mouvement des femmes a pris une réelle place dans le PKK, et dans les syndicats c’est plus dans les années 2000 que les femmes ont commencé à jouer un rôle. Au début c’était juste une figure symbolique présente, en tant que secrétaire par exemple, puis très vite il y a eu des réflexions théoriques. Et c’est aussi à partir de là que les femmes ont commencer à exprimer leur refus de se faire maltraiter, violenter, que ce soit de manière physique, sexuelle, ou économique… Elles ont pris conscience de ces choses-là, de refuser tout ça. Et c’est pour toutes ces raisons qu’à Diyarbakır il y a quatre foyers pour femmes qui ont été ouverts par la mairie ces dernières années.

Et nous avons mené un travail au sein de ces foyers. Parce que renvoyer une femme qui vit des violences chez elle, c’est pas du tout la solution. Donc on ouvrait aussi des lieux pour accueillir les femmes. On les dirigeait aussi vers des hôtels d’amis, mais là elles étaient souvent retrouvées par leurs maris, et ça posait des soucis. Donc c’est à partir de l’année 2013, quand les mairies ont été gagnées par le HDP, avec les co-maires, que nous, les femmes, nous avons pu mener nos travaux. En 2015, un réel budget était à disposition pour mettre nos projets en place. On a utilisé ces fonds d’abord pour le pôle social, puis plus précisément pour l’éducation des gens autour de la question : « Qu’est-ce que la violence physique, la violence économique à l’encontre des femmes, et des enfants ? » L’idée c’était aussi d’orienter les femmes qui subissaient des violences et qui venaient nous voir vers les divers foyers.

Mais l’idée était aussi de creuser lors d’ateliers, la sensibilité et l’éducation des jeunes garçons et jeunes filles aux violences qu’un homme peut faire à une femme. Le patriarcat provoque des comportements violents chez un certain nombre de jeunes hommes, puis d’hommes, c’est pourquoi il était important de proposer des ateliers de formation, pour montrer et nommer les choses qui sont de la violence. Lors de ces ateliers, on pouvait entendre, par exemple : « Sans moi, elle ne peux pas sortir », « C’est moi le chef à la maison »…. On a pu remarquer que beaucoup d’hommes avaient l’esprit fermé, et s’ils parvenaient à réfléchir un peu, ils n’arrivaient pas pour autant à formuler ces réflexions pour eux-mêmes. Pourtant, à partir de la fin des années 2000, ils ont commencé à répondre aux questions posées. Par exemple, nous leur demandions : « Est-ce que le mariage vous a facilité ou rendu plus difficile la vie ? » La majorité répondait que ça avait facilité leur vie, que ça avait augmenté leur confort de vie. Et cette même question posée aux femmes donnait de toutes autres réponses : la mariage entraînait pour elles une vie sociale réduite, davantage de problèmes à gérer et une perte de responsabilités… Nous mettions ensuite ces réponses au centre d’un débat en mixité pour en discuter entre hommes et femmes. C’était un moment important pour tenter d’ouvrir l’esprit des hommes, pour qu’ils prennent conscience, qu’ils réfléchissent et fassent évoluer leur idées, leurs comportements et leurs regards sur les femmes et le monde. Pour qu’ils comprennent comment ce système patriarcal les a modeler sur une image d’homme-type, et comment en sortir en se repositionnant.

Ces travaux ont aussi permis qu’on mette des règles au sein de la mairie. Par exemple, notamment, lorsqu’une femme subissait des violences de son mari travaillant pour la municipalité, elle se voyait verser tout le salaire de ce dernier. On a pu appliquer cette règle sur quelques hommes, et du coup ça les faisait réfléchir.

Mais j’aimerais aussi souligner que plus les choses se sont institutionnalisées, plus nos projets ont glissé vers la mentalité, l’esprit de l’État. Avant, nous faisions plein d’actions en bénévoles, ce n’était pas juste du travail à la mairie. Il y avait aussi du temps passé dans les syndicats, dans les collectifs et les associations de femmes. Mais une fois que les mairies sont passées au HDP, ils nous ont proposé de travailler ensemble, et ils nous ont pris en tant que « professionnelles ». On peut noter qu’un changement a eu lieu dans nos standards de vie, dans notre façon de vivre. En étant simultanément à moitié bénévoles et à moitié payées, à moitié professionnelles et à moitié en amateur, ça nous a fait glissé dans un esprit flou. Peut-être l’avez-vous remarqué vous-même, que depuis quelques temps, les collectifs et associations des femmes ont fermé, et que les femmes se sont pour la majorité repliées sur du travail pour des questions économiques. Et ça, ça a été une perte pour nous, pour le mouvement des femmes. Le fait qu’on est toutes été travailler dans les mairies, ça a affaibli les autres lieux d’organisation des femmes. Peut-être qu’en ayant choisi de travailler dans les mairies, ça a finalement fait reculer le travail réalisé auprès des femmes, ça nous a enlever l’esprit bénévole. Nous avons pris des crédits, nous avons acheté des maisons, et moi pendant longtemps je n’ai pas fait d’enfant, mais c’est peut-être le confort de mon travail pour la mairie qui a permis à mon enfant de venir. Et comme on s’est habituée à un nouveau standard de vie, nous avons du mal à revenir à l’ancien. Le fait qu’on ait un enfant par exemple, ou bien le crédit, ça fait changer notre manière de penser. Quand on était bénévole on arrivait à survivre avec pas grand chose, on était beaucoup plus proche des gens. Loin des cycles familiaux, fonder un foyer, avoir des enfants. Je pense que ça nous a joué des tours, et sans doute rendu les choses plus difficiles. Parce que je le vois à Diyarbakır, après une période comme ça, on a pris un autre tournant. Pour nous, par exemple, il a toujours été hyper important d’avoir le mouvement des femmes bien présent sur la journée du 8 mars, avec des jeunes femmes et des plus anciennes, une réelle présence intergénérationnelle. Mais depuis la période de la « sale guerre », elles se font moins présentes, même les « mamans » ne se mettent plus en avant pendant les manifestations, car elles aussi peuvent se faire arrêter. Les amies que vous avez croisé, ainsi que moi-même, nous avons toutes fait partie de la mairie, et depuis que nous nous sommes faites licenciées, reprendre le travail auprès des femmes nous a été plus difficile, et c’est dommage. Nous avons perdu de nos engagements féministes et solidaires.

Bien-sûr que cette vague de licenciements massifs au Kurdistan lancée par l’État a touché toute la population, mais les femmes l’ont été plus durement encore. Parce que ça fait reculer l’avancée qu’il y avait eu, notamment par la présence des femmes dans la force de travail. Et une grande partie des femmes travaillant pour les municipalités ont été arrêtées, et à ce jour elles sont encore en prison. Et ça a fait que les femmes restantes à l’extérieur ont eu peur et ont laissé les espaces de travail vides. Pour toutes ces raisons, nous avons dû quitter la rue, la lutte, et l’organisation… mais pour un temps, car rien n’est éternel…

Y a-t-il eu des cas de répressions plus ciblées en dehors de la vague de licenciements ?

La première chose que l’État a fait en reprenant de force les différentes mairies de Diyarbakır, ça été de licencier tout le personnel du quartier de Sur. Puis cette mise sous tutelle de l’État de nos administrations, ça n’a pas juste été de la répression, cela a concrètement transformé les mairies en prisons à ciel ouvert. Quand le débarquement a lieu pour la mise sous tutelle, ce sont des dizaines de policiers et de militaires armés qui sont arrivés. Ils ont grillagé directement tout le pâté de maison autour des bâtiments municipaux. Ils se sont agités avec leurs akrep [blindés], leurs canons à eau, en courant dans tous les sens. Déjà ce mode de débarquement est assez impressionnant et angoissant. C’est déjà assez pour nous comme forme de répression. L’État s’est contenté de ce déballement de force brute. Il nous fait passé le message qu’il veut par ce moyen-là. Il enlève ainsi toutes les potentialités de pouvoir te référer à tes droits sociaux antérieurs. L’État est arrivé très préparé, avec sa violence institutionnalisée et spectaculaire. Il savait ce qu’il allait faire. Par exemple, moi je travaillais à l’entrée à l’accueil des publics. Pour vous expliquer un peu, nous étions employées dans une mairie où nous débattions beaucoup sur la hiérarchie : quand les co-maires rentraient dans la salle où nous étions, jamais nous n’aurions pensé à nous lever comme signe de respect, cela n’existait pas entre-nous. Et là, quand la mise sous tutelle a eu lieu, le personnel se sentait dans l’obligation de se lever quand le représentant de l’État arrivait avec toute son artillerie et son bruit. Le personnel était au garde à vous. Tout le monde se voyait contrôlé, relevé l’identité. C’était une répression de plus qui s’ajoutait à la liste. Et puis habituellement, nous arrivions à la mairie pour travailler entre 9h et 9h30. Là, nous sentions la pression psychologique, dès le réveil de se dire qu’il fallait se rendre au travail dès 8h. La pression de s’y rendre en courant, comme si on était des soldats. Tu avais également le net sentiment de ne plus pouvoir prononcer un mot sur les nouvelles atteintes qu’on nous faisait, comme si ça aurait été la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase. Alors on voulait, on se devait d’être irréprochable.

Et aujourd’hui, alors que l’État a fermé tous les lieux d’organisation des femmes qui existaient auparavant, avez-vous songer à rouvrir de nouveaux espaces pour les femmes ?

Aujourd’hui, il n’y a plus aucune institution dédiée aux femmes dans la région. Ah si, il n’y a plus qu’une seule municipalité qui n’est pas sous tutelle, et là-bas les travaux auprès des femmes continue. Mais les femmes qui y travaillent sont peu en contact avec nous de peur de perdre leur poste, et même les co-maires sont distant.e.s. Nous avons besoin d’un temps de récupération pour renaître, car en ce moment c’est très difficile. Pour le référendum [d’avril 2017], il y avait beaucoup d’amies femmes qui se sont activées pour le « non ». Il y avait autour de cette question une forme d’organisation. Même si on n’avait aucun lieu pour se retrouver, on se connaît toutes assez bien dans la région, on a pu s’organiser malgré tout sur cette action-là.

Il n’y a plus d’assemblées en ce moment ? De rencontres chez les unes les autres ?

Non c’est difficile. Il y en a pas trop en ce moment, vous devez vous même l’avoir remarqué. Il y a un grand nombre de policiers et de militaires dans la ville, se regrouper reste difficile voire impossible. On n’arrive pas pour le moment à se retrouver pour réfléchir et s’organiser. Mais par contre certaines femmes, qui n’ont pas encore été licenciées des mairies, réussissent à se voir par le biais de leur travail, mais sans discuter ouvertement politique. Donc, c’est assez flottant pour le moment. Même si d’une manière ou d’une autre, on arrive à se croiser, comme autour du « non » au référendum.

Est-ce qu’à l’époque où ça fonctionnait, les femmes venaient seules sans enfants ? Ou bien, les enfants étaient aussi présents pendant ces temps de rencontre et d’organisation ?

Oui, oui, avec les femmes il y avait très souvent les enfants. Ces temps de rencontre ne tournaient pas tant autour du fait d’être mère, mais plutôt autour de leurs places de femmes, et d’humain qui ne ne peut pas vivre et faire vivre la violence. Des temps et des espaces où chaque femme pouvait dire ses idées sans crainte d’être jugée par les unes et les autres. D’où émergeait une conscience forte et libre. Notre devise était : « C’est avec confiance que nous devons vivre cette vie ! » Et la présence des enfants, c’était aussi une manière de continuer le travail ensemble, qu’ils/elles s’imprègnent des échanges, qu’on s’éduque ensemble.

De notre place, de fait extérieure au mouvement des femmes kurdes, on ne comprend pas toujours bien. On a l’impression que le mouvement des femmes est imbriqué avec celui des « mamans », ce qui n’est pas forcément la même chose…

On ne fait pas de séparation. On veut recréer les choses, repartir d’une base nouvelle. Alors on prend en compte le tout, les hommes, les femmes, les mères, les enfants, les individus de là où ils/elles se trouvent. Le changement doit avoir lieu chez tou.te.s : notre rapport à l’autre, à l’éducation, à l’argent, à l’amitié, à l’amour… Une vie où on sera dans le partage, sans ce soucier de l’argent…

Est-ce que tu vois du changement dans la mentalité des hommes ?

Oui, si on regarde par rapport à y a 10 ans, on voit le changement. Par exemple, les hommes incluent les femmes sur les prises de décisions, ils attendent pas le service à la maison. Tout ça n’est pas une généralité, mais on voit ces évolutions, et dans certains foyers les hommes participent aussi aux tâches quotidiennes, à la garde des enfants. Par exemple j’ai participé à une réunion, où des camarades hommes ont appelé pour dire qu’ils ne pouvaient pas être présent, car ils devaient garder les enfants. On continue d’avoir ces discussions avec les camarades hommes. Par exemple nous avons des discussions sur les techniques de nettoyage des murs avec nos camarades hommes, il y a dix ans ça n’aurait pas été imaginable, aucun d’eux n’auraient formulé ce genre de demande, ou de conseils !

Un autre exemple récent, nous avons dernièrement acquis collectivement un local commercial Il fallait le nettoyer, nous avons fait une demande, et des amis hommes se sont proposés pour le faire, tandis que d’autres ont réagi en disant que les camarades femmes pourraient nettoyerC’est pas encore ça, mais petit à petit les mentalités changent.

La stratégie de l’AKP semble aussi de rendre la ville plus religieuse, en y construisant par exemple cette gigantesque mosquée. Est-ce que, de ton côté, tu constates un changement de comportement chez les femmes ?

Entre-nous on se fait des blagues : « Est-ce que tu t’es achetée ton drap pour te couvrir pour sortir ? », « Tu es plutôt burqa ou voile intégral ? » Mais c’est certain que la politique actuelle fait que les femmes se couvrent de plus en plus, et nous, là-dedans, on se retrouve pas. Ça nous inquiète pas mal…

[Brochure] Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan

sommaire :
.1. Chronologie sélective de la lutte kurde en Turquie
.2. Carte du Kurdistan
.3. Sigles et glossaire

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Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan – (36p A5 – pdf page par page – à lire)
Éléments de contexte sur le mouvement de lutte au Kurdistan – (36p A5 – pdf format brochure – à imprimer)

Brochure réalisée par le collectif «Ne var ne yok» – Juin 2017

[Brochure] Amed la rebelle (décembre 2015 – avril 2017)

Que s’est-il passé ces deux dernières années à Diyarbakır (Amed en kurde) ? Les quelques textes réunis dans cette brochure tenteront de répondre à cette question. Les chroniques et entretiens réalisés par le collectif Ne var ne yok lors de différents séjours dans la « capitale » du Kurdistan pourront éclairer un peu sur la situation qui règne dans le sud-est anatolien.

À l’ébullition insurrectionnelle portée par les jeunes dans de nombreuses villes kurdes, a succédé une répression sans limite incarnée dans les sièges des quartiers insurgés par les forces spéciales turques, et leurs lots de massacres et de destruction. Amed et Sur, son vieux quartier historique fortifié, se sont retrouvés au coeur de l’affrontement entre l’Etat colonial turc et la population kurde désireuse d’autonomie et de liberté…

Sommaire :
.1. Décembre 2015 : Avec Amed la rebelle. Paru dans le journal CQFD n°140 (février 2016).
.2. Décembre 2016 : Des nouvelles de Diyarbakır, entretien avec Dünya.
.3. Avril 2017 : Entre douleur et colère.

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Amed la rebelle (décembre 2015 – avril 2017) – (36p A5 – pdf page par page – à lire)
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Être enfermée dans les prisons de l’État turc

Entretien avec Tamara, une camarade kurde d’une vingtaine d’année. Elle a passé plus d’un an dans la prison pour femmes de Diyarbakır (Amed) avant d’être relaxée puis relâchée. Elle nous raconte le quotidien carcéral et l’organisation collective qui permet d’être toujours en lutte à l’intérieur.

Bonjour, tu peux nous-dire pour commencer quand est-ce que tu es rentrée en prison, combien de temps tu es restée, et de quoi tu étais accusée ?

J’y suis rentrée à l’automne 2015, après avoir fait quatre jours de garde à vue où les flics m’ont violemment tabassée. Et après je suis passé devant le tribunal. J’ai été accusé de faire partie de l’organisation des YDG-H. Je suis resté un an et 3 mois en prison. Et après, je suis sortie après le deuxième jugement qu’il y a eu. A la troisième audience, le tribunal a déclaré que j’étais non coupable, ils n’ont pas trouvé quoi que ce soit sur moi. On m’a pris un an et 3 mois de ma vie seulement.

Du coup, tu t’es retrouvée dans la prison pour femmes de Diyarbakır ?

Oui, j’étais dans la prison de Diyarbakır, en type E, là où les femmes militantes sont emprisonnées.

C’est dans le centre de la ville ?

Oui, c’est au centre.

Et à l’intérieur de la prison, comment c’est organisé ? Combien sont-elles par cellules ? Comment se déroule la détention ?

On était 35 personnes. Personne ne peut faire ce qu’il veut dedans. Toutes les personnes enfermées le sont pour des raisons politiques. L’ambiance est plutôt chouette entre nous, tout le monde s’écoute, on essaye toutes de continuer la vie comme on peut. Si il y a un problème, on s’arrête, on en discute et on s’explique, sans jamais se bagarrer. On fait tout en commun. Il y a différentes tâches au quotidien, et on fait tout en commun. Chacune se responsabilise là-dessus pour le collectif, et pour que ce qui doit être fait le soit. On fait tout ensemble. Par exemple, les regards sont très différents sur nous, les prisonnières politiques. Les gardiens et les militaires n’ont pas du tout le même regard sur nous que sur les autres détenu.e.s. Ils sont plus durs et stricts avec nous. Mais à l’intérieur, il y vraiment une super lutte collective. Par rapport à l’ennemi, ton comportement est très net. Il y a vraiment une façon de faire. Il n’y a pas de pas en arrière à l’intérieur. On sait ce qu’on a faire. Par exemple, s’il y a un problème avec les matons, s’ils nous crient dessus ou bien nous insultent, et ça ne se passe que rarement, et si ça arrive, on se met directement en lutte contre cela. C’est sûr que nous sommes enfermé.e.s à l’intérieur, on se fait fouiller, réprimer, mais ils savent que s’ils commencent à créer plus de problème, on ne va pas laisser faire. Et ils ont cette crainte-là.

Est-ce que tu peux apporter quelques précisions ? Une journée type comment ça se passe ? Par exemple, est-ce que la nourriture est préparée collectivement dans la cellule ? Est-ce que vous faites tout vous-même ? Est-ce qu’il y a des jours où vous ne voyez carrément pas les gardiens ? Et enfin, par rapport à l’espace de la prison, est-ce que vous pouvez sortir quand vous voulez en promenade ?…

Une journée normale. On se lève collectivement à 7h30, c’est nous qui décidons de nous lever à cette heure-là. La raison c’est que quand ils viennent nous compter, ils ne nous voient pas en pyjama ou mal réveillées. C’est notre discipline, c’est notre règle : ils ne peuvent pas nous voir en situation de « faiblesse ». Quand ils viennent nous compter, nous avons déjà pris notre petit déjeuner, les lits sont faits… On se tient de cette manière-là.

A part cela, on met beaucoup à profit notre temps d’incarcération pour apprendre et se politiser davantage, ou faire évoluer notre conscience. On se donne des heures pour lire des bouquins, et après on discute avec les amies autour des livres que les unes ou les autres ont lus. On fait juste des pauses pour manger, mais on revient rapidement à nos lectures pendant des temps de silence collectif. Il y a aussi des temps un peu plus formel, où nous nous répartissons certains livres pour en faire après des présentations devant toutes les autres. Chacune a une espèce de responsabilité dans les tâches de la journée. Enfin, le soir, de 19 heures à 22 heures, c’est souvent une autre plage de lecture, où on met plus l’accent sur comment on essaye de se changer soi-même. Ou alors on regarde des films sur l’histoire des luttes. Il y a des amies qui connaissent ces films et qui nous les présentent. Celles qui ont envie de les regarder le font, en bas, dans la salle prévue, et les autres restent à lire dans la cellule…

Et pour ces livres et ces films, tout rentre ? Il n’y a pas de censure ?

Si, il y en a ! Avant, quand il n’y avait pas l’état d’urgence, on faisait une liste de films qu’on donnait à l’organisme éducatif lié à l’administration pénitentiaire. Jusque là tout se passait selon nos propositions. On se retrouvait avec toutes les détenues des autres blocs et on regardait et on débattait des films que l’on avait vu. Et depuis le 15 juillet, avec la tentative de coup d’État etc., etc… nos listes de films ont été refusés. Puis l’État est venu prendre nos archives de films dans toutes les prisons. Et les seuls films qu’ils nous proposent désormais sont des films qui n’ont rien à voir avec l’histoire des luttes et des mouvements sociaux.

La sortie en promenade se fait librement ? Vous pouvez circuler dans quels espaces ?

On a un espace de deux étages. En bas, il y a le réfectoire, et ce n’est pas nous qui préparons les repas, sauf les kahvalti, les petits déjeuners. Et là-haut, il y a les espaces pour dormir et lire. Pour la promenade, on peut y aller librement, et la cour est ouverte à 6 heures le matin, et elle ferme à 16 heures en hiver et à 19 heures en été. Mais on reste pas mal à l’intérieur.

En France, ce n’est pas la même. C’est par jour une à deux promenades de deux heures ! C’est l’incarcération moderne ! A ce propos, est-ce que l’État essaye de mettre en place l’encellulement individuel, comme c’est le cas en France ?

Oui, cela existe. Ce sont des cellules d’isolement. Par exemple, il y a quelques temps, une amie qui était enfermée s’est prise la tête avec le commandant, alors qu’elle devait être emmenée aux urgences. Comme d’habitude, c’est elle qui a été vue comme étant la coupable, et elle a eu trois jours de punition en cellule d’isolement. Comme la copine a des problèmes de cœurs, elle s’est plainte d’être mise au mitard. Face à cette situation on pouvait écrire des plaintes. Mais une fois que je suis sortie de prison, je n’ai pas pu suivre la suite de l’affaire, car elle a été déplacée dans une autre prison.

Cela signifie que vous pouvez vous plaindre à l’administration pénitentiaire ?

Nous pouvons parler avec le directeur et lui dire ce que nous avons à lui dire. Nous pouvons nous retrouver avec les amies de la deuxième cellule, discuter de nos plaintes et revendications, puis les porter au directeur. Et notamment demander que l’amie mise à l’isolement soit relâchée et remise avec nous.

Du coup, de manière générale dans les prisons de Turquie, ils n’essayent pas d’imposer des cellules individuelles pour tout le monde ? Pour casser, justement, toute cette solidarité collective…

Toutes les prisons sont différentes d’une région à l’autre. Il y a les prisons de « type E » comme celle où j’étais, où on est en surnombre. Mais il y a aussi les « type F », ce sont les pires : ils sont seulement trois par cellule. Les ami.e.s qui y sont arrivent quand même à faire des demandes pour changer de cellule et ne pas rester toujours avec les mêmes codétenu.e.s. Enfin, il y en a qui sont restés dix ans tout seul, à l’isolement. En dehors des ami.e.s guerilla qui ont été pris en train de préparer quelque chose ou pris blessé.e, et qui ont pris des peines pouvant aller jusqu’à dix ans au minimum à l’isolement, il n’y a quasiment personne qui se retrouve seul en cellule.

Mais là, en ce moment en Turquie, vu que c’est l’état d’urgence et qu’il y a eu beaucoup de purges, il n’y a plus trop de place. Je connais un camarade qui a pris dix ans à l’isolement, mais vu qu’il n’y plus de place, ils ont finalement mis deux autres personnes dans la même cellule.

Dans la prison où tu étais, y avait-il un bâtiment pour les hommes ? Et y a-t-il une séparation qui est faite avec les prisonniers de « droit commun », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas là pour des raisons politiques ? Est-ce que c’est des bâtiments différents ? Est-ce que les « politiques » sont mis par organisation ?

Moi, par exemple, là où j’étais c’était dans un bâtiment pour femme de type E. Les hommes sont dans un autre bâtiment. Ceux qui sont là pour des histoires de drogues ou de crimes, ceux qui ne sont pas « politiques » sont d’un côté, et les hommes militants sont d’un autre. Comme pour les femmes. Et, parmi les politiques, ils font le tri, et ne mettent pas ensemble les Daechiens et les révolutionnaires. Nous ne croisons quasiment jamais les camarades hommes enfermés dans l’autre bâtiment, c’est très rare. Après les purges du 15 juillet 2016, l’État a aussi enfermé des gülenistes accusés de la tentative de putsch, mais on ne les a pas vu non plus. C’est très cloisonné.

Et, par exemple, les prisonnier.e.s du MLKP ? Ils sont mélangés avec vous ?

Les ESP – les membres du parti socialiste –, par exemple, et les MLKP’ci sont avec nous. Toute l’extrême-gauche est ensemble. Toutes les personnes accusées de « terrorisme », en fait.

Rien à voir, mais pour ce qui est des luttes à l’intérieur, quelles formes ça prend ? Des grèves de la faim ? Des révoltes et des mutineries, où toute la prison est incendiée ? Est-ce qu’il y a des évasions ?

Là, en ce moment, il y a des grèves de la faim pour un certain nombre de revendications sur les conditions de détentions notamment. Des fois, ça marche, des fois ça marche pas, et parfois certain.e.s meurent. C’est pour se faire entendre. Il y a aussi des actions où l’on scandent des slogans pendant un certain temps dans la prison. Mais les manifestations de soutien organisées à l’extérieur c’est plus souvent pour les prisonniers condamnés pour crime… Et les évasions, c’est très rare. La dernière qui a eu lieu, c’était en type D, où 6 camarades ont réussi à s’échapper. C’était l’an dernier. C’était super, ils n’ont pas été repris, et après, ils ont envoyé le bonjour depuis Qandil.

Et la lutte à l’extérieur ? Les proches, les ami.e.s, la famille, comment rentrent-ils en solidarité ? Arrivent-ils à mettre la pression sur l’administration pénitentiaire ?

Il y a les visites, les coups de téléphone, où bien entendu tu ne peux pas parler librement. Comme pour les parloirs « fermés », tu es écouté, et donc tu ne peux pas être mentalement naturel. On préfère les visites « ouvertes », c’est-à-dire autour d’une table, où on peut se raconter plus tranquillement ce que l’on veut. C’est mieux. Par mois, il y a 3 parloirs « fermés » par mois et un « ouvert ». Et par semaine, 10 minutes de téléphone. Mais depuis l’état d’urgence, les parloirs ouverts n’ont lieu plus qu’une seule fois tous les deux mois, et le téléphone c’est toutes les deux semaines. Tu finis par parler juste une minute avec les personnes qui t’appellent. Faut que tu fasses vite vite, une minute avec ta mère, une avec ta sœur, une autre avec le frère, l’autre minute avec la nièce…ça devient fatiguant. Pour nous et pour nos familles. Comme la famille est loin, et qu’il n’y a plus eu de visite ouverte ben t’es forcée d’utiliser le téléphone. Ou d’écrire du courrier, mais comme vous savez, il y a beaucoup de gens aussi qui ne savent pas lire, ni écrire surtout chez la génération de nos parents, nos grands-parents. Pour ce qui est de la solidarité, par exemple, quand il y a des grèves de la faim, ça génère un mouvement à l’extérieur, les familles se bougent et organisent du soutien avec les associations. Et cela fait beaucoup de bruit à l’extérieur. Par exemple, si je fais une grève de la faim, j’ai 7 frères et sœurs qui vont entendre et se bouger pour moi. Et 35 prisonnières, avec leurs familles et leurs amis, ça démultiplie. Et si on regarde tous les gens en prison en ce moment, on est des milliers, et donc, si on fait le calcul, ça fait beaucoup de gens qui se mobilisent pour les prisonnier.e.s. Parfois il y a des manifestations de soutien devant la prison, notamment après que les journalistes soulignent le fait qu’il y a des grèves de la faim à l’intérieur. Une fois aussi, à l’intérieur, les prisonnières avaient décidé de refuser les visites et les parloirs, et du coup, la presse et les familles venaient faire des interventions devant. Il y a ce genre d’action de solidarité.

On a l’impression que c’est un peu comme une fatalité la prison au Kurdistan. Par exemple, en France, régulièrement, il y a des grosses émeutes et des révoltes, des mutineries. Et là, d’après ce que tu nous racontes, ça peut donner l’impression que « c’est comme ça, donc on va passer du temps à se conscientiser, à lire, etc. » C’est une question un peu provoc’, mais c’est pour mieux comprendre… Et, on bien est d’accord, que même s’il y a des mutineries et des révoltes, les prisons sont toujours là, elles n’ont pas disparues, et il y a toujours du monde enfermé dedans…

Si tu fait une action, il faut que tu penses à la finalité de ton action. Qu’est-ce que tu veux faire ? Il faut vraiment réussir à penser avec du recul. Il y a aussi, par exemple, le fait que dans nos prisons pour femmes, il y a des mamans et il y a souvent des enfants avec nous. Un certain nombre des personnes enfermées l’ont été pour des petites choses. Tu ne peux pas penser juste à tout casser, tout brûler, il y a des gens. Personne n’aime les prisons, qui aime être entre 4 murs ? Là-bas, il y a une vie. Tu es dans une prison, tu ne peux pas seulement dire « il faut que je sorte d’ici », on est des milliers dedans. Idéologiquement, tu es obligé d’évoluer. Ce moment de difficulté, tu dois le prendre autrement. Ce que tu n’arrives pas à penser dehors, là, à l’intérieur, c’est le moment d’y réfléchir avec tous les gens que tu y rencontres. Ce moment difficile de l’enfermement, c’est l’occasion d’y trouver un intérêt. C’est un peu une chance d’avoir ce temps-là. Il y a plein de gens qui n’ont pas pu lire de livre au cours de leur vie, et c’est à cette occasion là qu’il commence à lire. Personne n’aime la prison. La prison, c’est les gens qu’il y a dedans, c’est les ami.e.s qui sont là, et finalement c’est grâce à eux/elles que tu te tiens, grâce aux livres que tu lis, grâce aussi à la lutte et à la force des gens que tu tiens, que tu arrives à tenir. Je sais pas, la prison, en Turquie, n’est pas pareil à l’intérieur que ce qu’elle donne à voir de l’extérieur. A l’intérieur, c’est autre chose, voir les 4 murs de l’intérieur c’est autre chose. J’ai été habitué aux prisons de puis que je suis toute petite, par les visites notamment. A l’intérieur, si tu veux absolument faire une action, tu es obligé de voir ça large. Tu peux pas simplement tout casser et brûler. Tu peux pas faire une action juste par rapport à ce qu’il te passe par la tête. Malgré tout ce qui te passe par la tête, tu peux pas faire ça tout seul. Il y a l’organisation collective, il faut prendre les décisions ensemble. On doit être d’accord les uns avec les autres. Il y a ce cadre là. Si une décision doit être prise, c’est collectivement ! Et parmi nous, quelques-un.e.s ont la responsabilité de ce qu’il se passe collectivement à l’intérieur. Alors, si une action est lancée, et que c’est problématique pour les enfants et leurs mères par exemple, se seront ces personnes là qui seront tenues pour responsables. Il y a un espèce de système et de fonctionnement quand même à l’intérieur, il ne faut pas l’oublier.

Sais-tu combien de personnes sont enfermées en ce moment ?

Il y a tellement de gens qui sont arrêtés… Je n’en sais rien. Il y a de nouvelles incarcérations pour raisons politiques tous les jours. Dans notre vie, la prison, c’est un lieu. C’est soit la prison, soit la mort. C’est un lieu où l’on s’arrête. Combien il y a de personnes enfermées ? On arrive même pas à suivre… Des jeunes enfants jusqu’aux grand-mères tout le monde y passe, il n’y a même plus de limite pour les âges. On avait un petit de 3 ans et une « maman » de 70 ans. On essaye d’avoir des chiffres un peu précis, mais ça va trop vite…

Ou pour le dire dans l’autre sens : combien de familles au Kurdistan n’a pas un de ses membres en prison ?

Je pense que dans chaque famille kurde, il y a un des membres soit dans la guerilla, soit en prison, soit tué par l’État. Évidemment que toutes les familles sont touchées.

Maintenant que tu es sortie de prison, de quelle manière vas-tu continuer à lutter ?

C’était vraiment une autre période la prison. Maintenant que je suis sortie, et que j’ai repris ma vie, ça fait un peu bizarre. Bizarre de me retrouver avec des ami.e.s avec lesquel.le.s je peux parler normalement. C’est tellement différent quand tu es à l’intérieur. Une fois que tu es dehors, tu as l’impression que tu vois plus cette lumière, cette force collective de manière aussi intense, à chaque minute. Ça te fait comme une petite blessure. Mais pour moi, j’ai l’impression d’être en lutte tout le temps. C’est pas juste une période. C’est pas quelque chose d’une heure, d’une semaine. En ce moment, c’est difficile de se projeter. La politique en Turquie, tous les mois ça change. Mais la lutte c’est tout le temps.

Amed la rebelle, entre douleur et colère

Voici un long reportage réalisé fin avril 2017 auprès des habitant.e.s et des camarades de la capitale du Kurdistan… Cela fait quasiment deux ans que l’État turc a repris sa sale guerre coloniale au Kurdistan. Quel est l’état d’esprit à Diyarbakır (Amed en kurde), un an après le siège de son quartier historique, Sur, et après l’écrasement du mouvement d’autonomie des villes et des quartiers par des dizaines de milliers de soldats des forces spéciales turques.

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