Amed la rebelle, entre douleur et colère

Voici un long reportage réalisé fin avril 2017 auprès des habitant.e.s et des camarades de la capitale du Kurdistan… Cela fait quasiment deux ans que l’État turc a repris sa sale guerre coloniale au Kurdistan. Quel est l’état d’esprit à Diyarbakır (Amed en kurde), un an après le siège de son quartier historique, Sur, et après l’écrasement du mouvement d’autonomie des villes et des quartiers par des dizaines de milliers de soldats des forces spéciales turques.

Continuer la lecture de Amed la rebelle, entre douleur et colère

Newroz fête de la résistance kurde : des centaines de milliers de personnes à Diyarbakir

A Diyarbakir, Cizre,  Batman, Siirt, Dersim, Bingöl, Van, et encore d’autres villes, les Kurdes ont brisé les interdictions, les murs de la peur et la répression sans précédent menée par le régime fasciste d’Erdogan. Plusieurs millions de Kurdes sont descendus dans les rues à travers le Kurdistan, en Turquie, en Europe et dans quatre coins du monde. Le ‘Non’ a déjà remporté au Kurdistan‬. Vive la résistance, vive la liberté!!

 

Panorama historique des luttes au Kurdistan

yazilama1370Texte repris de Merhaba Hevalno n°1.

Quand on parle des Kurdes on fait référence à une culture ancestrale implantée depuis plus de 5000 ans en Mésopotamie (au sein de ce qu’on appelle maintenant le « Proche Orient »). Ce territoire montagneux donne naissance aux fleuves du Tigre et de l’Euphrate, ce qui aura permis la sédentarisation des tribus semi-nomades à travers l’agriculture ; on considère d’ailleurs ce territoire comme le berceau des civilisations.
Néanmoins, les Kurdes ne constituent pas un peuple unifié, mais plutôt une société composée de multiples tribus qui parlent plusieurs langues (dont quatre principales de nos jours) et qui se sont trouvées séparées depuis le XVIIème siècle entre l’empire ottoman et l’empire perse. C’est au XXème siècle, après la 1ère Guerre Mondiale, que les États occidentaux gagnants (notamment la France, le Royaume-Uni et l’Italie) ont  démantelé le perdant – l’empire ottoman – en plein de morceaux et les ont soumis à leur contrôle. C’est ainsi que les zones de population kurde se sont retrouvées traversées par de nouvelles frontières, divisées entre quatre des États nouvellement créés : la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran.
Ce nouveau modèle pour la région, l’État-Nation, va reproduire ce qui avait eu lieu en Europe des siècles auparavant, à savoir, l’imposition par la force d’une seule identité nationale, niant toute existence de cultures très variées. En Turquie, l’État a été créé par le mouvement nationaliste des « Jeunes Turcs » qui avait utilisé des hommes de toutes les autres cultures (notamment, les Kurdes) comme chair à canon dans sa guerre d’indépendance jusqu’à décrocher en 1923 la République de Turquie. Ceci sous la direction de Mustafa Kemal, qui prendra le nom d’Atatürk (le « père des Turcs »). C’est à partir de là que des tribus kurdes vont se soulever, dirigées par des chefs militaires ou religieux. Chaque soulèvement sera écrasé dans le sang ; le plus tristement célèbre étant celui de 1937 à Dersim, qui finira avec la moitié de la population de la région de Dersim déportée vers les villes de l’ouest ou exterminée (environ 40000 personnes). Il s’agit du premier
génocide kurde.
Toute spécificité culturelle étant interdite et réprimée, les Kurdes (ainsi que les Arménien.ne.s, les Lazes, les Assyrien. ne.s et toutes les autres cultures) seront emprisonné.e.s, exécuté.e.s ou porté.e.s disparu.e.s pour avoir parlé leur langue en public, chanté ou dansé sur leur musique traditionnelle, et ce, jusque dans les années 2000. C’est pourquoi aujourd’hui la résistance kurde est indissociable de sa langue, sa musique et sa danse. La politique de la République de Turquie continue jusqu’à aujourd’hui de considérer les Kurdes comme une sous-culture turque arriérée, qui n’a comme choix que « l’assimilation » ; en gros, se plier à la
« turquicité » ou mourir. La répression brutale et la militarisation de tout le territoire Kurde (du sud-est du pays) aura contraint des millions de Kurdes à la déportation vers des villes de l’ouest de la Turquie et vers l’Europe. En ce moment, la population Kurde (estimée à plus de 40 millions) est répartie environ selon ces chiffres : 25 millions en Turquie, 8 en Iran, 5 en Irak, 4 en Syrie, et 2 en Europe occidentale (dont 1,5 en
Allemagne, et 250000 en France).

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que des mouvements de libération nationale kurdes apparaissent en Turquie (inspirés notamment par les mouvements en Amérique latine), en particulier le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) créé en 1978 par des étudiants marxiste-léninistes qui voulaient voir évoluer la société tribale kurde en une société révolutionnaire et indépendante de la souveraineté turque. Après le coup d’État de 1980, le régime militaire va se déchaîner sur tous les militant.e.s de gauche, en emprisonnant et exécutant une bonne partie. Le PKK décide alors de prendre les armes et lance le 15 août son premier
soulèvement. Constitué en comités régionaux qui font du porte à porte et qui essayent d’attirer un maximum de familles, le PKK devient assez vite le principal acteur de la lutte kurde.

Les années 1980-1990 seront marquées par la guerre entre d’un côté l’armée turque et de l’autre les combattant.e.s du PKK et les civil.e.s habitant les villes et villages kurdes. Environ 4000 villages sont brûlés,
à nouveau 3 millions de réfugié.e.s quittent leur terre, 30.000 civil.e.s sont tué.e.s, et des milliers de militant.e.s et intellectuel.le.s, etc., emprisonné.e.s (beaucoup sont toujours derrière les barreaux). Ces décennies sanglantes auront gravé la mémoire des Kurdes et auront laissé orpheline toute une génération
de jeunes qui ont perdu leur père ou un.e autre proche, et qui se battent actuellement contre la police et  l’armée depuis cet été. Mais c’est aussi de cette période que le PKK tire sa réputation de « stalinien » ; il est vrai que, comme toute force armée dans une guerre, le PKK n’est pas tout blanc et a commis des violences douteuses, y compris à l’intérieur du mouvement. Néanmoins, une grande partie de la population kurde de Turquie reconnaît au PKK, et à son leader Abdullah Öcalan, leur courage et leur détermination qui auront
réussi à créer un véritable rapport de force capable de faire valoir certains de leurs droits de base (par exemple, depuis les années 2000 la langue kurde et le mot — « kurde » — ne sont plus interdits).

Quelque chose d’impressionnant pour un mouvement politique de masse c’est l’autocritique qui a été portée
d’abord par le leader « Apo » (« tonton ») enfermé sur l’île-prison d’Imrali depuis 1999. Cette réflexion sur le PKK et les autres luttes de libération nationale a mené le PKK à adopter une toute autre philosophie et tactique politiques, nommée le « confédéralisme démocratique ». En résumé, cette théorie part du constat que l’État est le résultat d’une évolution sociale et politique basée sur la domination par quelques humains sur le reste des humains et sur les écosystèmes, puisant ses racines dans le système de domination patriarcal (né au néolithique avec la figure du chasseur/guerrier). La conclusion étant que si l’on veut libérer une  communauté (ou autrement dit, instaurer une véritable « démocratie »), cela ne peut en aucun cas passer par  la revendication d’un État et cela ne peut avoir lieu sans la révolution des femmes. Le « confédéralisme démocratique » prône, comme son nom l’indique, une organisation confédérale de communes locales, coordonnées entre elles à plusieurs échelles. Il s’agit en fait d’une adaptation du « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin (fondateur de « l’écologie sociale »).

Il serait sûrement naïf de croire que tout un mouvement, et en particulier une organisation armée, aient pu entièrement changer de fond politique, mais cette approche est tout de même prônée par l’ensemble du  mouvement de lutte kurde en Turquie, et expérimentée dans une certaine mesure dans le Kurdistan de  Turquie (Bakûr) et en une plus grande mesure dans le Kurdistan de Syrie (Rojava) depuis sa prise d’autonomie face au régime de Bachar al-Assad en 2012. Dans la partie irakienne (Başûr), la réalité est bien différente. La tribu des Barzani est au pouvoir depuis bien longtemps et a négocié sa demi-indépendance avec  le régime de Bagdad instauré par les États-Unis, devenant ainsi un allié des pays occidentaux et de l’OTAN (dont la Turquie), ce qui va de pair avec le développement capitaliste, notamment de sa capitale, Erbil. Les opposant.e.s (dont le PÇDK proche du PKK) sont peu nombreux.ses et bien réprimé.e.s.

C’est certainement en Iran que la situation est la pire. La dictature de Rohani réprime toute pratique déviant de la loi imposée par le régime. Prison, torture, exécutions et lapidations. Les quelques combattant.e.s survivant.e.s du PJAK (parti proche du PKK dans le Kurdistan d’Iran, Rojhelat) se sont réfugié.e.s il y a longtemps dans les montagnes de Başûr, et la plupart des autres résistant.e.s ont dû s’exiler à l’étranger.

C’est pourquoi lorsqu’on s’intéresse au mouvement révolutionnaire kurde, on fini par focaliser son attention sur le Bakûr et le Rojava, même si le confédéralisme porté là-bas a la prétention de s’étendre à l’entièreté du Kurdistan ainsi que du Moyen-Orient.

Guerre et paix : entretien avec un camarade de Diyarbakır

920666_1007194836003311_8101846176219783015_o
Réalisé le 11 décembre 2015 à Amed, cet entretien apporte un éclairage sur la guerre qui malheureusement se profile chaque jour davantage au Kurdistan…

Les choses ont beaucoup changé depuis quelques mois. Tout le monde au Kurdistan réclame la paix à corps et à cris. Mais la guerre s’intensifie partout : en Syrie et en Irak, elle continue de s’étendre, et en Turquie, l’État a recommencé sa sale guerre au Kurdistan. Depuis deux semaines, il assiège Sur, le quartier historique de Diyarbakır… Comment imagines-tu la suite des choses ? Que va-t-il se passer ?

Pour parler de ce qu’il se passe actuellement au Kurdistan, et des changements à l’œuvre ces derniers mois, il est impératif de prendre en compte les mouvements sociaux et politiques en Turquie, en Syrie et en Irak, et de mesurer l’impact des puissances internationales sur ces réalités, parce que la guerre en Syrie et en Irak, et plus spécifiquement au Rojava, a des répercussions et des effets sur la situation au Kurdistan turc.

Avant les élections du 7 juin 2015, il y avait un accord de paix entre l’État turc et le PKK. Cet accord a été rompu lors d’une réunion des MGK (Milli Güvenlik Konseyi, le Conseil de sécurité) en octobre 2014 : l’État turc prend alors la décision de repartir en guerre. Sauf qu’il n’a pas encore de raison valable à mettre en avant. Pour justifier son choix et faire monter la tension, plusieurs attaques meurtrières ont donc été perpétrées par l’État contre le mouvement kurde pendant la campagne des élections législatives, mais les militants « pro-kurdes » n’ont pas répondu à la provocation.
Et le massacre de Suruç peu de temps après le scrutin du 7 juin révèle malheureusement la signification de la grande victoire du HDP avec ses 80 députés élus. 33 jeunes qui devaient amener des jouets pour Kobanê y ont en effet trouvé la mort le 21 juillet. Le mouvement kurde est resté ensuite suffisamment fort pour continuer à réclamer la paix. Mais après ce qui s’est passé à Caylinpinar, avec la mort de 2 policiers [tués en réponse au massacre], l’État turc a enfin trouvé le prétexte qu’il attendait : le 24 juillet, il décide d’attaquer le PKK à plusieurs endroits et envoie 60 avions bombarder les positions de la guérilla dans les montagnes.

Mais la vraie question, en fait, n’est pas là. Pour le Rojava, l’idée était de rallier le canton de Kobanê à celui de Cizre : Tall Abyad, la ville frontière côté « syrien » a été reprise à Daech, et les deux cantons ont pu ainsi être reliés. Cela coupait le passage que l’État turc et l’État islamique empruntaient pour passer d’un côté à l’autre. Les élites turques et le haut commandement militaire ont rapidement pris la décision conjointe de déclarer la guerre aux kurdes, pour éviter l’ouverture de ce fameux corridor kurde, de Mossoul et Kirkuk jusqu’à la mer méditerranée. Pour les autorités turques, cela représentait un vrai cauchemar. Voilà la vraie raison de la guerre déclarée aux kurdes.

La seconde raison, c’est que depuis le 4 avril, la liaison est rompue avec le leader Abdullah Öcalan [en prison, isolé sur une île depuis 1999]. Il subit une répression très dure, dans l’isolement le plus complet. Comment pourrait-on faire la paix avec une force qui détient un de nos symboles entre ses mains ? Ce n’est pas possible, en fait. Avec ce mouvement, les kurdes, les jeunes kurdes, dans certains quartiers ou certaines villes, ont déclaré l’autonomie. Du coup, l’État a envoyé ses forces spéciales à ces endroits-là : tanks, roquettes, armes lourdes. Ils occupent carrément des quartiers entiers, où vivent évidemment des civils. Les jeunes s’opposent à cette intrusion des forces armées dans leurs quartiers, ce à quoi l’État répond par de nombreuses violences, gardes-à-vue, assassinats, viols… Les jeunes disent qu’ils n’en peuvent plus, et étendent l’autonomie à d’autres endroits. Et quand on parle de l’autonomie, on dit qu’elle a « neuf pieds » : l’économique, le social, le culturel, la santé, l’écologie, les femmes, etc… Dans ces « neufs pieds », il y a aussi l’autodéfense.

L’autodéfense a pris une place de premier plan car l’État attaque avec des armes lourdes. Si l’État n’attaquait pas, s’il faisait un pas en arrière, le peuple s’organiserait autrement. Bien évidemment ce qui se passe ici est en lien direct avec ce qui se passe en Syrie et en Irak. Les américains, qui ont des bases aériennes en Turquie, ont autorisé l’État turc à attaquer les positions du PKK. L’ordre donné était que l’attaque pouvait se faire sur le PKK mais pas sur les YPG/YPJ. « Parce que nous, les américains, nous travaillons avec les YPG/YPJ ». C’est la politique du bâton et de la carotte. Dans le même temps où ils essayent d’affaiblir le PKK à l’est, ils ont besoin des YPG au Rojava, donc ils maintiennent de bonnes relations avec ces derniers. En réalité, les YPG ont besoin de l’Union Européenne, et l’Union Européenne a besoin des YPG car les YPG n’ont pas d’armée de l’air, et les autres n’ont pas de forces sur terre. Ils sont donc obligés de collaborer.

Mais ce qu’on a pu voir ces derniers mois, c’est que l’État turc attaque sauvagement des villes, des quartiers, des régions kurdes où des civils sont présents, et face à ça, l’Occident reste silencieux. Et sachez-le bien : l’État turc mène ces attaques contre les kurdes, dans leurs propres quartiers, dans leurs villes, avec une mentalité semblable à celle de Daech. Seul le nom diffère. Les façons de faire sont identiques. La semaine dernière, j’étais à Urfa dans un commissariat. Une jeune femme avait été violée. Les flics lui ont dit « nous sommes des membres de Daech ». Une lettre de cette femme, qu’elle a envoyée pendant son incarcération, raconte ce qu’elle a vécu. La mentalité de l’État turc et celle de Daech sont les mêmes. Je voudrais rajouter que le peuple kurde n’a cessé de réclamer la paix depuis 1993. Le PKK a demandé à huit reprises l’accord de paix, et l’a fait de différentes façons, par des manifestations, des propositions de discussions, etc. Et ce sont ces deux dernières années, au moment précisément où le PKK cesse de prendre les armes, que l’État turc a déclaré la guerre au peuple kurde à cause de la conjoncture actuelle.

Ces jeunes qui défendent les quartiers, les villes, les villages, ont été contraints de le faire. Ce ne sont pas des terroristes. Personne ne voudrait vivre nez à nez avec la mort, n’est-ce pas ? C’est simple, les jeunes refusent l’entrée des forces armées dans leurs quartiers. Ils veulent l’arrêt des assassinats, des gardes à vue, des tortures dans les commissariats, des enfermements dans les prisons. Mais l’État reste sourd à ces demandes, voire fait tout pour continuer à appliquer ces mesures. Pour toutes ces raisons, à Cizre, à Gever, à Nusaybin, à Derik, à Sur, à Silvan, à Varto, la confrontation continue.

Du coup on a l’impression que c’est la guerre sans que ce soit vraiment la guerre, ce sont des guerres très localisées sur une durée définie. Nous nous demandons si les gens sont prêts à la guerre. Nous avons vu par exemple qu’il y a eu une semaine de festival suite à l’assassinat de Tahir Elçi, l’avocat de Diyabakır. Sur l’affiche, il est écrit « Quoi qu’il arrive, on veut la paix ». Est-ce que ce sont les mêmes personnes qui défendent la paix et dans le même temps s’organisent pour la guerre. En d’autres termes, si la guerre se met en route, est-ce que tout le monde suivra ?

Depuis 40 ans, ou plus précisément depuis les années 1990, ce peuple a vécu sous l’oppression de l’État. Ils ont payé beaucoup de leur « peau ». Rien que durant la décennie 1990, plus de 4 000 villages ont été incendiés. Trois millions de personnes ont dû émigrer vers les métropoles. La guerre, elle nous a brûlés de près. Moi, par exemple, je n’ai pas pu vivre ma jeunesse. En raison des conditions de guerre au quotidien, on ne pouvait sortir que le jour, c’était ennuyeux. Je parle des années 1990. Le peuple kurde a vraiment soif de paix. Même là où la situation est la plus dure, là où la répression est la plus féroce, les kurdes vont quand même continuer à scander des slogans de paix. La valeur de la paix, seuls les vrais combattants en connaissent le sens. Depuis 30 ans, les kurdes se battent sans relâche mais suite aux évolutions de la situation, les kurdes sont de nouveau confrontés à devoir faire des choix. Il y a la réalité de Daech, et de ses liens avec l’État turc, il n’y a pas de doute là-dessus. Pour se défendre, la Turquie a dû trouver une stratégie capable d’arrêter l’avancée des kurdes.

On a compris aussi qu’on ne pouvait pas s’en sortir avec les méthodes de guérilla à l’ancienne, comme l’on fait les Hizbullah [au Liban]. La stratégie a été de prendre des lieux, des terrains, de s’entraîner sur ces espaces, en mobilisant les uns et les autres. Et ces organisations continueront d’évoluer. Il est vrai que la population a vécu un choc, car ils avaient à l’esprit l’exemple de Kobanê : en l’espace de quinze jours, plusieurs centaines de villages, dont la ville principale, ont été vidés de leur population. 400 000 personnes ont dû partir. La ville a été entièrement détruite. Beaucoup de jeunes ont perdu la vie en défendant le lieu. Plus de jeunes encore ont été blessés. Le peuple kurde a apporté un grand soutien, c’est certain, mais ça se passait loin de chez eux. Lorsque cette guerre est entrée dans leur quartier, là oui, ils ont pris peur. Mais on sait aussi qu’un grand nombre de personnes restera et soutiendra la force d’autodéfense qui est avec eux. Si les YDG-H continuent de défendre tous ces quartiers, le peuple continuera lui aussi de soutenir ces jeunes. Comme à Cizre, Yüksekova, Derik, pour ne citer qu’elles… Là où les habitants apportent leur soutien, l’État ne parvient pas vraiment à attaquer.

Sur, par exemple, est un lieu où il y a des commerçants, et du coup le quartier est assiégé par les forces de l’ordre. L’État veut manœuvrer là-bas, c’est ce qui explique qu’il y ait davantage de conflits. Les lieux non délaissés par les civils sont les lieux où l’État n’arrive pas à avancer. Je pense que ces résistances vont se répandre dans toute la zone kurde et que le peuple va manifester son soutien.

Si nous posons cette question, c’est qu’on sait bien que c’est un choix de faire la guerre, c’est difficile et compliqué de choisir entre construire pacifiquement son autonomie et se défendre face à la violence de l’État et de Daech. Idéalement, on préférerait tous le premier choix.

C’est en effet ce qu’il faudrait. Dans la période de construction de ce mouvement d’autonomie et d’autogestion, on aurait dû pouvoir entamer ces travaux sans avoir à faire intervenir les armes. On aurait pu s’organiser de manière passive dans nos quartiers, dans nos villages, dans nos villes. C’est un manque du parti politique légal kurde, le HDP. Si on avait su bouger avec la foule des habitants, l’État n’aurait pas pu entrer dans les quartiers. Comme il a continué à opprimer et réprimer les habitants, les jeunes ont été obligés de s’armer. En réalité ça commencé il y a un an à Cizre où 8 jeunes ont été abattus par des militaires. Des barricades ont été creusées. Mais avec l’arrivée du parti légal kurde, la stratégie des barricades a été mise en attente. A Silvan, par exemple, quand les premières barricades ont été montées au mois d’août, l’État a fait marche arrière en disant : « On ne vous fera aucun mal. On ne procédera à aucune garde à vue, on n’emprisonnera personne. Enlevez seulement ces barricades. » Mais une fois que les jeunes ont retiré les barricades, et qu’eux-mêmes se sont retirés de la zone de conflit, les forces de l’ordre ont attaqué les quartiers comme des barbares. Ils ont brûlé les maisons, les commerces. Ceux qu’ils ont attrapé ont été battus, torturés, enfermés. Là encore les jeunes ont dû reprendre les armes.

Vous savez qui sont ces jeunes aujourd’hui? Ce sont les jeunes qui ont perdu un parent ou un membre de leur famille : abattu, torturé, mis en prison ou porté disparu par l’État. Leurs villages, leurs maisons ont été incendiés. Ils ont été forcés de migrer vers les villes. Cette génération de jeunes est le résultat des années charnières 1990. Ils ont grandi avec ces histoires. Et la vengeance anime leurs pensées.

Mais il y a un vrai paradoxe à Sur, comme vous avez pu en juger par vous-mêmes, une vraie guerre y est perpétrée par l’État, alors que quand vous regardez vers l’ouest de la ville, une vie de luxe continue tranquillement son train-train. Une espèce de schizophrénie pour le peuple. Pourquoi cela? Pourquoi d’un côté nos jeunes perdent la vie et de l’autre les gens continuent à mener la leur tranquillement, dans les bars, à siroter du thé ou du café.

Les gens payent fort leur combat, en comprenant la valeur des jeunes qu’ils perdent. Les gens attendent que la guerre arrive chez eux. En Syrie c’est pas ce qu’il s’est passé ? Ça a commencé d’un coup à Homs, et aujourd’hui c’est toute la Syrie qui brûle. En Irak aussi, ça a commencé à Falluja, et c’est l’Irak entier qui brûle aujourd’hui. Au Yemen pareil, ça a commencé à Aden, et le pays brûle aussi. Idem en Libye. On ne peut pas savoir si au Kurdistan ça sera pareil ou pas. Mais quoi qu’il arrive, ces jeunes, on ne peut pas les laisser tout seuls. Pas pour la guerre mais pour la paix.

 

Est-ce que c’est une nouvelle stratégie, assiéger un quartier ou une petite ville, la couper du monde, lui faire la guerre, en faisant en sorte que le reste des habitants ne se sentent pas concernés par ces attaques très ciblées ?

Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Comme on l’a dit tout à l’heure, pendant cette période de construction, l’autodéfense est le dernier « pied » de l’autonomie. L’autodéfense est quelque chose qui est mis en place pour des attaques qui pourraient survenir en interne et non en externe. L’autonomie et l’autodéfense se font sans arme. Sauf si une attaque est perpétrée de l’extérieur avec des armes, là oui, tu dois toi aussi sortir les armes. L’autodéfense est quelque chose qui naît naturellement en toute personne qui se rebelle contre n’importe quelle forme de pouvoir.

Et ça bien-sûr, l’État s’en rend compte et attaque son peuple avec violence. Il veut lui faire peur. Il veut casser la volonté propre de chacun. Il veut vider les villes et les villages, casser cette lutte, et pacifier le peuple. Et il veut que le peuple se rende à lui. Il y a un tas de raisons à cela. L’État veut détruire le Kurdistan, et la lutte de son peuple. Il est fou de rage que face à lui les gens aient deviné son intention, et ses futures attaques possibles.

Et savez-vous aussi pourquoi nous étions informés que l’État s’était préparé à nous attaquer durant ces deux dernières années de paix ? Ils avaient préparé des véhicules blindés qu’on n’avait jamais vus jusque-là. Au moins 5 modèles différents. Ce sont des véhicules avec un système informatique intégré. Les armes se trouvent au-dessus des blindés, les forces armées sont comme sur leur joystick, comme devant leur playstation : ils font et contrôlent la guerre. Mais ce ne sont que des préparatifs, en réalité. On a aussi l’impression que les forces spéciales qui nous combattent étaient auparavant en Syrie. Ils n’agissent pas comme les anciennes forces armées. Ils ont un entraînement technique et une bonne formation militaire. On s’est rendu compte que ces deux années de paix ont permis à la Turquie de préparer un plan d’attaque pour que le peuple kurde se rende. Mais les jeunes sont entrés en résistance contre cette attaque.

Regardez juste si on imaginait qu’à Paris, Marseille, Toulouse, Bordeaux, peu importe, des gens masqués fracassent les portes de chez vous pendant que vous dormez, en hurlant, en vous insultant et en violant votre intimité. En un instant les voilà dans votre chambre, qu’est-ce que vous auriez ressenti à ce moment-là ? Nos jeunes en ce moment se battent précisément contre tout ça.

Je vais parler de moi. Ma mère me disait quand j’étais petit : « Attention, si tu ne vas pas te coucher, les militaires turcs vont venir te chercher ». C’était notre loup à nous, elle nous faisait peur comme ça. Est-ce que vous arrivez à comprendre ce que ça signifie ? Un matin, les militaires viennent dans votre village, ils rassemblent les hommes sur la place, les insultent, les humilient, les frappent, les torturent… Toutes ces sales choses qu’on peut s’imaginer, ils les font. Et ensuite, ils rentrent dans vos maisons et font ce qu’ils veulent. Auprès des femmes et des enfants. Et si c’était vous, qu’est-ce que vous auriez fait ? Historiquement, ceux avec qui la France a eu le plus de conflits, c’est avec les Anglais. Imaginez si l’État anglais vous avait fait ça, qu’est-ce que les français auraient pensé ? Ou si c’était le contraire, qu’est-ce que les Anglais auraient pensé de l’État français ? Les kurdes résistent simplement face à cela.

Chaque instant de la vie est devenu un moment de torture pour nous. J’ai 38 ans aujourd’hui, et je ne me sens en sécurité que là où les forces armées ne sont pas présentes.

Les exécutions de civils et de manifestants se systématisent au Kurdistan

nusaybin_mb_4Fin décembre 2015. Alors que la « très démocratique » Union Européenne reprend ses discussions pour intégrer la Turquie à l’espace européen, l’Etat turc, fort de ce chèque en blanc, approfondit sa politique de terreur et d’élimination de celles et ceux qui expriment encore leurs désaccords.

Depuis six mois, la police a mis des milliers d’opposants – turcs et kurdes – en garde-à-vues et de centaines d’entre-eux ont atterris en taule. Les tabassages systématiques et tortures font à nouveau largement parties des pratiques policières selon de nombreux témoignages. Les journaux et sites internet d’opposition se font interdire et censurer : le site sendika.org, par exemple, en est à sa 7ème fermeture en quelques mois, tandis que la chaîne d’infos DIHA (Dicle Haber Ajansi) a déjà vu son site internet fermé 27 fois ! Environ 35 journalistes ont été mis en taule, souvent pour leurs accointances avec les fameux « terroristes kurdes ». Enfin, impossible d’oublier les massacres perpétrés par l’« Etat profond » turc (et ses collusions avec Daech) lors des attentats de Diyarbakır, Suruç et Ankara.

Mais cela ne semble plus suffire à l’Etat turc et au Sultan Erdoğan. Quelqu’en soit la raison – résistance du mouvement à la pression mise jusqu’alors qui agace le pouvoir, ou volonté délibérée et planifiée de mater le peuple –, la mode est depuis quelques semaines aux exécutions sommaires…

 

Cinq femmes exécutées à Istanbul

En cinq mois, cinq militantes et opposantes politiques ont été tuées chez elles lors de perquisitions. Les flics venaient pour les abattre. Point barre. Les deux dernières, Yeliz Erbay et Şirin Oter, militantes du MLKP ont été flinguées le 21 décembre. L’une d’elle au moins, d’après le rapport d’autopsie, est morte suite à de nombreux coups de feu dont plusieurs dans le vagin. De véritables porcs. Et un double assassinat : tuer la militante politique, et tuer la femme.

 

Escadrons de la mort en fin de manifestations

En seulement 15 jours, 8 jeunes manifestants ont été exécutés lors de manifestations à Diyarbakır. Et le rythme a tendance a s »intensifier : 2 ont été butés suite à la manif du 22 décembre et 3 autres suite à celle du 24 décembre. A chaque manifestation – interdite évidemment – les personnes rassemblées se font quasiment immédiatement et durement attaquées par les flics (gaz, flash-balls, canons à eau, arrestations, etc…) et les jeunes tentent de se défendre en balançant quelques pierres sans conséquences sur les blindés. C’est à ce moment-là, en fin de manifestation, les « escadrons de la mort » turcs – comment les appeler autrement ? – sortent de leurs 4×4 banalisés noirs, les fameux Ford Ranger que tout le monde reconnaît maintenant à Diyarbakır, et partent en quête de sang frais : loger une balle dans la tête de quelques jeunes manifestants en guise d’exemple. Les 3 jeunes exécutés le 24 décembre auraient en plus eu un traitement de faveur puisque leurs corps ont été retrouvés menottés : ils auraient été torturés avant de se faire abattre…

 

Des dizaines de civils exécutés à Silopi, Cizre, Nusaybin…

Le gouvernement turc se vante d’avoir déjà été tué plus de 150 « terroristes du pkk » depuis le début de sa grande « opération de nettoyage » qu’il a déclenché il y a un peu plus de 10 jours. Le chiffre est sans doute largement gonflé à des fins de propagande. Et on ne sait pas si l’Etat intègre dans son macabre décompte les dizaines de civils exécutés depuis le début de l’operasyon. Dans toutes les villes sous couvre-feux – Silopi, Cizre, Sur, Nusaybin, Kerkoban, Derik, etc… –, les 10 000 hommes des forces spéciales ne se contentent pas d’attaquer les YDG-H avec leurs tanks, ils choisissent consciemment d’attaquer les civils. De nombreux enfants, femmes et personnes âgées en ont déjà fait les frais. Voici, ci-dessous, une liste non exhaustive datant du 24 décembre, présentant un aperçu de l’étendue des exécutions :

CİZRE
1 16.12.2015 – HEDİYE ŞEN (femme, 30 ans)
2 17.12.2015 – DOĞAN ASLAN (homme, 32 ans)
3 18.12.2015 – İBRAHİM AKHAN (homme, 15 ans)
4 19.12.2015 – LÜTFÜ AKSOY (homme, 16 ans)
5 19.12.2015 – YILMAZ ERZ (homme, 42 ans)
6 19.12.2015 – SELAHATTİN BOZKURT (homme, 70 ans)
7 20.12.2015 – ZEYNEP YILMAZ (homme, 45 ans)
8 22.12.2015 – CAHİDE ÇIKAL (femme, 35 ans)
9 22.12.2015 – DOĞAN İŞÇİ (homme, 18 ans)
10 22.12.2015 – MEHMET TEKİN (homme, 25 ans)
11 22.12.2015 – MEHMET SAÇAN (homme, 38 ans)
12 22.12.2015 – AMİNE DUMAN (femme, 70 ans)
13 23.12.2015 – DİKRAN SAYACA (homme)
14 23.12.2015 – AZİME AŞAN (femme, 50 ans)
15 24.12.2015 – FERDİ KALKAN (homme, 20 ans)
16 24.12.2015 – A. MECİT YANIK (homme)
17 25.12.2015 – un bébé de 6 mois

SİLOPİ
1 16.12.205 – HÜSEYİN GÜZEL (femme, 70 ans)
2 17.12.2015 – YUSUF AYBİ (homme, 81 ans)
3 19.12.2015 – REŞİT EREN (homme, 17 ans)
4 19.12.2.105 – AXİN KANAT (homme, 16 ans)
5 19.12.2015 – İBRAHİM BİLGİN (homme, 16 ans)
6 19.12.2015 – ŞİYAR ÖZBEK (homme, 25 ans)
7 19.12.2015 – SÜLEYMAN ÇOBAN (homme, 70 ans)
8 20.12.2015 – AYBET İNAN (femme, 57 ans)
9 20.12.2015 – YUSUF İNAN SİLOPİ (homme, 40 ans)
10 20.11.2015 – AYŞE BURUNTEKİN (femme, 40 ans)
11 21.12.2015 – MEHMET METE (homme, 11 ans)
12 21.12.2015 – ÖMER SAYAN (homme, 70 ans)

NUSAYBİN
1 16.12.2015 – HÜSEYİN AHMED (homme, 22 ans)
2 20.12.2015 – EMİRE GÖK (femme, 39 ans)
3 22.12.2015 – MEDENİ ORAL (homme, 45 ans)

DARGEÇİT
1 13.12.2015 – TAKYEDİN ORAL (homme)
2 23.12.2015 – NECİM KILIÇ (homme, 67 ans)
3 23.12.2015 – SEBAHAT KILIÇ (femme, 28 ans)

SUR
1 2.12.2015 – ALİ ÇEKVAR ÇUBUK (homme, 16 ans)
2 2.12.2015 – GÜLER EROĞLU (femme, 20 ans)
3 3.12.2015 – MEHMET DEMİREL (homme)
4 14.12.2015 – ŞERDİL CENGİZ (homme, 21 ans)
5 14.12.2015 – ŞİYAR SALMAN (homme, 21 ans)
6 22.12.2015 – SERHAT DOĞAN (homme, 19 ans)
7 23.12.2015 – SALİH BAYGIN (homme, 70 ans)
8 23.12.2015 – MESUT SEVİKTEKİN (homme)