1er numéro de « Merhaba Hevalno mensuel » – des nouvelles du Kurdistan

barricade SurVoici le premier numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publierons chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

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Bien que les luttes du peuple Kurde commencent à apparaître, de manière très limitée, dans les médias classiques français, cela ne signifie pas pour autant que ces luttes soient quelque chose de nouveau. Il n’est pas question d’un groupuscule armé faisant son apparition soudaine sur la scène politique du Moyen-Orient, mais bien d’un vaste mouvement populaire révolutionnaire qui a su combiner les luttes armées, politiques et sociales, tenant une position très importante, et souvent ignorée, dans les conflits de la région. Nous voudrions, en publiant ce bulletin, mettre en mot et en acte notre solidarité avec les mouvements de résistance au Kurdistan. Malgré la complexité de la situation là-bas (des dizaines de partis politiques, d’organisations, de groupes armées, etc.), sans parler du fait que la région nommée « Kurdistan » soit actuellement divisée entre quatre pays, nous tenterons de rendre les articles aussi accessibles que possible, en prenant bien en compte le fait que, de loin et de nos points de vue (majoritairement) occidentaux, nous sommes très loin d’avoir une compréhension globale de la situation.
Nous pensons à toutes celles et ceux qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes fascistes du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr notre chère France fait partie.
Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques. Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici.

 

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL,mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille et d’ailleurs y participent…
Pour nous contacter : actukurdistan@riseup.net

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Sommaire :

  • Massacres à cizre
  • Panorama historique des luttes au Kurdistan
  • Guerre et paix
  • Les YPS-Jin aux femmes du monde
  • Un volontaire français dans les YPG
  • Appel du collectif Solidarité Femmes Kobanê suite aux attentats du 13 nov.
  • Sakine, Leyla et Fidan
  • Brèves du Bakur, du Rojava, d’Irak et d’Iran, de Turquie et d’Europe
  • Carte, glossaire, agenda

[Vidéos] Les jeunes de Cizre, Silopi, Mardin, Diyarbakir… résistent.

[Vidéos] Les jeunes de Cizre, Silopi, Mardin, Diyarbakir… résistent.

Depuis bientôt 3 mois, alors que l’Etat turc a envoyé près de 10000 hommes des forces spéciales pour tenter de mater la volonté d’autogestion et d’autonomie de nombreuses villes et quartiers du Kurdistan, l’esprit serhildan est là. Comme ce mot l’indique, « on ne baisse pas la tête », on se révolte au quotidien, aussi bien que l’on construit l’autonomie et l’émancipation individuelle et collective pas à pas… Un retour en vidéos sur l’autodéfense des quartiers contre l’Etat (turc) et ses flics…

A Cizre, avec notamment, une leçon contre la vidéosurveillance :

https://youtu.be/g4NxSFXnqW4

A Hakkari, sous la neige :

https://youtu.be/a1zSa9xSeHo

Des petits mix vidéos en musique :

https://youtu.be/Rjlh1vRV3-4

https://youtu.be/RcH1nxf2doE

https://youtu.be/DQ3l_kmlQqk

Et des vidéos à peine plus vieilles. A Van, à Diyarbakir… :

https://youtu.be/Q8TYHGtkUAQ

https://youtu.be/m5dSaLJzyFQ

https://youtu.be/NxQmyri8UGk

Guerre et paix : entretien avec un camarade de Diyarbakır

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Réalisé le 11 décembre 2015 à Amed, cet entretien apporte un éclairage sur la guerre qui malheureusement se profile chaque jour davantage au Kurdistan…

Les choses ont beaucoup changé depuis quelques mois. Tout le monde au Kurdistan réclame la paix à corps et à cris. Mais la guerre s’intensifie partout : en Syrie et en Irak, elle continue de s’étendre, et en Turquie, l’État a recommencé sa sale guerre au Kurdistan. Depuis deux semaines, il assiège Sur, le quartier historique de Diyarbakır… Comment imagines-tu la suite des choses ? Que va-t-il se passer ?

Pour parler de ce qu’il se passe actuellement au Kurdistan, et des changements à l’œuvre ces derniers mois, il est impératif de prendre en compte les mouvements sociaux et politiques en Turquie, en Syrie et en Irak, et de mesurer l’impact des puissances internationales sur ces réalités, parce que la guerre en Syrie et en Irak, et plus spécifiquement au Rojava, a des répercussions et des effets sur la situation au Kurdistan turc.

Avant les élections du 7 juin 2015, il y avait un accord de paix entre l’État turc et le PKK. Cet accord a été rompu lors d’une réunion des MGK (Milli Güvenlik Konseyi, le Conseil de sécurité) en octobre 2014 : l’État turc prend alors la décision de repartir en guerre. Sauf qu’il n’a pas encore de raison valable à mettre en avant. Pour justifier son choix et faire monter la tension, plusieurs attaques meurtrières ont donc été perpétrées par l’État contre le mouvement kurde pendant la campagne des élections législatives, mais les militants « pro-kurdes » n’ont pas répondu à la provocation.
Et le massacre de Suruç peu de temps après le scrutin du 7 juin révèle malheureusement la signification de la grande victoire du HDP avec ses 80 députés élus. 33 jeunes qui devaient amener des jouets pour Kobanê y ont en effet trouvé la mort le 21 juillet. Le mouvement kurde est resté ensuite suffisamment fort pour continuer à réclamer la paix. Mais après ce qui s’est passé à Caylinpinar, avec la mort de 2 policiers [tués en réponse au massacre], l’État turc a enfin trouvé le prétexte qu’il attendait : le 24 juillet, il décide d’attaquer le PKK à plusieurs endroits et envoie 60 avions bombarder les positions de la guérilla dans les montagnes.

Mais la vraie question, en fait, n’est pas là. Pour le Rojava, l’idée était de rallier le canton de Kobanê à celui de Cizre : Tall Abyad, la ville frontière côté « syrien » a été reprise à Daech, et les deux cantons ont pu ainsi être reliés. Cela coupait le passage que l’État turc et l’État islamique empruntaient pour passer d’un côté à l’autre. Les élites turques et le haut commandement militaire ont rapidement pris la décision conjointe de déclarer la guerre aux kurdes, pour éviter l’ouverture de ce fameux corridor kurde, de Mossoul et Kirkuk jusqu’à la mer méditerranée. Pour les autorités turques, cela représentait un vrai cauchemar. Voilà la vraie raison de la guerre déclarée aux kurdes.

La seconde raison, c’est que depuis le 4 avril, la liaison est rompue avec le leader Abdullah Öcalan [en prison, isolé sur une île depuis 1999]. Il subit une répression très dure, dans l’isolement le plus complet. Comment pourrait-on faire la paix avec une force qui détient un de nos symboles entre ses mains ? Ce n’est pas possible, en fait. Avec ce mouvement, les kurdes, les jeunes kurdes, dans certains quartiers ou certaines villes, ont déclaré l’autonomie. Du coup, l’État a envoyé ses forces spéciales à ces endroits-là : tanks, roquettes, armes lourdes. Ils occupent carrément des quartiers entiers, où vivent évidemment des civils. Les jeunes s’opposent à cette intrusion des forces armées dans leurs quartiers, ce à quoi l’État répond par de nombreuses violences, gardes-à-vue, assassinats, viols… Les jeunes disent qu’ils n’en peuvent plus, et étendent l’autonomie à d’autres endroits. Et quand on parle de l’autonomie, on dit qu’elle a « neuf pieds » : l’économique, le social, le culturel, la santé, l’écologie, les femmes, etc… Dans ces « neufs pieds », il y a aussi l’autodéfense.

L’autodéfense a pris une place de premier plan car l’État attaque avec des armes lourdes. Si l’État n’attaquait pas, s’il faisait un pas en arrière, le peuple s’organiserait autrement. Bien évidemment ce qui se passe ici est en lien direct avec ce qui se passe en Syrie et en Irak. Les américains, qui ont des bases aériennes en Turquie, ont autorisé l’État turc à attaquer les positions du PKK. L’ordre donné était que l’attaque pouvait se faire sur le PKK mais pas sur les YPG/YPJ. « Parce que nous, les américains, nous travaillons avec les YPG/YPJ ». C’est la politique du bâton et de la carotte. Dans le même temps où ils essayent d’affaiblir le PKK à l’est, ils ont besoin des YPG au Rojava, donc ils maintiennent de bonnes relations avec ces derniers. En réalité, les YPG ont besoin de l’Union Européenne, et l’Union Européenne a besoin des YPG car les YPG n’ont pas d’armée de l’air, et les autres n’ont pas de forces sur terre. Ils sont donc obligés de collaborer.

Mais ce qu’on a pu voir ces derniers mois, c’est que l’État turc attaque sauvagement des villes, des quartiers, des régions kurdes où des civils sont présents, et face à ça, l’Occident reste silencieux. Et sachez-le bien : l’État turc mène ces attaques contre les kurdes, dans leurs propres quartiers, dans leurs villes, avec une mentalité semblable à celle de Daech. Seul le nom diffère. Les façons de faire sont identiques. La semaine dernière, j’étais à Urfa dans un commissariat. Une jeune femme avait été violée. Les flics lui ont dit « nous sommes des membres de Daech ». Une lettre de cette femme, qu’elle a envoyée pendant son incarcération, raconte ce qu’elle a vécu. La mentalité de l’État turc et celle de Daech sont les mêmes. Je voudrais rajouter que le peuple kurde n’a cessé de réclamer la paix depuis 1993. Le PKK a demandé à huit reprises l’accord de paix, et l’a fait de différentes façons, par des manifestations, des propositions de discussions, etc. Et ce sont ces deux dernières années, au moment précisément où le PKK cesse de prendre les armes, que l’État turc a déclaré la guerre au peuple kurde à cause de la conjoncture actuelle.

Ces jeunes qui défendent les quartiers, les villes, les villages, ont été contraints de le faire. Ce ne sont pas des terroristes. Personne ne voudrait vivre nez à nez avec la mort, n’est-ce pas ? C’est simple, les jeunes refusent l’entrée des forces armées dans leurs quartiers. Ils veulent l’arrêt des assassinats, des gardes à vue, des tortures dans les commissariats, des enfermements dans les prisons. Mais l’État reste sourd à ces demandes, voire fait tout pour continuer à appliquer ces mesures. Pour toutes ces raisons, à Cizre, à Gever, à Nusaybin, à Derik, à Sur, à Silvan, à Varto, la confrontation continue.

Du coup on a l’impression que c’est la guerre sans que ce soit vraiment la guerre, ce sont des guerres très localisées sur une durée définie. Nous nous demandons si les gens sont prêts à la guerre. Nous avons vu par exemple qu’il y a eu une semaine de festival suite à l’assassinat de Tahir Elçi, l’avocat de Diyabakır. Sur l’affiche, il est écrit « Quoi qu’il arrive, on veut la paix ». Est-ce que ce sont les mêmes personnes qui défendent la paix et dans le même temps s’organisent pour la guerre. En d’autres termes, si la guerre se met en route, est-ce que tout le monde suivra ?

Depuis 40 ans, ou plus précisément depuis les années 1990, ce peuple a vécu sous l’oppression de l’État. Ils ont payé beaucoup de leur « peau ». Rien que durant la décennie 1990, plus de 4 000 villages ont été incendiés. Trois millions de personnes ont dû émigrer vers les métropoles. La guerre, elle nous a brûlés de près. Moi, par exemple, je n’ai pas pu vivre ma jeunesse. En raison des conditions de guerre au quotidien, on ne pouvait sortir que le jour, c’était ennuyeux. Je parle des années 1990. Le peuple kurde a vraiment soif de paix. Même là où la situation est la plus dure, là où la répression est la plus féroce, les kurdes vont quand même continuer à scander des slogans de paix. La valeur de la paix, seuls les vrais combattants en connaissent le sens. Depuis 30 ans, les kurdes se battent sans relâche mais suite aux évolutions de la situation, les kurdes sont de nouveau confrontés à devoir faire des choix. Il y a la réalité de Daech, et de ses liens avec l’État turc, il n’y a pas de doute là-dessus. Pour se défendre, la Turquie a dû trouver une stratégie capable d’arrêter l’avancée des kurdes.

On a compris aussi qu’on ne pouvait pas s’en sortir avec les méthodes de guérilla à l’ancienne, comme l’on fait les Hizbullah [au Liban]. La stratégie a été de prendre des lieux, des terrains, de s’entraîner sur ces espaces, en mobilisant les uns et les autres. Et ces organisations continueront d’évoluer. Il est vrai que la population a vécu un choc, car ils avaient à l’esprit l’exemple de Kobanê : en l’espace de quinze jours, plusieurs centaines de villages, dont la ville principale, ont été vidés de leur population. 400 000 personnes ont dû partir. La ville a été entièrement détruite. Beaucoup de jeunes ont perdu la vie en défendant le lieu. Plus de jeunes encore ont été blessés. Le peuple kurde a apporté un grand soutien, c’est certain, mais ça se passait loin de chez eux. Lorsque cette guerre est entrée dans leur quartier, là oui, ils ont pris peur. Mais on sait aussi qu’un grand nombre de personnes restera et soutiendra la force d’autodéfense qui est avec eux. Si les YDG-H continuent de défendre tous ces quartiers, le peuple continuera lui aussi de soutenir ces jeunes. Comme à Cizre, Yüksekova, Derik, pour ne citer qu’elles… Là où les habitants apportent leur soutien, l’État ne parvient pas vraiment à attaquer.

Sur, par exemple, est un lieu où il y a des commerçants, et du coup le quartier est assiégé par les forces de l’ordre. L’État veut manœuvrer là-bas, c’est ce qui explique qu’il y ait davantage de conflits. Les lieux non délaissés par les civils sont les lieux où l’État n’arrive pas à avancer. Je pense que ces résistances vont se répandre dans toute la zone kurde et que le peuple va manifester son soutien.

Si nous posons cette question, c’est qu’on sait bien que c’est un choix de faire la guerre, c’est difficile et compliqué de choisir entre construire pacifiquement son autonomie et se défendre face à la violence de l’État et de Daech. Idéalement, on préférerait tous le premier choix.

C’est en effet ce qu’il faudrait. Dans la période de construction de ce mouvement d’autonomie et d’autogestion, on aurait dû pouvoir entamer ces travaux sans avoir à faire intervenir les armes. On aurait pu s’organiser de manière passive dans nos quartiers, dans nos villages, dans nos villes. C’est un manque du parti politique légal kurde, le HDP. Si on avait su bouger avec la foule des habitants, l’État n’aurait pas pu entrer dans les quartiers. Comme il a continué à opprimer et réprimer les habitants, les jeunes ont été obligés de s’armer. En réalité ça commencé il y a un an à Cizre où 8 jeunes ont été abattus par des militaires. Des barricades ont été creusées. Mais avec l’arrivée du parti légal kurde, la stratégie des barricades a été mise en attente. A Silvan, par exemple, quand les premières barricades ont été montées au mois d’août, l’État a fait marche arrière en disant : « On ne vous fera aucun mal. On ne procédera à aucune garde à vue, on n’emprisonnera personne. Enlevez seulement ces barricades. » Mais une fois que les jeunes ont retiré les barricades, et qu’eux-mêmes se sont retirés de la zone de conflit, les forces de l’ordre ont attaqué les quartiers comme des barbares. Ils ont brûlé les maisons, les commerces. Ceux qu’ils ont attrapé ont été battus, torturés, enfermés. Là encore les jeunes ont dû reprendre les armes.

Vous savez qui sont ces jeunes aujourd’hui? Ce sont les jeunes qui ont perdu un parent ou un membre de leur famille : abattu, torturé, mis en prison ou porté disparu par l’État. Leurs villages, leurs maisons ont été incendiés. Ils ont été forcés de migrer vers les villes. Cette génération de jeunes est le résultat des années charnières 1990. Ils ont grandi avec ces histoires. Et la vengeance anime leurs pensées.

Mais il y a un vrai paradoxe à Sur, comme vous avez pu en juger par vous-mêmes, une vraie guerre y est perpétrée par l’État, alors que quand vous regardez vers l’ouest de la ville, une vie de luxe continue tranquillement son train-train. Une espèce de schizophrénie pour le peuple. Pourquoi cela? Pourquoi d’un côté nos jeunes perdent la vie et de l’autre les gens continuent à mener la leur tranquillement, dans les bars, à siroter du thé ou du café.

Les gens payent fort leur combat, en comprenant la valeur des jeunes qu’ils perdent. Les gens attendent que la guerre arrive chez eux. En Syrie c’est pas ce qu’il s’est passé ? Ça a commencé d’un coup à Homs, et aujourd’hui c’est toute la Syrie qui brûle. En Irak aussi, ça a commencé à Falluja, et c’est l’Irak entier qui brûle aujourd’hui. Au Yemen pareil, ça a commencé à Aden, et le pays brûle aussi. Idem en Libye. On ne peut pas savoir si au Kurdistan ça sera pareil ou pas. Mais quoi qu’il arrive, ces jeunes, on ne peut pas les laisser tout seuls. Pas pour la guerre mais pour la paix.

 

Est-ce que c’est une nouvelle stratégie, assiéger un quartier ou une petite ville, la couper du monde, lui faire la guerre, en faisant en sorte que le reste des habitants ne se sentent pas concernés par ces attaques très ciblées ?

Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Comme on l’a dit tout à l’heure, pendant cette période de construction, l’autodéfense est le dernier « pied » de l’autonomie. L’autodéfense est quelque chose qui est mis en place pour des attaques qui pourraient survenir en interne et non en externe. L’autonomie et l’autodéfense se font sans arme. Sauf si une attaque est perpétrée de l’extérieur avec des armes, là oui, tu dois toi aussi sortir les armes. L’autodéfense est quelque chose qui naît naturellement en toute personne qui se rebelle contre n’importe quelle forme de pouvoir.

Et ça bien-sûr, l’État s’en rend compte et attaque son peuple avec violence. Il veut lui faire peur. Il veut casser la volonté propre de chacun. Il veut vider les villes et les villages, casser cette lutte, et pacifier le peuple. Et il veut que le peuple se rende à lui. Il y a un tas de raisons à cela. L’État veut détruire le Kurdistan, et la lutte de son peuple. Il est fou de rage que face à lui les gens aient deviné son intention, et ses futures attaques possibles.

Et savez-vous aussi pourquoi nous étions informés que l’État s’était préparé à nous attaquer durant ces deux dernières années de paix ? Ils avaient préparé des véhicules blindés qu’on n’avait jamais vus jusque-là. Au moins 5 modèles différents. Ce sont des véhicules avec un système informatique intégré. Les armes se trouvent au-dessus des blindés, les forces armées sont comme sur leur joystick, comme devant leur playstation : ils font et contrôlent la guerre. Mais ce ne sont que des préparatifs, en réalité. On a aussi l’impression que les forces spéciales qui nous combattent étaient auparavant en Syrie. Ils n’agissent pas comme les anciennes forces armées. Ils ont un entraînement technique et une bonne formation militaire. On s’est rendu compte que ces deux années de paix ont permis à la Turquie de préparer un plan d’attaque pour que le peuple kurde se rende. Mais les jeunes sont entrés en résistance contre cette attaque.

Regardez juste si on imaginait qu’à Paris, Marseille, Toulouse, Bordeaux, peu importe, des gens masqués fracassent les portes de chez vous pendant que vous dormez, en hurlant, en vous insultant et en violant votre intimité. En un instant les voilà dans votre chambre, qu’est-ce que vous auriez ressenti à ce moment-là ? Nos jeunes en ce moment se battent précisément contre tout ça.

Je vais parler de moi. Ma mère me disait quand j’étais petit : « Attention, si tu ne vas pas te coucher, les militaires turcs vont venir te chercher ». C’était notre loup à nous, elle nous faisait peur comme ça. Est-ce que vous arrivez à comprendre ce que ça signifie ? Un matin, les militaires viennent dans votre village, ils rassemblent les hommes sur la place, les insultent, les humilient, les frappent, les torturent… Toutes ces sales choses qu’on peut s’imaginer, ils les font. Et ensuite, ils rentrent dans vos maisons et font ce qu’ils veulent. Auprès des femmes et des enfants. Et si c’était vous, qu’est-ce que vous auriez fait ? Historiquement, ceux avec qui la France a eu le plus de conflits, c’est avec les Anglais. Imaginez si l’État anglais vous avait fait ça, qu’est-ce que les français auraient pensé ? Ou si c’était le contraire, qu’est-ce que les Anglais auraient pensé de l’État français ? Les kurdes résistent simplement face à cela.

Chaque instant de la vie est devenu un moment de torture pour nous. J’ai 38 ans aujourd’hui, et je ne me sens en sécurité que là où les forces armées ne sont pas présentes.

État de siège à Diyarbakır : Terreur d’État et résistance populaire (2ème partie)

diyarbakir_22aralik_11A Amed (nom kurde de Diyarbakır), du 14 au 22 décembre, le peuple de la « capitale kurde » a repris la rue et les serhildan, pour montrer sa détermination et son soutien à la guerilla. Une semaine de manifestations et d’affrontements. 5 jeunes manifestants exécutés par des « escadrons de la mort »…

Terreur des tanks de l’armée turque contre l’autonomie revendiquée et défendue par le mouvement kurde.

De nouvelles operasyon – ces opérations militaires contre les « terroristes kurdes » comme aiment à en parler les médias aux ordres du Sultan Erdoğan – ont pris corps depuis le 13 décembre. Plus de 10 000 militaires, policiers et gendarmes des forces spéciales sont partis à l’assaut de Silopi, Cizre, Nusaybin etc. Autant de villes kurdes ayant déclaré leur autonomie et qui se sont vue successivement placées sous couvre-feu puis attaquées par les tanks et les bombes de l’État turc. Car il s’agit pour le gouvernement comme il l’a dit et redit sur toutes les chaînes de télé d’une « opération de nettoyage » – ce qui rappelle les envies de karcher de Sarkozy en son temps ou celles de génocides bien pires encore. 10 000 fascistes armés jusqu’aux dents pour mater le mouvement d’émancipation sociale kurde et pour lancer une véritable guerre civile dans la région.

Dans ces villes et quartiers, beaucoup de maisons, d’immeubles, mais aussi des écoles et hôpitaux se font incendier ou éventrer par les bombes des tanks. Et bien que les habitants se fassent quotidiennement tués ou volés leurs biens par les forces spéciales, ils continuent de sortir dehors, d’investir les rues pour manifester, danser, faire du bruit ou même tirer des gros feux d’artifice la nuit pour signifier à l’Etat qu’ils apportent un soutien sans faille aux YDG-H – les jeunes qui défendent les quartiers les armes à la main –, et qu’ils préfèrent mourir que laisser leurs maisons et leurs terres.

Côté baston, les forces spéciales progressent a priori beaucoup moins vite dans leurs opérations sanglantes qu’ils ne l’affirment. Elles se vantent d’avoir tué plus de 120 guerillas dans toutes ces villes, mais rien n’est moins sûr, car comme chacun sait, l’Etat aime toujours s’inventer des chiffres à des fins de propagande. A Sur, d’après ce qu’il se raconte dans les cafés et aux coins des rues, les forces répressives de l’Etat n’avanceraient pas d’un pouce, et les fascistes des forces spéciales se feraient même shooter plus que ce à quoi ils s’attendaient. Le siège du quartier de la vieille ville, commencé le 2 décembre, ne donne semble-t-il pas les résultats escomptés, et c’est tant mieux ! Enfin, les YDG-H revendiqueraient le 21 décembre plus de 25 flics tués pour les derniers jours à Silopi, Cizre et Sur ainsi que plusieurs prisonniers…

Sur le plan politique, le HDP et le BDP – partis pro-kurdes, présent pour le premier à l’assemblée nationale turque pour le premier des deux – sont sortis du silence et de la mollesse que de plus en plus de gens critiquaient ces derniers temps. Le co-président du HDP, Demirtaş, est monté au créneau en défendant l’autonomie des villes et quartiers, l’autodéfense et les fameux hendek. Les hendek sont, au choix, ces barricades de sacs de sable ou ces fossés creusés pour empêcher l’avancée des blindés et des flics, et font diablement polémiques dans les médias aux ordres du Sultan. Impression étrange que de voir Demirtaş appeler aux manifestations alors que tout indique sur les traits de son visage ou dans son regard qu’il sait qu’à coup quasi sûr il se prendra une balle dans les semaines ou mois à venir… Et pourtant, il a réagi… Et une partie du peuple et du mouvement kurde, un peu rassuré, va pouvoir prendre la rue, faire du bruit et montrer que les groupes d’autodéfense et les guerillas sont soutenus…

Manifestations à Amed : barricades et exécutions

Lundi 14 décembre, à Ofis, le quartier du centre de Diyarbakır. Enfin ce moment fort, attendu par un grand nombre de gens du mouvement kurde, se met en marche. Les commerces sont fermés. Les gens sont dans la rue. En début de cortège, « les mères », puis les autres venus de tout les coins de la ville. Le cortège est composé de jeunes, de femmes, d’enfants, des vieux, des hommes, ils et elles sont là pour dénoncer l’Etat de siège qui dure à Sur depuis des jours. Pour dénoncer la présence militaire, et policière dans toute la ville de Diyarbakır. Pour dénoncer la répression de l’Etat contre les villes kurdes ces derniers mois.

La ville continue à être transformée en zone de guerre par les flics. On y trouve tous les types de véhicules blindés possibles : les akrep (Les scorpions), kirpi (l’hérisson), kobra (cobra), des tanks, des panzer, des toma (canons à eau), les fords ranger des « escadrons de la mort », et toute une armada de policiers en kalach. Et tout ce matériel de mort se concrétise en arrestations et gardes-à-vue à foison, en perquisitions, en nuages de gaz à lacrymogènes sans fin, en arrosages non stop de cette satanée eau qui brûle, en survols d’hélico et d’avions de chasse, en tirs à balles réelles…

Mais la vraie crainte du peuple reste les véhicules ford rangers. Ces derniers, en effet, remplacent les beyaz toros (en l’occurence les Renault Toros) des années 90 qui servaient à kidnapper et à faire disparaître les militants kurdes. Le premier ministre actuel, Davutoğlu, a même menacé le printemps dernier, lors d’un de ses meetings à Van (habitants majoritairement kurdes), que si son parti, l’AKP, ne réussissait pas à avoir les 400 députés au parlement, les beyaz toros reviendraient rendre visite aux kurdes. Ces « escadrons de la mort » font partis des forces spéciales de l’État, ils n’hésitent pas à tirer sur les civils. Tous les jeunes abattus froidement dans les ruelles, ou sur les places l’ont été par cet « escadron ». Un jeune raconte : « On manifestait, on jetait des pierres sur les canons à eaux. On a vu la Ford Ranger arriver, on a su qu’il fallait courir. On a prit une ruelle, pas la bonne. J’entendais les tirs qui sifflaient à mes oreilles pour finir sur les murs. Notre camarade est tombé sous nos yeux. Touché à la tête, on pouvait rien faire. Ils continuaient de tirer. On s’est glissé contre les murs, ils continuaient à tirer. Je ne sais pas comment j’ai réussi à me faufiler, je m’en suis sorti. Pas comme mes deux camarades. » Deux jeunes meurent d’une balle dans la tête ce 14 décembre.

https://youtu.be/S4kRciwiink

Les forces spéciales tuent et sèment la terreur dans tout le Kurdistan. Pour affaiblir, pour traumatiser les gens, et les mettre sous silence. Cela a son effet : les gens ont peur…

…Mais pas suffisamment pour ne plus prendre la rue ! Tout les jours donc, depuis le 14 décembre, les gens se rassemblent pour marcher vers Sur. Conférences de presse à la va-vite en pleine rue devant les flics, sittings, slogans, applaudissements, sifflements, innombrables chants ponctuent les débuts de manifestations : « L’AKP et Daech sont main dans la main. Le PKK frappent ces deux porcs ! », « Nous sommes tous Sur, nous sommes tous en lutte ! », « Vive la révolte de Sur ! », « Le PKK c’est le peuple, et le peuple est là ! » Les habitants se réunissent autour de trois quartiers, pour ensuite converger vers Sur. Mais il arrive, malheureusement pas souvent, qu’ils réussissent à passer les barrières de la police. Pourtant l’idée de continuer à se retrouver tous les jours, en sachant la répression qui les attend, semble kamikaze, mais ils le disent eux-mêmes : « Nous avons pas d’autre choix que de dénoncer ce que fait l’État fasciste à son peuple. Cela fait combien de jours que l’État assiège toutes nos villes, nos quartiers ? Jusqu’à quand faut til qu’ils nous tuent pour que le monde se soulève ? » « Nous ne sommes pas nombreux, comment cela se fait t-il ? Pourquoi les gens ne sortent t-ils pas dans les rues avec nous ? »

Une fois que les gens se font disperser par la police, ils s’éparpillent dans les rues. Et circulent comme des passants lambda pour ne pas se faire repérer avant de se regrouper, d’enflammer des poubelles, de monter de petites barricades et de narguer les flics. Dès que les canons à eau passent à côté d’eux, des gamins âgés de 6 à 12 ans, bouteilles en verre à la main, se jettent sur leur cible. Ils loupent, reloupent quasiment à tous les coups et reviennent avec un sourire aux lèvres : « Oldî,oldî » (« C‘est bon ! C‘est bon ! » dans un mélange de turc et de kurde). Les gamins se font engueuler par un vieux qui leur dit de rentrer chez eux. Un gars, la trentaine, voit la scène, et intervient en lui disant : «  Au lieu de gueuler sur les gamins, vas plutôt gueuler sur la police. C’est eux les responsables. Laisse les gosses faire ce qu’ils ont à faire. » Dans toutes les rues, les manifestants les plus actifs sont les jeunes et les çocuklar, les enfants… Les femmes et les « mères » sont également bien présentes. On le voit et on nous le fait remarquer : « Ces femmes sont les piliers du mouvement, sans elles on s’écroulerait. Ces mères ont subi la perte de leur proche, elles ont rien à perdre. Au contraire, elles ont tout à gagner. Et elles ne lâcheront rien. » La jeunesse est aussi déterminé que les mères. Un manifestant insiste : « L’État ne sait pas ce qu’il fait. Il ne se rend pas bien compte de se qu’il est en train de recréer. Ces jeunes déterminés qui luttent contre l’État sont nés dans les années 90. Ils y ont perdu des oncles, leurs pères, leurs frères, leurs grand pères… Ils savent mieux que personnes ce que l’État représente pour eux. Et ils sont près à tout pour se défendre. Et l’État refait la même erreur aujourd’hui. »

Entre les manifs, la population n’oublie pas les şehit, les morts, assassinés par l’État. Des lieux de recueillement ont été mis en place par la mairie HDP de la ville. Les familles des victimes, pendant trois jours et trois nuits, sont visitées par les habitants touchées par la mort des jeunes. Ils viennent faire leur condoléance, manger ensemble, boire le thé, pleurer, faire des agit (« chants, pleur»). Il y a un lieu pour les femmes, un autre pour les hommes. Des centaines de personnes s’y bousculeront pendant ces trois jours.

Baston à Bağlar.

Bağlar est, avec Sur, le quartier le plus populaire du centre ville. C’est un gigantesque entrelacement d’immeubles et de ruelles. « Imprenable par la police ! » avertissent certains. Et c’est dans ce quartier pauvre que les habitants sont les plus actifs dans la lutte et contre la police. Tout le monde s’entraide, se prévient, se protège. Les petites rues voient très régulièrement pneus et poubelles brûler, à toutes heures du jour ou de la nuit. Les trottoirs sont dépavés et servent aux barricades de fortunes ou de projectiles contre les blindés. Chacun et chacune se rappellent des nuits du 6 et 7 octobre 2014, où le serhildanl’émeute, la révolte – pour Kobanê avait enflammé les cœurs. Ce que les jeunes attendent, c’est de refaire la même. De réussir à « maintenir un serhildan quotidien qui relierait Bağlar à Sur en passant par Ofis ».

Les fillettes cassent des briques à la sortie de l’école, et partent dans les rues les mains remplies de projectiles. Et des bandes de gamins hauts comme trois pommes d’à peine 5 ans se masquent le visage et hurlent des slogans antikeufs ! C’est hallucinant ! Les çocuklar sont chaud comme la braise. Au moins dans leurs intentions. Les journées paraissent calmes, mais tout le monde est aux aguets tant les flics peuvent surgir et gazer comme des porcs chaque recoins, balcons, cages d’escaliers : « il y avait tellement de gaz dans la rue que des copains sont tombés dans les pommes », témoigne un jeune du quartier.

Et quand la nuit tombe, les choses sérieuses commencent. Affrontements armés entre les flics et les jeunes les plus téméraires et organisés. La police ne parvient pas, la plupart du temps, à rentrer dans le quartier tant les moyens employés sont virulents. Le 15 décembre, en réponse au fait que les flics ont blessé par balle un jeune du coin, un des commissariats du quartier s’est fait attaqué au lance-roquette. Le même soir, un petit groupe de motivés s’en sont pris à un toma en balançant une bombe artisanale sous le véhicule qui roulait. Les nuits sont chaudes, et les habitants restent en veille pour soutenir leurs jeunes en cas de besoin… C’est bien à Bağlar, comme à Sur, que la révolte gronde. Que les plus pauvres réclament autonomie et liberté.

22 décembre : « aujourd’hui il n’y a pas école… »

Deux nouveaux jeunes tués ce 22 décembre dans les rues de Diyarbakır. L’un, Şiyar Baran, n’avait que 13 ans tandis que l’autre, Serhat Doğan, abattu d’une balle dans la tête, en avait 19.

Aujourd’hui il n’y avait pas école. Et pour cause, les habitants de la capitale kurde avaient décidés de faire ville morte pour protester contre le siège du quartier de Sur et contre la terreur d’État qui s’installe chaque jour plus profondément au Kurdistan. Quasiment tous les commerces sont fermés, les centres commerciaux ont même suivi le mouvement, les gens ne sont pas allés travailler. Et il y a cette fois-ci encore un peu plus de monde à la manifestation du jour. Plus de 5000 personnes devant la mairie qui se mettent à marcher en direction de Dağkapı et les murailles de la vieille ville. Le dispositif policier est impressionnant de tous côtés. Seule une petite rue perpendiculaire au boulevard n’est pas bloquée. Le cortège s’y engouffre et déjà la police se met à gazer et à balancer son eau qui brûle depuis les nombreux toma qui ratissent toutes les rues des quartiers alentours. Les flics barbus de l’AKP, aux commandes de l’opération, peuvent se réjouir de leur travail : ils ont dispersés en deux deux la manifestation. Mais pourtant, après s’être cachés dans les cages d’escaliers ou les appartements voisins pour reprendre souffle et courage, les manifestants et les badauds convergent vers le centre où un nouveau rencard a été donné pour se retrouver. Et à Ofis, c’est la même que d’habitude : affrontements, répressions, caillasses, gaz, barricades, çocuklar et jeunes contre policiers AKPistes et barbus.

Tandis que les affrontements continuent, des rumeurs de hendek en train de se monter dans d’autres quartiers de Diyarbakır commencent à circuler. Reste à voir ce qu’il en sera dans les jours suivants. En attendant, les assassins professionnels, les escadrons de la mort turcs, sont encore sortis de leurs 4×4 noirs pour tuer efficacement et froidement les jeunes manifestants pour la liberté. Et de ce point de vue, le bilan de la journée est encore terriblement bien lourd : à Amed, 2 jeunes sont tombés sous les balles de l’Etat. Tandis que dans le reste du pays, 5 civils se sont faits tués à Cizre, 2 à Nusaybin, 1 à Silopi, 1 à Tarsus et 2 à Istanbul. Gageons qu’ils seront vengés. Quelques heures après leur mort, à la nuit tombée, des jeunes attaquent déjà le commissariat de leur quartier à Bağlar…

Etat de siège à Diyarbakır : la sale guerre de l’Etat turc s’intensifie (1ère partie)

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Depuis juin dernier, l’Etat turc et ses flics – se réclamant pour un certain nombre de Daech – font monter la pression au Kurdistan. Certaines villes et quartiers du Kurdistan déclarent en effet leur autonomie en écho au mouvement autogestionnaire qui voit le jour au Rojava (Kurdistan syrien) et cela ne plaît pas du tout au président-dictateur Erdoğan et à ses collègues de la bourgeoisie turque. Leur réponse est la reprise de la « sale guerre » des années 90 que leurs prédécesseurs avaient menée contre le peuple kurde. Cela se concrétise par des centaines de couvre-feux de plusieurs jours à de nombreux endroits, ainsi que le sièges de villes et quartiers. [Un article sur le site Susam-sokak reprend ça en détail ; voir aussi Kedistan.fr]. Neuf jours de siège à Cizre (120000 habitants) pour y exterminer les « terroristes » kurdes [sic] en septembre. Puis Silvan en novembre où les tanks turcs ont détruits 3 quartiers. Puis Nusaybin, Mardin,… et Diyarbakır, la plus grande ville du Kurdistan (850000 hab.) que beaucoup considèrent comme la « capitale » du peuple kurde… Diyarbakır (Amed en kurde), plus précisément, Sur, le quartier de la vieille ville fortifiée, un symbole historique et l’un des trois « cœurs » de Diyarbakır avec les quartiers d’Ofis et de Bağlar. Sur, sa population pauvre et son labyrinthe de ruelles, coupée du reste de la ville…

Voici un récit des journées du au 11 décembre.

8 décembre : Sur sous les bombes et les balles
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Sur, la vieille ville fortifiée de Diyarbakır, est assiégée par les forces armées de l’État turc depuis maintenant 7 jours consécutifs. Nous voulions nous rendre dans le quartier comme à notre dernière visite il y a quelques mois. Mais aujourd’hui, impossible d’avancer plus loin que sur le trottoir en face de l’historique muraille. Pour qui y a déjà été, les souvenirs reviennent vite, il n’y a pas à dire ce quartier il est difficile de ne pas aimer y venir et s’y perdre dans ses ruelles. On y trouve, en temps normal, des vendeurs de racines et leurs charrettes en bois, des boissons chaudes improbables, des échoppes par milliers, des terrasses où l’on boit le thé sans soif ni fin, des femmes marchant avec leur gosses ou leurs copines bras dessus bras dessous, des vieux en train de glander allongés sur l’herbe, des jeunes rigolant en pagaille… Sur !

Et ce que l’on peut voir aujourd’hui est maalesef à des années-lumière de tout ça. Les commerces sont fermés, plus personne dans les rues, impossible de franchir Dağkapı, une des portes de la vieille ville. Tout accès est bloqué. La meydan, la place, par laquelle on accède à la vieille ville, habituellement pleine de gens, est vide : un chien errant essaye de trouver un passage à travers les barrières de police, panique un instant, et parvient enfin à trouver à une sortie au piège dans lequel il était pris. Les flics en civil, kalach’ à la main, font face aux passants qui les regardent inquiets. D’autres keufs patrouillent dans leurs panzer (blindés de la police) ou dans leurs toma (canons à eau utilisés au quotidien). C’est ce que l’on peut voir du siège de Sur. Tout a bien changé en l’espace de quelques mois : à l’extérieur de la vieille ville, malgré une ambiance pesante, les gens continuent de vivre leur quotidien quasi « normalement », à ceci près que chacun entend tirs en rafales, grondements et explosions, chacun voit des colonnes de fumée noircir le ciel. Les gens qu’on croise et rencontre, racontent tous les mêmes choses. Nous en partageons les quelques bribes qui nous sont parvenues : les forces spéciales balancent en effet des bombes par hélicoptère sur les habitant.e.s et les camarades qui résistent à l’intérieur. Et même une mosquée de Sur, monument qui date de plus de 500 ans, a été littéralement soufflée par une bombe des flics. Les pompiers venus pour éteindre la mosquée en feu, n’ont eu droit qu’à une seul mot des forces spéciales : « Laissez ! Cette ville de sales bâtards devrait cramer en entier »… Face à cela, des guerillas et des jeunes des YDG-H sont venus aider à défendre le quartier. On nous dit qu’ils et elles sont à peine 200, mais se relayent par groupe de 10 ou 15 à tenir les positions. Les forces spéciales qui font le siège n’arrivent pas à rentrer et se font régulièrement mettre à l’amende (blindés détruits, keufs blessés ou tués). Les guerillas ne sont pas les seuls à défendre le quartier : des habitantes de Sur de tous âges, elles aussi, aident à monter les barricades de sacs de sable et prennent les armes pour se défendre.

Aujourd’hui, ce 8 novembre, quelques centaines d’habitants ont manifesté dans le quartier d’Ofis pour dénoncer ce sièges qui n’en finit plus. La foule a forcé le barrage des flics, les jeunes ont dressé des barricades et ont attaqué la police. Mais les keufs sont arrivés en mode commando, ont gazé comme des porcs, utilisé leurs canons à eaux, tiré avec leurs flash-ball, et également à balles réelles : un jeune de 14 ans a été touché par une balle, il est mort quelques heures plus tard. Plusieurs témoignages précisent que les assassins du jeune sont des flics spéciaux, sortes de barbouzes, sortant d’un gros 4×4 noir banalisé et vitres teintées qui rode souvent aux alentours des manifs…

Une personne, habitant non loin de Sur, concluera cette journée : « On s’endort avec le bruit des tirs… Et on se réveille avec le bruit des tirs. »

9 décembre : le reste de la ville sous les gaz

Comme tous les jours, aujourd’hui encore les avions de chasse survolent la ville et maintiennent une pression psychologique par le boucan qu’ils font. C’est aussi la 8ème journée consécutive de siège du quartier de Sur. Le fracas des explosions et le bruit des rafales retentissent toujours, les nuages de fumée montent vers le ciel derrière les murailles de la vieille ville fortifiée. A midi, en parlant avec un vendeur de journaux à Ofis, nous apprenons qu’une manifestation a lieu une heure plus tard pas loin de là où nous nous trouvons. Nous nous y rendons. Les flics sont partout : blindés, canons à eau, police anti-émeute, keufs en civil kalash’ à la main. Il s’agit pour la petite centaine de courageuses et de courageux du jour de faire entendre les revendications suivantes : la libération d’Abdullah Öcalan – toujours prisonnier sur une île turque dont il est le seul résident depuis 1999 et dont plus personne n’a de nouvelles depuis avril dernier – ; la reprise des négociations pour la paix ; et la reconnaissance d’autonomie formulée par les villes et les quartiers du Kurdistan par l’État turc. Autant dire que c’est tendu et stressant, les flics instaurant là encore une ambiance de petite terreur. Le rassemblement s’ébroue et commence à partir en manif. La police menace en hurlant dans les hauts-parleurs que manifester est interdit (comme en France !) et les blindés et les casqués se lancent illico à la poursuite de la déambulation. Les manifestants décident de ne faire qu’un tour de pâté de maison pour calmer les ardeurs de la flicaille, ne pas lui permettre de gazer, tabasser et tirer dans le tas une fois de plus. Une demi-heure plus tard, après sitting et prises de paroles, les manifestants se dispersent. Nous partons nous balader dans les quartiers alentours. Quelques heures plus tard nous avons à nouveau droit au gaz lacrymogène. Toutes les rues que nous empruntons en sont gavées. Les nombreux passants – pères de familles, lycéennes, vieilles femmes – pleurent tout comme nous. Personne ne sait vraiment ni où ni pour quelles raisons les keufs ont gazé depuis leurs blindés. Ce gaz se répand partout, il est invisible et met du temps à s’évaporer. On nous dira le lendemain que c’est un gaz d’un type nouveau, et bien plus puissant qu’avant : « Ça fait 22 ans que je suis là et que je respire du gaz, celui-ci est pire que les précédent… »

10 décembre : solidarité avec les assiégés

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13 heures. Manifestation aujourd’hui en solidarité avec les habitants et les camarades qui résistent

aux assauts de l’État dans Sur. 500 à 600 personnes, à peine, devant la Porte d’Urfa de la citadelle. Gros dispositif policier, comme d’habitude. Mais qui ne suffit pas à démotiver les manifestants qui font face. Ça tape sur les rideaux de fer baissés, ça siffle et frappe dans les mains pour faire un maximum de bruit et se faire entendre depuis l’intérieur. Ça ressemble quasiment à une manif devant une taule en soutien aux prisonniers. Beaucoup de jeunes voire de très jeunes, de 8 à 14 ans, qui courent en ribambelle. Comme le fait remarquer un manifestant, « Ce sont les mères et les enfants qui nous aident à tenir moralement. La vraie force ce sont eux ». Un bon paquet, aussi, de grand-mère remontées par des décennies de massacre, de tortures, de taules et d’humiliations racistes au quotidien.

Le face à face avec les flics dure bien deux heures : la police menacent régulièrement d’attaquer la manifestation car elle est interdite (comme en France !) ; les cocuklar, les enfants, s’échauffent et commencent à dépaver et briser les briques pour en faire des projectiles ; les adultes calment le jeu et appellent tout le monde à venir s’asseoir et chanter la guerilla au plus près des flics. Et dans les temps morts ça discute. Un certain nombre de personnes s’énervent contre le fait qu’il y a vraiment peu de monde, comme le fait ce père de famille : « Mais où sont les autres ? Cette ville est gigantesque et nous ne sommes que 500. Que font les autres ? Ils boivent du thé ? » Et c’est vrai que la question se pose. L’État turc joue la carte de la terreur et de l’épuisement : il tente de diviser le mouvement en effrayant le plus grand nombre. Tous les États procèdent ainsi, ce n’est pas nouveau, mais le phénomène semble visible de manière cruciale en ce moment à Diyarbakır. La plupart des discussions tournent autour des questions de la paix et de la guerre. « Faut il attendre encore avant d’assumer franchement la guerre qui nous est faite ? » ; « La paix, il faut œuvrer à la paix et ne pas céder aux provocations de l’État » ; « D’accord, mais en attendant, ils tuent tous les jours plusieurs de nos jeunes » ; « Est-ce que le PKK et les YDG-H adoptent la bonne stratégie ? L’autodéfense des villes et des quartiers, est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? » ; « Il n’est pas possible de baisser la tête devant Daech et Erdoğan ! »… etc. Telles sont les discussions, les questionnements, les prises de têtes du moment.

Cinq cocuklar de 9 à 13 ans lancent un chant révolutionnaire, la foule les reprend en chœur. Puis d’autres jeunes allument deux grands feux à même la chaussée. Vieux frigos déglingués et autres débris font de bons combustibles. Mais ça ne plaît pas aux larbins du Sultan. Quelques minutes après ils chargent avec canons à eau et blindés lanceurs de gaz. Nous partons en courant dans les petites rues avant de se disperser.

11 décembre : État de siège et arnaque tactique

Toujours être entre guerre et paix. Telle semble être la stratégie de l’État turc et de ses forces spéciales. Hier au soir, il annonçait la levée du siège de Sur, mais ce n’était malheureusement que de la poudre aux yeux. Comme nous avons pu le constater en nous y rendant. Toujours être entre guerre et paix pour fatiguer, déstabiliser et faire tergiverser le mouvement kurde…

Nous nous dirigeons ver Sur, donc. Pour fêter la fin du siège, croyions nous.

Nous arrivons au meydan, les grilles de la police barrent toujours l’accès. Ce premier signe montre qu’il y a anguille sous roche. Et second signe : fouille à l’entrée, palpage et vérification des identités des personnes qui veulent rentrer dans Sur. Passeport européen, c’est louche, une vérification plus poussée. Avant de rentrer, par simple provocation, ou simple envie de comprendre leur présence dans un quartier où la levée de l’interdiction a été annoncée : « Pourquoi vous êtes toujours là ? » « Nous sommes là contre la terreur »… Ah ! Une fois dans les rues où plus personne ne pouvait circuler depuis des jours, on comprend rapidement avec tristesse et colère, en voyant la multitude des forces de police, que ce n’est pas du tout une levée d’interdiction. C’est juste une « pause » avoueront rapidement les forces spéciales. Toutes les rues sont bloquées par des tireurs, qui ont le doigt sur la détente, près à tirer. Des agents cagoulés avec des kalashs à la main. Des tanks, des canons à eaux, et d’autres véhicules blindés… Si tu veux continuer à te déplacer ou emprunter une rue, les contrôles se font encore. Peu de commerces sont ouverts, peut-être un sur quatre. Les animaux enfin sont sans doute un bon indicateur sur l’ambiance de ces sales derniers jours : des cadavres de chats à même la rue, et les chats survivants semblent malades et affamés.

On atterrit à la terrasse d’un café au cœur de la vieille ville. Des femmes arrivent, se posent à côté de nous. Abattues. Elles parlent en kurde, et nous traduisent en turc leurs discussions : « On a entendu hier soir la levée du siège. On vient voir, et la déception est doublement douloureuse. Ça présage rien de bon. Les fouilles, les policiers, les tanks, partout. Quel sens ça donne à cette soit disant levée dinterdiction ? On ne peut même pas rentrer dans Sur. Vous imaginez ce que vivent les gens encerclés par les forces de l’État ? Ils sont sans eau, sans électricité, sans nourriture depuis neufs jours. Les seuls à se battre ce sont eux, nos jeunes. Et tout les autres ? Où sont tils ? Hein ? Je vous le demande !  Certains veulent la paix, la paix sociale, un accord qu’on attend, qui se ferait avec l’État, mais qui n’arrive pas. Et d’autres veulent se battre, faire la guerre, pour enfin avoir la paix : nos jeunes. Ils sont plus courageux que bien d’autres. Eux se battent pour nous défendre, pour qu’on puisse exister librement ». Comme d’autres ces derniers temps, elles critiquent le HDP pour la mollesse dans leurs propos « La paix avant tout », « Restez chez vous », et soulignent que ça casse le mouvement du peuple en le rendant plus frileux. Puis les femmes nous embrassent et s’en vont. Nous nous remettons en chemin. Et rapidement nous pouvons voir des maisons vides où il y eu des affrontements, les vitres sont brisés, des centaines de douilles de balles gisent au sol, et les sacs de sables se font plus nombreux. Pour celles et ceux qui continuer à s’aventurer près des zones d’affrontement, le risque de contrôle est grand. Et ça l’est encore plus pour les étrangers vus comme une réelle menace par les forces spéciales de la police du Sultan – journalistes, espions, pkk’lı, allez savoir ce que s’imaginent ces criminels… Une fouille de sac et ils sont toujours plus tendus, plus menaçants quand ils tombent sur un appareil photo ou un enregistreur audio : ça les fait psychoter. Expliquer le fait d’être des touristes ou simplement venu voir la famille n’évacuent pas toute méfiance. Heureusement ni photos compromettantes ni sons politiquement pas clairs. Ils hésitent et demandent à coup sûr ce que des yabanci, des étrangers, foutent dans les quartiers d’ici. Et bien on a plus le droit de circuler ou quoi ! Et si vous avez la malchance d’être français, le chef en cagoule finira par lancer menaçant :  « Vous voyez, en France, votre pays a déclaré 3 mois de couvre feu avec possibilité de prolonger à 6 mois. Ici en Turquie, nous sommes dans un vrai pays de droits. C’est un des pays le plus libre du monde. Tout le monde peut se déplacer librement. » Et oui, ça donnerait presque envie d’éclater de rire ! Même si ça peut être étonnant de voir qu’il connaît ce qu’il se passe en France et qu’il n’a pas tort.

Vite sortir de la souricière et de Sur, il y a vraiment des flics partout. Ce n’était effectivement qu’une arnaque tactique policière : permettre aux habitants qui le souhaitent de partir de chez eux, et ainsi, tenter d’approfondir la distance entre guerilla et peuple. Direction la sortie, donc. Dans la rue qu’on emprunte, une femme parle fort, avec sa fille qui l’accompagne et dit : « Sur est en État de siège depuis 9 jours, et le gouvernement n’a pas réussi à avancer d’un pas dans ces rues. Enragé, l’État et sa force armée sont près à tout dévaster pour avoir le dernier mot, il y a qu’à voir les photos. Ils veulent rentrer avec les tanks et les chars, mais la zone est maintenue par les forces du YDGH et du PKK avec des barricades, et des armes. Les habitants restant, soignent et soutiennent les combattants. Et là, ils font semblant d’enlever l’interdiction, pour vider les habitants restants et pour attaquer avec plus de violence Sur. Vous avez rien vu de ce qu’ils ont fait dedans. Allez voir là où ils interdissent l’accès. Ils ont tout démolit, et incendié. Que veux l’État ? Nous anéantir, en nous faisons passer pour des terroristes ? Je reviens de l’intérieur, j’habite dans ce quartier qu’ils ont saccagé avec la même violence et la même mentalité que Daesh. Et ils disent qu’ils sont là pour nous protéger. Ils veulent nous tuer un par un. Mais on continuera de résister. Pardon je vous parle, mais je sais même pas si vous êtes policiers ou agents de l’État. Mais ça m’est égal, j’en peux plus. » Elles nous disent qu’elles ont pris des photos de l’intérieur, et qu’elles veulent nous les envoyer, et faire entendre à l’Europe la terreur de l’État turc sur le peuple kurde.

[2ème partie à venir…]