Entretien réalisé en avril 2017 à Diyarbakır.
Ces trois dernières années, que s’est-il passé dans le mouvement des femmes ? Quelles actions ont été menées ?
Dilda : Ça va faire deux ans que je suis installée ici, à Amed. Et pendant un an et demi j’ai fait l’expérience de travailler à la mairie. Dans toutes les mairies du Kurdistan, il y avait des groupes politiques de femmes. Ils avaient été conçus pour traiter les questions liées aux femmes. Des projets étaient menés pour les femmes des villes, des quartiers, des campagnes, des communes et des régions du Kurdistan. Les autres femmes pouvaient aussi être concernées. Ces groupes de femmes menaient ces travaux politiques. Et c’est ce à quoi j’ai participé : mener un travail politique auprès des femmes.
Quelles actions nous menions ? Nous avons, ces derniers temps, beaucoup fait de soutien socio-psychologique dans les quartiers. Mais nous menions aussi auparavant des actions en ouvrant des lieux de refuge pour les femmes victimes de violences. Mais pour ouvrir ces lieux c’était très difficile, toute les mairies n’avaient pas l’autorisation, il fallait que nous passions par la préfecture pour pouvoir créer ces espaces.
J’ai aussi été dans Sur, pendant les opérations de couvre-feux, dans la partie où on pouvait avoir accès avec des laisser-passer. Nous menions pas mal de projets avec les femmes de Sur, qui étaient souvent dans une situation plus précaires que les femmes habitant d’autres quartiers, d’autres secteurs de la ville. Nous prenions et archivions les témoignages, pour en discuter afin de trouver des solutions ensemble, et répondre au mieux à leurs besoins. Nous étions dans les quartiers pour être au plus proche des femmes. Ensuite, selon leur besoins, nous avions des formations, sur le soutien qu’on pouvait apporter, sur les violences sexuelles, sur les violences conjugales, sur les traumatismes, sur les enfants, sur l’avortement…
Pendant la période de guerre nous avons mobilisé et focalisé nos travaux sur les enfants des quartiers. Puis quand nous avons vu que tout devenait de plus en plus difficile nous avons dû agir sans préparatifs, pour venir en soutien aux femmes forcées de migrer, aux femmes subissant les violences d’État en plus des violences déjà existantes. Avec le peu de choses qu’on avait nous avons essayé d’être là pour les familles, les femmes nécessitant du soutien, sur le plan vestimentaire, sur la recherche de logement, sur la collecte d’argent. On a essayé de faire des choses avec pas grand chose.
Les femmes fréquentaient-elles ces lieux avant la reprise de la guerre avec l’État turc ?
Zelal : En réalité, les femmes qui subissent des violences, n’arrivent pas immédiatement, en disant, « j’ai subi des violences, alors je viens vous voir », non. Et si on revient un peu en arrière, on peut voir que c’est depuis 1993 que le mouvement des femmes a pris une réelle place dans le PKK, et dans les syndicats c’est plus dans les années 2000 que les femmes ont commencé à jouer un rôle. Au début c’était juste une figure symbolique présente, en tant que secrétaire par exemple, puis très vite il y a eu des réflexions théoriques. Et c’est aussi à partir de là que les femmes ont commencer à exprimer leur refus de se faire maltraiter, violenter, que ce soit de manière physique, sexuelle, ou économique… Elles ont pris conscience de ces choses-là, de refuser tout ça. Et c’est pour toutes ces raisons qu’à Diyarbakır il y a quatre foyers pour femmes qui ont été ouverts par la mairie ces dernières années.
Et nous avons mené un travail au sein de ces foyers. Parce que renvoyer une femme qui vit des violences chez elle, c’est pas du tout la solution. Donc on ouvrait aussi des lieux pour accueillir les femmes. On les dirigeait aussi vers des hôtels d’amis, mais là elles étaient souvent retrouvées par leurs maris, et ça posait des soucis. Donc c’est à partir de l’année 2013, quand les mairies ont été gagnées par le HDP, avec les co-maires, que nous, les femmes, nous avons pu mener nos travaux. En 2015, un réel budget était à disposition pour mettre nos projets en place. On a utilisé ces fonds d’abord pour le pôle social, puis plus précisément pour l’éducation des gens autour de la question : « Qu’est-ce que la violence physique, la violence économique à l’encontre des femmes, et des enfants ? » L’idée c’était aussi d’orienter les femmes qui subissaient des violences et qui venaient nous voir vers les divers foyers.
Mais l’idée était aussi de creuser lors d’ateliers, la sensibilité et l’éducation des jeunes garçons et jeunes filles aux violences qu’un homme peut faire à une femme. Le patriarcat provoque des comportements violents chez un certain nombre de jeunes hommes, puis d’hommes, c’est pourquoi il était important de proposer des ateliers de formation, pour montrer et nommer les choses qui sont de la violence. Lors de ces ateliers, on pouvait entendre, par exemple : « Sans moi, elle ne peux pas sortir », « C’est moi le chef à la maison »…. On a pu remarquer que beaucoup d’hommes avaient l’esprit fermé, et s’ils parvenaient à réfléchir un peu, ils n’arrivaient pas pour autant à formuler ces réflexions pour eux-mêmes. Pourtant, à partir de la fin des années 2000, ils ont commencé à répondre aux questions posées. Par exemple, nous leur demandions : « Est-ce que le mariage vous a facilité ou rendu plus difficile la vie ? » La majorité répondait que ça avait facilité leur vie, que ça avait augmenté leur confort de vie. Et cette même question posée aux femmes donnait de toutes autres réponses : la mariage entraînait pour elles une vie sociale réduite, davantage de problèmes à gérer et une perte de responsabilités… Nous mettions ensuite ces réponses au centre d’un débat en mixité pour en discuter entre hommes et femmes. C’était un moment important pour tenter d’ouvrir l’esprit des hommes, pour qu’ils prennent conscience, qu’ils réfléchissent et fassent évoluer leur idées, leurs comportements et leurs regards sur les femmes et le monde. Pour qu’ils comprennent comment ce système patriarcal les a modeler sur une image d’homme-type, et comment en sortir en se repositionnant.
Ces travaux ont aussi permis qu’on mette des règles au sein de la mairie. Par exemple, notamment, lorsqu’une femme subissait des violences de son mari travaillant pour la municipalité, elle se voyait verser tout le salaire de ce dernier. On a pu appliquer cette règle sur quelques hommes, et du coup ça les faisait réfléchir.
Mais j’aimerais aussi souligner que plus les choses se sont institutionnalisées, plus nos projets ont glissé vers la mentalité, l’esprit de l’État. Avant, nous faisions plein d’actions en bénévoles, ce n’était pas juste du travail à la mairie. Il y avait aussi du temps passé dans les syndicats, dans les collectifs et les associations de femmes. Mais une fois que les mairies sont passées au HDP, ils nous ont proposé de travailler ensemble, et ils nous ont pris en tant que « professionnelles ». On peut noter qu’un changement a eu lieu dans nos standards de vie, dans notre façon de vivre. En étant simultanément à moitié bénévoles et à moitié payées, à moitié professionnelles et à moitié en amateur, ça nous a fait glissé dans un esprit flou. Peut-être l’avez-vous remarqué vous-même, que depuis quelques temps, les collectifs et associations des femmes ont fermé, et que les femmes se sont pour la majorité repliées sur du travail pour des questions économiques. Et ça, ça a été une perte pour nous, pour le mouvement des femmes. Le fait qu’on est toutes été travailler dans les mairies, ça a affaibli les autres lieux d’organisation des femmes. Peut-être qu’en ayant choisi de travailler dans les mairies, ça a finalement fait reculer le travail réalisé auprès des femmes, ça nous a enlever l’esprit bénévole. Nous avons pris des crédits, nous avons acheté des maisons, et moi pendant longtemps je n’ai pas fait d’enfant, mais c’est peut-être le confort de mon travail pour la mairie qui a permis à mon enfant de venir. Et comme on s’est habituée à un nouveau standard de vie, nous avons du mal à revenir à l’ancien. Le fait qu’on ait un enfant par exemple, ou bien le crédit, ça fait changer notre manière de penser. Quand on était bénévole on arrivait à survivre avec pas grand chose, on était beaucoup plus proche des gens. Loin des cycles familiaux, fonder un foyer, avoir des enfants. Je pense que ça nous a joué des tours, et sans doute rendu les choses plus difficiles. Parce que je le vois à Diyarbakır, après une période comme ça, on a pris un autre tournant. Pour nous, par exemple, il a toujours été hyper important d’avoir le mouvement des femmes bien présent sur la journée du 8 mars, avec des jeunes femmes et des plus anciennes, une réelle présence intergénérationnelle. Mais depuis la période de la « sale guerre », elles se font moins présentes, même les « mamans » ne se mettent plus en avant pendant les manifestations, car elles aussi peuvent se faire arrêter. Les amies que vous avez croisé, ainsi que moi-même, nous avons toutes fait partie de la mairie, et depuis que nous nous sommes faites licenciées, reprendre le travail auprès des femmes nous a été plus difficile, et c’est dommage. Nous avons perdu de nos engagements féministes et solidaires.
Bien-sûr que cette vague de licenciements massifs au Kurdistan lancée par l’État a touché toute la population, mais les femmes l’ont été plus durement encore. Parce que ça fait reculer l’avancée qu’il y avait eu, notamment par la présence des femmes dans la force de travail. Et une grande partie des femmes travaillant pour les municipalités ont été arrêtées, et à ce jour elles sont encore en prison. Et ça a fait que les femmes restantes à l’extérieur ont eu peur et ont laissé les espaces de travail vides. Pour toutes ces raisons, nous avons dû quitter la rue, la lutte, et l’organisation… mais pour un temps, car rien n’est éternel…
Y a-t-il eu des cas de répressions plus ciblées en dehors de la vague de licenciements ?
La première chose que l’État a fait en reprenant de force les différentes mairies de Diyarbakır, ça été de licencier tout le personnel du quartier de Sur. Puis cette mise sous tutelle de l’État de nos administrations, ça n’a pas juste été de la répression, cela a concrètement transformé les mairies en prisons à ciel ouvert. Quand le débarquement a lieu pour la mise sous tutelle, ce sont des dizaines de policiers et de militaires armés qui sont arrivés. Ils ont grillagé directement tout le pâté de maison autour des bâtiments municipaux. Ils se sont agités avec leurs akrep [blindés], leurs canons à eau, en courant dans tous les sens. Déjà ce mode de débarquement est assez impressionnant et angoissant. C’est déjà assez pour nous comme forme de répression. L’État s’est contenté de ce déballement de force brute. Il nous fait passé le message qu’il veut par ce moyen-là. Il enlève ainsi toutes les potentialités de pouvoir te référer à tes droits sociaux antérieurs. L’État est arrivé très préparé, avec sa violence institutionnalisée et spectaculaire. Il savait ce qu’il allait faire. Par exemple, moi je travaillais à l’entrée à l’accueil des publics. Pour vous expliquer un peu, nous étions employées dans une mairie où nous débattions beaucoup sur la hiérarchie : quand les co-maires rentraient dans la salle où nous étions, jamais nous n’aurions pensé à nous lever comme signe de respect, cela n’existait pas entre-nous. Et là, quand la mise sous tutelle a eu lieu, le personnel se sentait dans l’obligation de se lever quand le représentant de l’État arrivait avec toute son artillerie et son bruit. Le personnel était au garde à vous. Tout le monde se voyait contrôlé, relevé l’identité. C’était une répression de plus qui s’ajoutait à la liste. Et puis habituellement, nous arrivions à la mairie pour travailler entre 9h et 9h30. Là, nous sentions la pression psychologique, dès le réveil de se dire qu’il fallait se rendre au travail dès 8h. La pression de s’y rendre en courant, comme si on était des soldats. Tu avais également le net sentiment de ne plus pouvoir prononcer un mot sur les nouvelles atteintes qu’on nous faisait, comme si ça aurait été la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase. Alors on voulait, on se devait d’être irréprochable.
Et aujourd’hui, alors que l’État a fermé tous les lieux d’organisation des femmes qui existaient auparavant, avez-vous songer à rouvrir de nouveaux espaces pour les femmes ?
Aujourd’hui, il n’y a plus aucune institution dédiée aux femmes dans la région. Ah si, il n’y a plus qu’une seule municipalité qui n’est pas sous tutelle, et là-bas les travaux auprès des femmes continue. Mais les femmes qui y travaillent sont peu en contact avec nous de peur de perdre leur poste, et même les co-maires sont distant.e.s. Nous avons besoin d’un temps de récupération pour renaître, car en ce moment c’est très difficile. Pour le référendum [d’avril 2017], il y avait beaucoup d’amies femmes qui se sont activées pour le « non ». Il y avait autour de cette question une forme d’organisation. Même si on n’avait aucun lieu pour se retrouver, on se connaît toutes assez bien dans la région, on a pu s’organiser malgré tout sur cette action-là.
Il n’y a plus d’assemblées en ce moment ? De rencontres chez les unes les autres ?
Non c’est difficile. Il y en a pas trop en ce moment, vous devez vous même l’avoir remarqué. Il y a un grand nombre de policiers et de militaires dans la ville, se regrouper reste difficile voire impossible. On n’arrive pas pour le moment à se retrouver pour réfléchir et s’organiser. Mais par contre certaines femmes, qui n’ont pas encore été licenciées des mairies, réussissent à se voir par le biais de leur travail, mais sans discuter ouvertement politique. Donc, c’est assez flottant pour le moment. Même si d’une manière ou d’une autre, on arrive à se croiser, comme autour du « non » au référendum.
Est-ce qu’à l’époque où ça fonctionnait, les femmes venaient seules sans enfants ? Ou bien, les enfants étaient aussi présents pendant ces temps de rencontre et d’organisation ?
Oui, oui, avec les femmes il y avait très souvent les enfants. Ces temps de rencontre ne tournaient pas tant autour du fait d’être mère, mais plutôt autour de leurs places de femmes, et d’humain qui ne ne peut pas vivre et faire vivre la violence. Des temps et des espaces où chaque femme pouvait dire ses idées sans crainte d’être jugée par les unes et les autres. D’où émergeait une conscience forte et libre. Notre devise était : « C’est avec confiance que nous devons vivre cette vie ! » Et la présence des enfants, c’était aussi une manière de continuer le travail ensemble, qu’ils/elles s’imprègnent des échanges, qu’on s’éduque ensemble.
De notre place, de fait extérieure au mouvement des femmes kurdes, on ne comprend pas toujours bien. On a l’impression que le mouvement des femmes est imbriqué avec celui des « mamans », ce qui n’est pas forcément la même chose…
On ne fait pas de séparation. On veut recréer les choses, repartir d’une base nouvelle. Alors on prend en compte le tout, les hommes, les femmes, les mères, les enfants, les individus de là où ils/elles se trouvent. Le changement doit avoir lieu chez tou.te.s : notre rapport à l’autre, à l’éducation, à l’argent, à l’amitié, à l’amour… Une vie où on sera dans le partage, sans ce soucier de l’argent…
Est-ce que tu vois du changement dans la mentalité des hommes ?
Oui, si on regarde par rapport à y a 10 ans, on voit le changement. Par exemple, les hommes incluent les femmes sur les prises de décisions, ils attendent pas le service à la maison. Tout ça n’est pas une généralité, mais on voit ces évolutions, et dans certains foyers les hommes participent aussi aux tâches quotidiennes, à la garde des enfants. Par exemple j’ai participé à une réunion, où des camarades hommes ont appelé pour dire qu’ils ne pouvaient pas être présent, car ils devaient garder les enfants. On continue d’avoir ces discussions avec les camarades hommes. Par exemple nous avons des discussions sur les techniques de nettoyage des murs avec nos camarades hommes, il y a dix ans ça n’aurait pas été imaginable, aucun d’eux n’auraient formulé ce genre de demande, ou de conseils !
Un autre exemple récent, nous avons dernièrement acquis collectivement un local commercial Il fallait le nettoyer, nous avons fait une demande, et des amis hommes se sont proposés pour le faire, tandis que d’autres ont réagi en disant que les camarades femmes pourraient nettoyerC’est pas encore ça, mais petit à petit les mentalités changent.
La stratégie de l’AKP semble aussi de rendre la ville plus religieuse, en y construisant par exemple cette gigantesque mosquée. Est-ce que, de ton côté, tu constates un changement de comportement chez les femmes ?
Entre-nous on se fait des blagues : « Est-ce que tu t’es achetée ton drap pour te couvrir pour sortir ? », « Tu es plutôt burqa ou voile intégral ? » Mais c’est certain que la politique actuelle fait que les femmes se couvrent de plus en plus, et nous, là-dedans, on se retrouve pas. Ça nous inquiète pas mal…