Merhaba Hevalno mensuel n°13 – mars 2017

Sommaire :

  • Agenda ;
  • La sale guerre continue au Bakûr ;
  • Au Kurdistan, la loi du silence ;
  • Le modèle alternatif du Rojava ;
  • Karayilan : « Si la Turquie nous attaque, elle aura ce qu’elle mérite » ;
  • Nouvelles attaques contre les yézidi.e.s, le PDK envahit le Shengal ;
  • La Turquie coordonne des attaques génocidaires contre les Kurdes sur son territoire et
    à l’étranger.

 

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Merhaba Hevalno mensuel n°12 – Février 2017

Nous voici déjà au douzième numéro du Merhaba Hevalno mensuel, ce qui veut dire que l’aventure qu’est l’édition de ce bulletin dure depuis maintenant un an. À vrai dire, avant la publication du premier numéro mensuel en février 2016, il existait déjà une brochure hebdomadaire du même nom, qui résumait les infos parues en anglais sur les médias kurdes de Turquie, principalement sur la guerre que l’État turc venait de relancer au Bakur, mais aussi sur les développements du système autonome du Rojava (en Syrie). À cette époque, suite à la bataille très médiatisée de Kobanê et face au silence assourdissant des médias occidentaux sur les massacres perpétrés par l’État turc, la publication d’une revue de presse hebdomadaire était motivée avant tout par la double envie de mieux comprendre les mouvements révolutionnaires au Kurdistan et de les faire connaître plus largement. Nous avons passé des heures à chercher des informations sur internet, les traduire puis les imprimer au format d’une petite brochure pour ensuite les emmener sur les marchés ou les poser sur des tables de presse ou dans des snacks kurdes. La situation au Bakur nous semblait trop grave, trop urgente ; une fois lancée la revue, on ne pouvait plus s’arrêter de relayer les news chaque semaine, on sentait que les infos devaient circuler pour que les expressions de solidarité se multiplient.

Nous avons tenu ce rythme pendant six mois, puis après une petite pause de fin d’année, le projet est passé à un format plus grand, plus beau, moins fréquent, ce qui nous permet d’élargir un peu la perspective, de creuser non seulement dans les infos mais aussi de sélectionner et traduire des analyses, des critiques, des entretiens, des bouts d’histoire de la région et de ses luttes.
Nous tenons à souligner, de nouveau, que nous ne sommes expert.e.s ni en géopolitique, ni en quoi que ce soit, et pour la plupart nous ne sommes pas Kurdes ni n’avons habité au Kurdistan.
Ce n’est pas toujours évident pour nous de comprendre la complexité de ce bout du « Proche Orient » dans lequel vivent et résistent les populations kurdes, qui sont, en plus, traversées par les problématiques propres à chacun des quatre États-nations qui divisent le Kurdistan.

L’équipe du Merhaba Hevalno est composée principalement de personnes d’origines occidentales, vivant toute en France, à des kilomètres du Kurdistan, dans des positions privilégiées, loin des bombes et de la répression quotidienne vécue par les militant.e.s et les populations kurdes à des niveaux qu’on a du mal à imaginer depuis nos vécus. Nous sommes traversé.e.s en permanence par des questions de légitimité à trier ce que nous relayons.
Dès lors, nous priorisons la parole directe, les témoignages et les analyses formulées par des Kurdes, mais nous faisons forcément des choix éditoriaux qui dépendent de nos propres filtres et qui prennent une certaine distance de la propagande des partis.
Et mis à part l’édito, tous les articles que nous publions sont des traductions d’articles soit publiés par des personnes vivant au Kurdistan et traduit en anglais (qu’ensuite nous traduisons en français), soit par des personnes vivant ailleurs, en grand partie en Occident, et qui sont en général originaires de la Turquie ou d’un des trois autres États-nations dans lesquels se trouve le Kurdistan. Qu’il s’agisse de parlementaires HDP ou DBP, d’un.e jeune camarade rencontré.e dans les rues de Amed, ou d’un.e français.e partie rejoindre les combattant.e.s kurdes en Syrie, nous avons essayé de publier un entretien dans chaque numéro de la revue.Ainsi, des entretiens avec des responsables des partis et mouvements politiques (n°4, 6) aux textes de fond sur le fonctionnement concret des systèmes d’administration autonomes (n°2, 3, 5) en passant par les analyses et des nouvelles des situations complexes, des luttes et des répressions des kurdes LGBTI+ (n°6, 11) ainsi que des interviews avec des journalistes de l’agence de presse des femmes JINHA (n°4), nous essayons de donner un maximum de pistes pour comprendre la complexité des situations là-bas à travers une analyse selon laquelle toutes ces luttes sont inextricablement entremêlées les unes dans les autres.

Malgré le fait que nous ne sommes pas forcément passionné.e.s par les analyses géopolitiques, nous nous sommes néanmoins rendu.e.s à l’évidence que, pour publier un bulletin comme celui-ci, nous sommes obligé.e.s de passer par ces analyses, pour mieux comprendre la situation et pour donner plus de pistes de compréhension à ceux et celles qui la lisent. Pour ceux et celles qui souhaitent se rattraper, nous recommandons la lecture des articles publiés dans les numéros 3, 7 et 9. Le n°9 traite surtout des enjeux complexes autour de la bataille pour Mossoul, qui est d’ailleurs toujours en cours et dont nous continuons à parler dans ce numéro-ci.Pour le coup, l’ampleur du mouvement des femmes en Kurdistan est pour nous un des éléments très important de ce qui se déroule au Kurdistan. Au-delà des images très romantiques et réductrices des femmes armées de leurs kalachnikovs résistant contre les «barbares», la place que prennent de multiples structures de femmes dans les luttes au sein de la société civile est extrêmement impressionnante et nous n’en entendions que très peu parler. Pour tenter de remédier à ce manque, nous avons, par exemple publié, dans les 4e et 5e numéros de ce mensuel, un long article écrit par une délégation de femmes partie au Bakur en mars 2016. Aussi, pour mener une véritable solidarité envers ce mouvement ainsi que s’en inspirer pour nos luttes ici, il nous semble judicieux de connaître les structures et fonctionnements de ces mouvements, ainsi que les discours qui les soutiennent : publier de nombreux articles sur les différents aspects du mouvements des femmes aux 4 coins du Kurdistan nous a donc semblé bien pertinent. Et certains textes, comme celui publié dans le 8e numéro et intitulé « Les femmes du Rojhilat contre le sexisme », peuvent directement faire écho aux propos des camarades des milieux de l’« ultra-gauche » d’ici.

Nous espérons que ce modeste bulletin participera à la solidarité avec la lutte actuelle au Kurdistan et avec la remise en cause profonde et radicale du patriarcat, du capitalisme et de l’Etat nation qui s’exprime quotidiennement en son sein. A propos de solidarité depuis l’Occident, nous avons plusieurs fois proposé des textes de la militante kurde Dilar Dirik : dans le numéro 6 de juillet 2016, nous avions traduit son texte « Confronter les privilèges : de la solidarité et l’image de soi » que nous vous recommandons de lire et relire. Dans cette même veine, et toujours dans le n° 6, nous avions traduit un texte appelé « Appel à une solidarité critique », écrit par une délégation de personnes d’origines occidentales et dans lequel elles appellent à un renforcement de la solidarité envers les mouvements révolutionnaire en Kurdistan tout en restant critique et évitant le piège du soutien aveugle à une lutte lointaine.
Enfin, pour finir, nous souhaitons remercier tout un tas de personnes, tout.e.s celles et ceux qui prennent le temps de lire ce bulletin, de l’imprimer, de le distribuer, d’en parler, d’envoyer le lien internet à leurs ami.e.s. N’étant pas encore sur facebook, nous ne savons pas trop si on nous y « like » ou pas, mais en tout cas on voudrait remercier notre chère camarade du site Kedistan.net pour tous ses efforts à publier notre bulletin sur son site internet et de le relayer sur les réseaux sociaux. Et, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, nous sommes toujours intéressé.e.s par les avis des lecteurs et lectrices, et il ne faut pas hésiter à nous écrire à actukurdistan@riseup.net

Et pour vraiment finir, voici un bout de l’édito du tout premier numéro du Merhaba Hevalno mensuel, dont les mots ont toujours autant de pertinence aujourd’hui qu’il y a un an :
« Nous pensons à toutes celles et ceux qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes réactionnaires du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr «notre chère» France fait partie. Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques. Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici. »

Bonne lecture !

A imprimer et diffuser largement !!

 

Sommaire :

  • Des nouvelles de Diyarbakır
  • Dilek Öcalan, objet d’un mandat d’arrestation
  • L’inefficacité de l’armée turque en Syrie
  • Une coopérative de femmes au Rojava
  • Les conséquences des divisions partisanes des forces armées dans la région kurde d’Irak
  • Soutien à Pinar Selek, pour un acquittement définitif
  • L’artiste, la censure et l’oiseau
  • Deux livres sur le Kurdistan
  • Glossaire & carte
  • Agenda…

 

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Solidarité avec les prisonniers et prisonnières kurdes

Parmi d’autres choses, une des possibilités de soutien est d’envoyer des cartes postales aux détenues. Quelques adresses sont en dessous. Nous nous joignons ainsi à la campagne de soutien qu’a lancé Kedistan.net. On n’oublie pas tou.te.s les autres !

Envoyez des cartes-postales aux prisonnières !

Sachez que, pour que vos messages de soutien puissent traverser le ‘contrôle’ avant de trouver sa destinataire, il faudra respecter quelques règles.

Certaines prisons ne distribuent pas les courriers qui sont rédigés en d’autres langues que le turc, car les censeurs n’étant pas polyglottes, il ne peuvent pas lire et vérifier… Pour donner à vos carte-postales toutes les chances d’arriver au bon port, rédigez les en turc.

Si vous n’êtes pas turcophone, pas de panique !

  • Avant tout, prenez le soin de choisir des cartes-postales sans inscription en langue étrangère sur l’image.
  • Rédigez votre message en turc :
    – Vous pouvez utiliser un des modèles que vous trouverez ICI.
    – Vous pouvez vous rapprocher des associations kurdes, ou alévies de votre localité. N’est-ce pas aussi une excellente occasion pour tisser de nouveaux liens ?
  • Mettez vos cartes-postales sous enveloppe.
  • Ajoutez sur l’enveloppe, un « nom » et une « adresse » en tant qu’ »expéditeur/trice ».
  • Le tarif postal est de 1,25 €.

Voici une liste de quelques femmes responsable et Co-maires. Nous n’oublions pas toutes les autres.

Une liste établie par les organisations féministes à l’intention de leurs membres :

Sebahat Tuncel (Co-présidente du DBP), Ayla Akat (Ancienne députée DBP). Les Co-maires : Gültan Kışanak (Diyarbakır), Sebahat Çetinkaya (Responsable DBP de Derik), Zeynep Sipçik (Co-maire Dargeçit), Diba Keskin (Erciş), Aygün Taşkın (Diyarbakır, Ergani), Hazal Aras (Diyadin) Handan Bağcı (Edremit), Dilek Hatipoğlu (Hakkari), Figen Yaşar (Muş), Cennet Ayık (Elazığ, Karakoçan), Nadiye Gürbüz (Bursa HDP), Atiye Eren (HDP)
Aysel Işık (Journaliste JINHA), Hülya Karakaya  (Journaliste, rédactrice en chef, Özgür Hal Dergisi)

Sebahat Tuncel
Silivri 9 Nolu F Tipi Cezaevi
Silivri Istanbul TURQUIE

Gültan Kışanak
Ayla Akat

Kocaeli 1 Nolu F Tipi Yüksek Güvenlikli Ceza Infaz Kurumu A2-5
Kandıra Yolu
Koceli TURQUIE

Sebahat Çetinkaya
Zeynep Sipçik
Diba Keskin
Aygün Taşkın
Dilek Hatipoğlu
Atiye Eren
sont toutes au :
Sincan Kadın Kapalı Cezaevi
Ankara TURQUIE

Hazal Aras
Handan Bağcı
sont au :
Erzurum E Tipi Kapalı Cezaevi
Erzurum TURQUIE

Figen Yaşar
Muş E Tipi Cezaevi
Muş TURQUIE

Cennet Ayık
Elazığ E tipi Cezaevi
Elazığ TURQUIE

Nadiye Gürbüz
Yenişehir Kapali Cezaevi B-6 Koğuşu
Bursa TURQUIE

Hülya Karakaya 
Diyarbakır E Tipi Cezaevi
Mevlana Halit, Emek Caddesi
21080 Bağlar Diyarbakır TURQUIE

Aysel Işık
Şırnak T Tipi Cezaevi
Yeşilyurt mahallesi Rezuk Caddesi
73100 Şırnak TURQUIE

Figen Yüksekdağ
Kocaeli 1 Nolu F Tipi
Yüksek Güvenlikli Ceza İnfaz Kurumu
A3-15
Kandıra/Kocaeli TURQUIE

 

Des nouvelles de Diyarbakir : Entretien avec Dünya

Dünya, une camarade de Diyarbakır, a bien voulu répondre par mail à quelques-unes de nos questions en cette fin de mois de décembre 2016. Alors que l’État turc veut réduire au silence toute critique et désir de liberté, voici ce qu’elle nous raconte de sa vie là-bas. Cela donne un rapide aperçu de l’ambiance en ce moment dans la capitale du Kurdistan…

Un dessin de Zehra Dogan

Salut ! Comment vas-tu ?

Bonjour ! Je vais bien, mais j’ai dû un peu m’éloigner de tout ce que j’ai vécu dernièrement, et je suis partie à Istanbul. J’essaie de vivre la sérénité que vous vivez en France malgré toutes les choses inévitables que l’on peut vivre ici au Kurdistan. Il faut vraiment que je me décide à chercher du travail à Amed (Diyarbakır). Ou alors je vais à Istanbul pour y travailler. Mais je n’ai toujours pas décidé. J’aime vraiment Amed. Mais comme il y a beaucoup de moments difficiles à Amed ces derniers temps, je crois que je vais pouvoir vivre nulle part, car je ne me sens bien nulle part. La douleur du Kurdistan est là dans mon cœur, elle me suit partout.

Que faisais-tu comme travail ? Et qu’imagines-tu faire aujourd’hui ?

J’ai été à l’université d’Istanbul où j’ai étudié la langue turque et la littérature. J’ai fait pas mal de boulots dans ma vie, dans la presse et dans le textile notamment. Et ces 2 dernières années à Amed, j’ai eu un poste à la municipalité de Sur [le quartier historique d’Amed]. Mais en décembre 2015 on a tou.te.s été viré.e.s. Les premier.e.s employé.e.s de mairies au Kurdistan à avoir été désigné.e.s et viré.e.s par l’administration turque sont celles et ceux de la municipalité de Sur. Et tout particulièrement celles qui travaillaient sur la question des droits des femmes. Les femmes de la municipalité n’ont pas seulement été licenciées, mais un bon nombre d’entre-elles ont été mises en garde à vue. Et nous qui ne nous sommes pas faites embarquer, nous avons organisé des manifestations de soutien pour dénoncer ces agissements. La plupart des femmes qui se sont trouvées sans emplois ont leurs maris en prison et se retrouvent sans ressources. En bref, nous sommes toutes sans travail. L’État a constaté que des femmes étaient responsables de différentes organisations : il y a vu un danger et n’a pas toléré cela…

A quoi est dû ce changement de politique de la part de l’État ?

Il y a plusieurs raisons. Ce dont je viens de parler en est une. Et une autre est le fait que beaucoup de municipalités [tenues par le HDP] ont déclaré leur autonomie [à l’automne 2015]. Celle de Sur aussi, et l’État a commencé à y faire la guerre. Pendant les 113 jours de résistance [des habitant.e.s et des groupes d’autodéfense de Sur au siège des forces spéciales], l’administration turque a commencé à prendre des mesures antidémocratiques. Ensuite, à partir de juillet 2016 a été déclaré l’état d’urgence. La démocratie a été mise de côté et les municipalités des villes du Kurdistan ont été mises sous tutelle de l’État par la force. [53 municipalités au jour d’aujourd’hui, début 2017.] En fait, les personnes élues par le peuple on été remplacées par des tuteurs ou des préfets choisis par l’État.

Dans quelle situation se trouvent les prisonnier.e.s ? As-tu des nouvelles ?

Depuis la déclaration de l’état d’urgence, les gens sont placés en garde à vue ou incarcérés sans procès et pour n’importe quelle raison. On est passé dans une période où la démocratie est littéralement piétinée. Dans les prisons il n’y a plus de place. Je le sais d’une amie qui a été incarcérée sans jugement. Dans des cellules de 20 places, l’administration entasse jusqu’à 45 personnes. Il y a pour cette raison de gros problème d’hygiène. L’amie qui est en prison travaillait à la municipalité et était responsable d’un syndicat. C’est pour cela qu’elle a été arrêtée. Sa sœur a été arrêtée pour les mêmes raisons et attend également un jugement. Elles sont séparées de leurs enfants et ça me rend vraiment triste. Les conditions de détentions sont très mauvaises : outre les problèmes d’hygiène, de nombreuses maladies traînent, il n’y a pas de chauffage, et le courrier est très mal distribué… Et depuis la mise en place de l’état d’urgence plus personne ne peut rendre visite aux camarades détenu.e.s mis à part des membres de leurs familles.

Le quartier de Sur est dans quel état ? Que s’y passe-t-il actuellement ? Est-ce que tout le quartier a été détruit ? Les travaux ont-ils commencé ? Quelle est la situation de celles et ceux qui habitaient là-bas ?

Après le siège des forces spéciales et l’attaque militaire, Sur n’a pas réussi à s’en remettre. Malheureusement ce qui s’est vécu dans les années 1990 est à nouveau là ! Les habitant.e.s qui ont été forcé.e.s de quitter Sur sont parti.e.s. Et celles et ceux qui sont resté.e.s, l’ont fait soit parce qu’ils n’avaient pas d’autres endroits où aller, soit par attachement sentimental à leur quartier et à leurs racines. Beaucoup de gens se retrouvent exproprier, ils se font prendre leurs terrains et leurs maisons. Et ce que l’État propose en échange n’a strictement aucune valeur en comparaison. L’État les force à vendre et accélère ainsi la colonisation de Sur. Les travaux ont déjà commencé et les projets urbanistiques sont prêts. 5 quartiers sont toujours sous couvre-feu et sont en train d’être finis d’être rasés alors que un nombre important d’habitations restaient intactes. La destruction faite par les tanks a laissé place à celle faite par les bulldozers. Maintenant il n’y a plus de quartiers, plus de maisons. Cela fait 6 mois qu’ils préparent leur projet de colonisation. Il leur faudra 6 mois de plus pour construire leurs immeubles. Et quand les habitant.e.s pourront revenir dans leur quartier, ils ne verront que ces nouveaux immeubles en béton et ne pourront pas récupérer les maisons qu’ils avaient avant. Ce que l’État a voulu prendre, c’est leurs biens et leur histoire. Et bientôt, il voudra leur revendre ces nouveaux appartements, à crédit pour les attacher pendant 20 ans.

Dans quelle mesure la police et l’armée sont-elles omniprésentes à Amed ? Est-ce qu’elles sont toujours là malgré la levée des couvre-feux ? La population continue-t-elle à manifester ?

Malgré le retrait des couvre-feux, il y a une grande présence des forces spéciales dans toute la ville. Comme je disais plus haut, à Sur, il y a eu une rude guerre qui a laissé des traces malheureusement indélébiles. Et comme je dis depuis le début de l’entretien, depuis la tentative de coup d’état des güleniste, la police arrête qui elle veut comme ça dans la rue. Si tu te regroupes à 15 ou 20 personnes tu peux être arrêté et prendre un mois de prison. On est plus aussi libre qu’avant lorsque nous faisions nos manifestations. On ne peut plus faire de prises de paroles ni de manifs ni rien. Le pays est en train d’être dirigé de manière monarchique.

L’État veut, semble-t-il, faire exister un vrai black-out médiatique en Turquie, et plus encore au Kurdistan. La population arrive-t-elle quand même à s’informer ?

L’État a très bien su mettre en place – et il l’a fait bien consciemment – ce black-out médiatique. En coupant ou en censurant tous les médias – radios, tv, presse… Du coup, la population essaye de s’informer comme elle peut, notamment par twitter par exemple. Mais les réseaux sociaux commencent à être attaqués également et les gens de plus en plus poursuivis. Et à Amed, l’État prend le luxe de ralentir le débit d’internet ou de le fermer carrément, pour, ainsi, couper tous les moyens que les gens ont pour communiquer. Et ce que le pouvoir veut absolument cacher c’est les guerres de factions en son sein.

Mais bien-sûr que les médias alternatifs trouvent des moyens et des canaux de diffusion, même si cela est difficile. Le mouvement des femmes a commencé à se redonner des moyens de diffusion, et d’autres suivent. Il y a une vraie attention des gens à l’information, et même une ébauche d’un minuscule chemin vers l’info devient un espoir pour nous tou.te.s. Les médias ne s’arrêtent pas et continuent d’exister…

Cizre, Şırnak, Nusaybin… Dans quelle situation sont les villes qui ont subies les sièges des forces spéciales ? Comment font les habitant.e.s pour survivre ?

Toutes ces villes ont été complètement détruites. Il n’en reste plus rien. Malheureusement les gens vivent en ce moment dans des tentes, et les forces spéciales attaquent même ces campements de fortune. Ces gens-là n’ont pas de solutions. Les aides, il y en avaient mais l’État a fermé par décret toutes les associations qui s’en occupaient. Ces aides ont donc diminué. La situation est très critique en ce moment. On a beau amené de l’aide – du matériel et de l’argent –, ça n’est pas suffisant…

Est-ce qu’une partie des habitant.e.s du Kurdistan de Turquie émigrent ? Où vont-ils : en Turquie, en Europe ?

Oui, quand c’est la dernière solution, les gens s’en vont. Quand ils sont virés de leur travail et de leur maison, ils sont malheureusement poussés à partir. Ceux qui ont quelques possibilités vont à l’ouest de la Turquie, et ceux qui en ont encore un peu plus essaye de gagner l’Europe. Amed avait accueilli, ces dernières années, beaucoup de gens de Kobanê et de Shengal. Mais d’après ce que l’on sait, eux aussi s’en vont. Il y a une baisse et des changements anormaux dans la population de Amed. Maintenant la Turquie n’est plus du tout un endroit sûr pour y migrer car tout le monde sait que c’est la guerre ici, dans le sud-est…

Où en est le mouvement des femmes en ce moment ? On a vu qu’il y a eu au mois de décembre 2016 une grosse mobilisation des femmes contre le projet de loi légalisant le viol en Turquie. Y a-t-il eu des manifestations au Kurdistan ?

Le mouvement des femmes du Congrès des femmes (KJA) a changé de nom et désormais s’appelle Tewgera Jina Azadi (TJA). Bien-sûr que les travaux continuent, mais depuis l’arrestation et la détention de Ayla Akat [membre du BDP à Batman] les travaux ont ralenti. Le projet de loi sur le viol a rassemblé des milliers de femmes. Et la tentative du gouvernement de passer en force cette loi s’est retrouvé face à la conscience des femmes qui ont senti un grand danger venir. Mais le danger en Turquie est là à tout moment. C’est pas parce que cette loi a été ajournée aujourd’hui que le danger est passé. Tant qu’on aura pas régler les choses à la racine, l’État continuera de soumettre les femmes à ses lois. Il prétend que c’est pour protéger les femmes, mais en réalité c’est pour les rendre plus vulnérables, pour les mettre en danger, et l’objectif étant d’augmenter les violences et agressions sexuelles à leur égard. Est-ce que cette mobilisation a eu lieu au Kurdistan ? Bien-sûr qu’elle a eu lieu ! Mais elle n’a pas trop été visibilisée, car ici, avant même de se faire violer, on se fait tuer directement… Ça fait 2 ans que nous vivons une forte attaque militaire menée par l’État oppresseur et totalitaire, et ça nous laisse peu de temps à mettre ailleurs. On est vraiment dans une période où la démocratie est vraiment bafouée. On se cramponne comme on peut au peu de droits humains qu’il nous reste. On s’oppose pas simplement à la loi contre le viol, on lutte chaque jour contre toutes les violations des droits humains…

Beaucoup d’écoles ont-elles fermé à Amed ? Comment vont les enfants ? Comment réagissent-ils à la situation actuelle ?

Malheureusement, dans les secteurs où la guerre à frapper et où il y a eu des combats, les programmes d’éducation ont beaucoup ralenti. Et certains enfants n’ont même plus accès aux écoles : certaines écoles ayant fermé, les enfants ont été renvoyés vers d’autres écoles qui sont bien trop loin pour qu’ils puissent s’y rendre. Du coup, beaucoup d’enfants sont troublés et sont atteints psychologiquement, et le système éducatif est « cassé » depuis une année. Beaucoup de professeurs ont été virés car ils appartenaient aux syndicats de l’éducation. Ça aussi a son effet sur les écoles. Il y a un système éducatif, mais les enfants n’y ont plus accès. Les enfants de Sur sont dans une période de rémission traumatique ; ils sont suivis par différentes associations populaires qui s’occupent d’eux. En ce moment, si on regarde à l’échelle de la Turquie, le système éducatif est vraiment mis à mal. Et à Amed, c’est deux fois pire.

A ton avis comment la situation générale va-t-elle évoluer ?

La situation ne va pas s’arranger facilement, tant que l’État ne change pas son regard et son attitude avec les Kurdes. Je pense même que la situation risque de s’aggraver…

Le Rojava : Oser imaginer

girke-mese-sermezarkirine-turk-2Un texte de Dilar Dirik.

Dans un monde capitaliste dans lequel le consumérisme et l’individualisme s’intensifient de manière extrême, où aucune cause ne semble assez bonne pour qu’on lutte pour elle, une résistance collective jusqu’à la dernière balle semble être un acte incroyablement irrationnel.

Les sacrifices, la résistance, le communalisme, et la lutte pour la justice et la liberté ont été rejetés tellement loin de nos consciences qu’elles semblent accessibles uniquement en tant qu’objets consommables, tels que des débats théoriques vides de sens, des manifs de temps à autre, des shoots d’adrénaline devant nos écrans et des tee-shirts rebelles fabriqués par des magasins de vêtements !

[…] Alors que les rêves étaient brutalisés et massacrés dans les sphères publiques du Sud mondial ou tués préventivement dans l’œuf dans l’Occident développé capitaliste, la volonté d’une communauté toute entière de se mobiliser collectivement pour se défendre contre la doctrine mortifère de l’État Islamique et au-delà de cela, pour protéger les couleurs diverses de la mosaïque du Moyen-Orient, pour prendre leur destin entre leurs mains, résonnait chez toutes les personnes en lutte à travers le monde.

Que des femmes d’une communauté oubliée deviennent les plus féroces ennemies de l’EI, dont l’idéologie est basée sur la destruction de toutes cultures, communautés, langues et couleurs du Moyen-Orient, bouscule la compréhension ordinaire de ce qu’est une volonté politique. Ce n’est pas parce que des hommes protégeaient des femmes ou qu’un État protégeait ses “sujets” que Kobané restera inscrite dans l’Histoire humaine de la résistance, mais parce que des femmes et des hommes souriant.e.s ont tourné leurs idées et leurs corps vers la frontière idéologique sur laquelle l’EI et sa vision violeuse du monde se sont effrités.

[…] Soudain, le Kurdistan est devenu un pèlerinage pour les mouvements anti-système et révolutionnaires du monde entier. Qu’est-ce que la liberté, qu’est-ce que l’autonomie ? Leurs yeux se tournaient vers la Mésopotamie pour remettre ces questions en perspective. L’émergence d’une démocratie radicale en plein milieu de l’enfer a provoqué un moment d’introspection pour les groupes en lutte à travers le monde.

[…] Demandons-nous : qu’est-ce que le Rojava veut dire dans l’histoire, pour le présent et le passé ? Qu’est-ce qui fait que les idées deviennent des actes ? Qu’est-ce que veut dire le Rojava en cette époque de révolutions détournées et critiquées ? Tout ceci est bien abstrait, j’en ai conscience, mais laissez moi vous emmener en voyage. Ne vous inquiétez pas, c’est pour la recherche !

* * *

Pour une jeune personne du Kurdistan Nord (Kurdistan de Turquie ou Bakûr), dont le sentiment de Kurdicité s’est formé autour de la lutte de gauche révolutionnaire d’un peuple opprimé, c’est quelque chose d’étrange d’arriver dans cet endroit qui est internationalement accepté comme étant le “Kurdistan” – le Kurdistan d’Irak, ou Kurdistan du Sud (Başûr). Le mot Kurdistan est écrit dans l’espace public, beaucoup trop près de panneaux publicitaires turcs, comme si tout allait bien entre eux.

Est-ce que ce sont des Kurdes qui ont vraiment planté ces arbres ? Ouvert ces écoles ? Au milieu des centres commerciaux importés des États-Unis après 2003, à l’architecture inspirée du concept stérile universel qui fait que vous pourriez vous croire à Londres, Paris ou New York, même si l’EI est à seulement quelques kilomètres, au milieu des faux sapins de Noël et des résidences de vacances, des hôtels de luxe et de gens qui ont l’air de faire du business, on se demande si c’est bien ici qu’a eu lieu un jour la résistance contre Saddam Hussein.

Les Kurdes de Turquie, dont l’existence a été niée, ont vécu dans la lutte, ont donné un sens à leur identité dans l’action, l’ont remodelée, réarticulée, et ont complètement politisé l’identité qu’on appelle “Kurde”, l’ont transformée en une plateforme de lutte radicale pour la démocratie. Un vent similaire soufflait dans le Kurdistan Sud à une époque, mais un nouveau concept de “liberté” l’a remplacé.

Ici, je regarde autour de moi et je vois deux choses qui me sont familières : la Kurdicité, quoi que veuille dire ce mot, et de l’autre côté le capitalisme et son meilleur ami, l’État. Mais alors, c’est du… capitalisme, de l’Étatisme en Kurde ! Est-ce même intrinsèquement possible ?! Kurdistan, qu’y a-t-il dans ce mot ? L’identité est clairement ce que l’on en fait. La liberté est le système que l’on choisit de construire. La suite plus tard.

Donc voilà où j’en étais en laissant derrière moi le glorieux Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) qui dépend des importations de yaourt d’Iran et de poulet du Brésil, comme si cette géographie n’avait pas fait partie d’une des plus anciennes civilisations, l’ancienne Mésopotamie ; j’ai traversé le Khabour, qui mène à la rivière Euphrate qui a nourri et qui a donné naissance à tant de vie, de cultures, de langues et de civilisations et qui à présent, dans l’actuel ordre mondial des états-nations, divise arbitrairement deux constructions monopolistiques artificielles mais violemment efficaces, nommées « Irak » et « Syrie ».

Je ne sais pas si vous me croyez lorsque je dis que j’ai ressenti physiquement la révolution. « Comment peut-on sentir la liberté dans son corps ? » pourriez-vous légitimement demander. Pourtant – que la déesse Ichtar me soit témoin – à peine avais-je posé le pied sur le sol du Rojava, tout à coup, j’ai respiré librement pour la première fois de ma vie. Et même si je me trouvais dans l’un des endroits les plus dangereux du monde, je ne me suis jamais autant sentie en sécurité. J’étais dans les bras de nos rêves vieux de dizaines d’années, ils m’enlaçaient, dansaient avec moi, séchaient mes larmes. D’une certaine manière, un poids géant, qui semblait dater de milliers d’années malgré mon âge, m’a été retiré des épaules, et le sentiment d’étrangeté entre moi et la société s’est dissous. Quelque chose d’insidieux et subtile, et pourtant intrusivement oppressif semble s’être évaporé. Comme si les yeux imaginaires que j’ai toujours senti sur moi venaient de disparaître et que pour une fois je devenais moi-même un sujet. C’est alors que j’ai réalisé que l’omniprésence de l’institution de l’État n’existait plus. Que le Kurdistan invitait l’Histoire à une danse de réconciliation. Je me sens humaine, je me sens en paix. Je me perds et je me trouve en même temps… Quelqu’un me sert dans ses bras : « Bienvenue au Rojava ! ».

Tout est sacré, mais pas dans le sens habituel du terme : pas sacré comme quelque chose d’effrayant, pas sacré comme quelque chose de tabou, pas sacré pour maintenir un statu quo. Tout est sacré parce que tout m’appartient, vous appartient, appartient à tout le monde. Parce que son aspect précieux dépend de nous toutes et tous qui en prenons collectivement la responsabilité, de nous qui le déclarons nôtre, qui le déclarons comme étant à tout le monde. Des gens souriants partout, humainement si beaux qu’on n’ose pas les regarder. Ce que l’on ne peut peut-être pas lire entre les lignes écrites des déclarations officielles ou des contrats sociaux depuis le monde extérieur, irradie des yeux des travailleurs ordinaires qui considèrent l’organisation et la mobilisation comme seule manière de survivre. Des personnes qui aiment tellement la vie qu’ils sont prêts à mourir pour elle.

Les quartiers qui ont décidé de s’organiser en communes sont constitués des lambeaux de la Terre – la politique devient vivante, tandis que les rires d’enfants deviennent la mélodie derrière laquelle les décisions sur les heures d’électricité et les comités de pacification sont prises. Ô combien peu efficace, peu officiel – mais c’est ce qui fait sa beauté. Donner du pouvoir à des gens qui n’ont jamais rien eu demande du courage, de la confiance, de l’amour.

Je suis hébergée dans une famille – l’un des fils et mort en martyr, un autre a été blessé dans une explosion, encore un autre est journaliste, et les deux derniers sont dans des académies culturelles. La mère se lève à 5h pour retrouver ses amies dans leur ferme coopérative de femmes et ramène à la maison des légumes frais, pour ensuite participer au conseil des femmes. En se mobilisant pour sa communauté, elle déclare la guerre au système d’État-nation, vivant ainsi l’autonomie qu’elle souhaite et qu’elle mérite. Le père se rend à la Maison du Peuple écouter les besoins du voisinage. Il y a toujours du monde chez eux. Les gens viennent à l’improviste, avec leurs enfants, qui pour critiquer, qui pour discuter, ou encore pour suggérer et partager des avis. Les problèmes sociaux deviennent sociaux au sens premier du terme, étant donné que chacun.e se les approprie et s’en sent responsable.

Un prêtre me parle de l’urgence de réussir à coexister et de sa foi en la force des femmes. Les Syriaques Chrétien.ne.s m’apprennent à saluer dans leur langue. Un commandant tchétchène des YPG rit et me coiffe de son moelleux papakha avant que nous prenions une photo. Les jeunes hommes arabes qui défendent les checkpoints près de al-Yaroubia sortent des blagues à notre passage. Les “youyous” qui s’échappent des lèvres ridées de femmes hautement politisées, en robes colorées et qui apprennent à lire et à écrire dans leur langue pour la première fois sonnent à mes oreilles. Je remarque le bras manquant d’un infatigable membre de l’administration expliquant ce qu’est la lutte pour créer une mentalité libre et indépendante dans la société, une culture démocratique. J’assiste à une pièce de théâtre pour enfants où le “chat travailleur” se libère des “chats dorés”. Je pleure en silence devant les fleurs en plastique qui ornent les pierres tombales de fortune de milliers de combattant.e.s et civil.e.s…

L’académie des Sciences sociales de Mésopotamie, créée à Qamishlo en septembre 2014, remet en cause les structures hiérarchiques du monde universitaire, scientifique et intellectuel. L’académie critique la division des sciences sociales en une myriade de matières et rejette activement l’état actuel de la profession. Constituée de trois trimestres, l’année scolaire débute par une introduction à l’histoire et à la sociologie. Plutôt que d’apprendre par cœur des théories bien établies, les étudiant.e.s discutent de l’importance de l’histoire et de la sociologie pour donner du sens au monde, ainsi que de l’aspect subjectif de l’histoire écrite par l’oppresseur dominant. Le deuxième trimestre est consacré aux lectures et aux débats. Le troisième trimestre est dédié à l’écriture d’un mémoire ou à la création d’un projet, dont le but est d’identifier un problème social dans leur communauté et de proposer des pistes afin de le résoudre. Les sciences sociales ne sont pas vues uniquement comme des méthodes de catégorisation et d’analyse, mais aussi comme des outils qui doivent servir la communauté. On n’attend pas des étudiant.e.s des bonnes ou des mauvaises réponses, mais plutôt qu’ils/elles soient capables de proposer des interprétations et des critiques pertinentes, afin d’élaborer des solutions.

Bien que manifestement les étudiant.e.s apprennent des professeur.e.s, à l’académie on ne se réfère pas les un.e.s aux autres en tant que professeur.e ou étudiant.e.s, le mot utilisé est celui de « heval » (ami, ou camarade), étant donné qu’on tente d’éliminer les hiérarchies et les relations de pouvoir. Après chaque session, les étudiant.e.s peuvent critiquer leurs professeur.e.s. Les étudiant.e.s de dernière année enseignent à leur camarades. L’apprentissage devient alors un processus constant au lieu de quelque chose que l’on peut terminer. On me raconte différentes histoires, comme celle d’une femme de 70 ans qui récite des contes traditionnels à l’Académie de Mésopotamie, afin de remettre en question l’écriture de l’histoire par les pouvoirs hégémoniques et le science positiviste, ce qui constitue un acte radical de rébellion contre l’ancien système moniste [NdT: système qui considère que l’ensemble des choses peut être réduit à une substance unique]. L’un des objectifs centraux que poursuit le Rojava concernant l’éducation, est de redonner toute son importance au savoir et à la sagesse, en brisant l’hégémonie des sciences modernes. Le savoir est partout, il demande à être valorisé et partagé.

En-dehors de cette académie-ci, des académies d’art, de cinéma, de femmes, de jeunes, de musique, de sport, d’économie, etc… ont été créées afin de communaliser l’éducation.

Dr. Agirî, médecin et membre d’un des centres de santé qui existent au Rojava, explique que les problèmes de santé sont très souvent liés aux perspectives de vie et nécessitent donc la politisation de la population. Il affirme que si la santé publique se détériore partout dans le monde, c’est parce que les êtres humains ne sont pas considéré.e.s comme faisant partie de la vie. Les politiques capitalistes des entreprises et des industries ne peuvent être séparées de leurs conséquences sur nos modes de vie et sur nos relations sociales. « Si le mental de la société est malade, le corps tombera malade également ». Par conséquent, la santé, l’éducation, la protection de la nature, l’activisme politique ne peuvent être séparées les unes des autres et l’on doit les regarder comme étant un tout. Il explique comment l’assimilation culturelle des États-nations dépend de la destruction de la mémoire collective, qui en retour dépend de l’éloignement de la nature et de la vie communaliste. Le fait que le stress soit la cause principale de la plupart des maladies et qu’il soit relié aux conditions de vie, montre qu’il faut repenser le système dans lequel nous vivons. Il poursuit sur l’impact de l’urbanisation sans limite et de la technologie sur les personnes, insistant sur le fait que bien qu’étant au milieu de la foule, aujourd’hui les gens se retrouvent seul.e.s, puisque même à l’intérieur des familles, chacun.e s’isole sur son smartphone. Les relations se robotisent, les amitiés deviennent virtuelles. Il pense que c’est un état d’esclavage moderne, où les fouets sont inutiles. Dans une époque où l’obésité est traitée pour des raisons esthétiques et non de santé, il affirme que « la santé est un problème idéologique ». C’est pourquoi, dans leur tentative de créer une société à la fois plus saine et plus politisée, leurs politiques de santé prévoient de développer des espaces verts pour une socialisation écologique, bien que cela soit souvent impossible en raison de l’embargo et des urgences liées à la guerre. La politisation de la société par la cohésion entre la santé et l’individu, la société et l’environnement, est au cœur de la philosophie du Rojava concernant la santé.

*  *  *

Les forces de défense au Rojava, sont l’illustration de la manière dont l’auto-défense peut fonctionner sans hiérarchie, ni contrôle, ni domination.

Au cœur de la guerre, les Unités de défense du Peuple (YPG) et les Unités de défense des Femmes (YPJ), ainsi que les unités de sécurité intérieure (les Asayîş), se concentrent sur l’éducation idéologique. La moitié de celle-ci concerne l’égalité des genres. Les académies enseignent aux combattant.e.s qu’ils ne sont pas une force de revanche et que la militarisation actuelle est nécessaire en raison de la guerre. Les académies d’asayîş ont pour but l’émergence d’une communauté où les asayîş seraient désarmé.e.s, et seraient de simples médiateurs et médiatrices lors des disputes dans les quartiers. Le but ultime étant d’abolir les asayîş eux-mêmes, en construisant une société « éthico-politique » qui réglera ses propres problèmes. Dans cette société, la « commune » serait l’entité la plus importante. Illes rejettent d’être étiqueté.e.s comme policièr.e.s, car illes sont au service du peuple et non de l’État, étant eux-même le peuple.

L’académie des asayîş de Rimelan était auparavant un centre des services secrets du régime syrien. Certain.e.s des étudiant.e.s qui suivent des cours sur la libération des femmes et qui organisent collectivement leurs travaux d’études, de jardinage et de cuisine, ont un jour été torturé.e.s, en tant que prisonnièr.e.s politiques du régime d’Assad, dans ces mêmes bâtiments. Il existe des mesures disciplinaires pour celles et ceux qui ne respecteraient pas le code de conduite militaire des forces [de défense]. Il est difficile de se battre contre un ennemi tel que Daesh tout en suivant une ligne éthique, si l’on a pas déterminé un agenda politique qui se plie à des valeurs libératrices.

Les commandant.e.s sont élu.e.s en fonction de leur expérience, de leur engagement, et de leur volonté de prendre des responsabilités, par les membres des bataillons. Cette manière de diriger est empreinte d’un esprit de sacrifice, ce qui explique le fait que de nombreux.ses martyr.e.s des YPG/YPJ étaient des commandant.e.s aimé.e.s et expérimenté.e.s.

« Nous ne voulons pas que le monde entende parler de nos armes, mais de nos idées ». Ce sont les mots de Sozda, une commandante des YPJ à Amûde. Elle pointe du doigt les photos affichées aux murs de leur salle commune : des combattant.e.s de la guérilla et Abdullah Öcalan, le représentant idéologique du mouvement, actuellement emprisonné. « Nous ne sommes pas seulement des femmes qui combattons Daesh. Nous nous battons pour changer la mentalité de la société, et montrer de quoi les femmes sont capables ».

Abdullah Öcalan décrit les femmes comme étant la première colonie de l’histoire. Il considère que la masculinité est la clé des problèmes sociétaux. « L’homme est un système. Le mâle est devenu un état et l’a transformé en culture dominante. Les oppressions de classe et de sexe se développent en même temps ; la masculinité à créé un genre dominant, une classe dominante, et un État dominant. Lorsqu’on analyse l’homme dans ce contexte, il est clair qu’il faut tuer la masculinité. De fait, l’un des principes fondamentaux du socialisme est de tuer l’homme dominant. C’est ce que signifie le pouvoir de tuer : tuer la domination unilatérale, l’inégalité et l’intolérance. C’est également tuer le fascisme, la dictature et le despotisme ».

De plus, il déclare explicitement que le patriarcat, le capitalisme et l’État sont ensemble à la base de l’oppression, de la domination et du pouvoir. Il fait clairement le lien entre les trois : « Toutes les idéologies de pouvoir et d’État découlent d’attitudes et de comportements sexistes. L’esclavage des femmes est le lieu social le plus profond et le plus caché où se perpétuent toutes sortes d’esclavages, d’oppressions et de colonisation. Le capitalisme et l’État-nation agissent en toute conscience de cela. Sans l’esclavage des femmes, aucun autre type d’esclavage ne peut se développer de lui-même. Le capitalisme et l’État-nation incarnent le mâle dominant dans sa plus haute forme institutionnelle. Pour dire les choses plus clairement et directement : le capitalisme et l’État-nation sont le monopole du mâle despote et exploiteur. »

La mobilisation en masse des femmes à Kobanê n’est pas sortie de nulle part. Elle s’appuie sur des traditions bien ancrées et se considère elle-même comme une continuation de la lutte des femmes du PKK. Le même ordre international qui encense les femmes qui se battent contre Daesh, utilise depuis des dizaines d’années un vocabulaire sexiste insultant pour décrire les femmes de la guérilla du PKK, qui se battent contre la Turquie, la deuxième puissance armée de l’OTAN.

Au jour d’aujourd’hui, le mouvement de libération kurde [proche du PKK] partage le pouvoir de manière égale entre une femme et un homme [à chaque niveau décisionnaire], du Qandil à Diyarbakir en passant par Qamishlo et Paris. Le système du Rojava applique également ce principe de co-présidence, des directions de canton aux conseils de voisinage. Tandis que cela est difficile à appliquer dans Kobanê quasi-détruite, ce fonctionnement est maintenant effectif dans les cantons d’Afrîn et de Cîzre. En plus de donner aux hommes et aux femmes un pouvoir de décision égal, le système de co-présidence a pour but de décentraliser le pouvoir, d’empêcher sa monopolisation, et de promouvoir la recherche de consensus. Seules les femmes peuvent élire la co-présidente, tandis que le co-président est élu par tout le monde.

En dehors des co-présidences et des quotas, les cantons du Rojava ont aussi créé les unités de défense de femmes, des communes de femmes, des académies, des tribunaux ainsi que des coopératives, tout cela au milieu de la guerre et sous le poids d’un embargo. Le mouvement des femmes Yekîtiya Star s’organise de manière autonome dans tous les domaines de la vie, que ce soit pour la défense, l’économie, l’éducation ou la santé. Les conseils autonomes de femmes existent en parallèle des conseils du peuple et peuvent imposer leur véto concernant les décisions de ces derniers. Les hommes qui commettent des violences contre des femmes ne sont pas censés faire partie de l’administration et les femmes sont les premières décisionnaires, juges et législatrices sur les problèmes concernant les femmes, comme notamment les violences sexistes. Les discriminations de genre, les mariages forcés, la violence domestique, les crimes d’honneur, la polygamie, le mariage des enfants et les dots sont proscrits. De nombreuses femmes non-Kurdes, essentiellement des Arabes et des Syriaques, rejoignent les unités de défense et l’administration au Rojava, et sont également encouragées à s’organiser de manière autonome.

Une lutte pour la liberté, si elle veut avoir du sens, doit avoir pour objectif la libération des femmes, et que cette dernière soit également l’une des méthodes concrètes du processus de libération. De fait, c’est le degré de libération des femmes qui définit réellement une démocratie. Cela ne signifie bien sûr pas qu’une société féministe est déjà en place, mais le programme de libération des femmes du Rojava est vraiment révolutionnaire. Comme le déclare une grande bannière dans le centre-ville de Qamishlo : « Nous provoquerons la défaite de Daesh en garantissant la liberté des femmes au Moyen-Orient ».

Nous avons grandi dans l’idée que les couleurs kurdes [rouge-jaune-vert] ne signifient rien si nous ne les accompagnons pas du V de la victoire fait avec nos doigts. Mais ici, au Rojava, ces idées sont en train de prendre vie. Le Rojava tente de systématiser la liberté, de démocratiser l’identité. Ce n’est pas sa perfection, mais sa réalité, son honnêteté, son courage qui sont frappants. Le Rojava ne revendique pas la pureté, mais il ose imaginer l’utopie et créer les étapes pour la rendre vivante. Étrangement, l’utopie semble si naturelle, si humaine.

Heval Kînem, qui enseigne à l’académie des asayîş de Rimelan, me dit : « Tout va bien. Toutes celles et ceux qui viennent au Rojava tombent en larmes ».

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Parlons un peu des idées et des vents qui portent leurs graines. Démystifions le mot “démocratie radicale”.

Clairement, il n’existe aucune formule mathématique de la liberté. Mais elle a beaucoup à voir avec l’amour pour la communauté. Cela peut paraître tellement banal, mais vraiment, bien plus que des idées théoriques, la démocratie radicale est en train de naître au Rojava, car contrairement à des sociétés au capitalisme avancé, le sens communautaire n’est pas encore mort. Je me souviens de mon premier voyage au Rojava – nous avions organisé la première délégation universitaire internationale dans la région. Bien que la majorité d’entre nous soient de gauche, je me demandais combien pourraient réellement vivre dans un tel système.

Combien de personnes pourraient supporter de vivre dans une société où nous partageons les ressources et résolvons les problèmes avec nos voisin.e.s, renonçant à l’anonymat des institutions d’État ? Serions-nous à l’aise avec le fait que des non-professionnels soient responsables de la justice ? Dédierions-nous notre énergie à transformer les personnes les plus marginalisées et les plus déshumanisées en sujets politiques, sans abandonner au premier obstacle ? Mais sans leur “enseigner”, juste en étant leurs égales ? Intrinsèquement, la révolution demande de l’amour et du courage.

Combien de personnes pensent qu’une mère pauvre, de dix enfants, subissant des violences domestiques et ne sachant ni lire ni écrire, puisse avoir une conscience politique plus profonde qu’elles ? Combien auraient confiance dans le fait qu’une femme comme elle prenne des décisions [au sein de la communauté] ? Combien de ceux et celles qui rejettent catégoriquement l’autorité d’Öcalan, se considèrent comme étant au même niveau que “le peuple” ? Combien auraient suffisamment de patience et de sens du sacrifice pour se consacrer à une communauté, au point d’être prêt.e.s à mourir pour elle, sans que leurs noms ne soient connus ? On ne peut pas s’attendre à ce que des milliers d’années de vieilles mentalités et d’oppression intériorisée disparaissent avec quelques conseils et assemblées ou des principes théoriques, sauf si on parle de machines, et non de société. La majorité des luttes commencent avec une demande de reconnaissance, d’une place dans l’histoire.

Certain.e.s gauchistes des pays au capitalisme avancé qui s’attendent à ce que le Rojava soit une révolution parfaite, pure, sans contradictions, lisse et accomplie, et qui la rejettent dès qu’elle ne ressemble pas à l’image qu’ils s’en étaient faite, sont représentatifs d’un problème plus large qui traverse la gauche aujourd’hui : elle est plus occupée à discuter de radicalité d’une manière inaccessible, se constituant en groupes de camarades de lutte qui partagent les mêmes privilèges et le même vocabulaire, qu’à essayer concrètement de résoudre les nœuds Gordiens de la société. Quelle est la radicalité d’une lutte qui échoue à se répandre ? Comme l’a dit un ami au Rojava, « De la même manière que nous, au Moyen-Orient, avons besoin de lutter pour contrer la mentalité autoritaire et dogmatique d’État, ceux et celles de l’Ouest doivent lutter contre leur extrême individualisme imposé par le capitalisme ».

Pour être dans une forme de solidarité plus consciente et plus instinctive, ces personnes devraient se poser des questions sur leur purisme idéologique, qui est l’expression d’un privilège – tout le monde ne peut aspirer au purisme idéologique, à la cohérence théorique, surtout pas dans un contexte de lutte pour rester en vie. Même si souvent, dans les luttes de la vraie vie, nous ne recevons pas de gratification instantanée, que la mentalité capitaliste intériorisée demande, on ne peut pas jeter sans autre forme d’appréciation les moments historiques d’une révolution sous prétexte qu’ils ne sont pas parfaits, alors que ces mères de dix enfants, qui se mobilisent politiquement, continuent de contredire le status quo [de par leur simple existence]…

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« Tu es une femme, pourquoi tu voyages toute seule ? Où est ton père, ton frère ? Pourquoi tu n’es pas encore mariée ? Comment se fait-il que tes parents te laissent venir jusqu’ici toute seule ? Donc tu trouves ça normal que ta famille te laisse te débrouiller par toi-même ? Alors tu penses que tu es “libre” maintenant ? »

Me suis-je réveillée d’un rêve ? Non, j’ai tout simplement retraversé la rivière Khabour [qui sépare le Kurdistan syrien et irakien].

On m’a interrogée, juste parce que je suis une femme kurde qui voyage seule, ce qui suffit au PDK pour être méfiant envers moi. Me voilà de retour dans le système étatique, l’ordre international. La réalité du statut quo se rappelle à moi sous la forme d’une violente claque métaphysique en pleine face.

Après avoir débattu de nouvelles épistémologies de la liberté, après avoir interviewé des réfugié.e.s qui construisent des structures autonomes après avoir fui Daesh, je me retrouvais assise en face de cet homme agressif dont l’esprit ne pouvait s’adapter au fait que j’ose exister par moi-même en tant que femme. « Dis-moi qui est vraiment avec toi ! » Je me suis expliquée, mais quand j’ai fait référence au Rojava en parlant de “Kurdistan de l’Ouest”, il a écarquillé ses yeux d’étonnement, et a crié : « Non, non, non. Ça c’est la Syrie, pas le Kurdistan ! Le Kurdistan, c’est ici ! »

Alors, qu’est-ce que le Kurdistan ? Je me souviens de ma conversation avec des étudiants de l’université Mésopotamie, des hommes qui recevaient des cours sur la jinéologie – le nouveau paradigme épistémologique du mouvement des femmes kurdes… L’un d’eux avait dit : « J’ai réalisé qu’avec ma mentalité patriarcale, je me comportais exactement comme l’État ».

Ce qui différencie de manière aussi radicale l’ouest et l’est de la rivière, c’est une compréhension de ce qu’est la liberté et une perspective sur la vie et son sens. Ces deux visions ne se sont pas développées au Kurdistan par hasard. C’est une lutte millénaire – qui commence avec les Ziggurats de Sumer, la première armée au monde, qui fomentait des complots contre les anciennes déesses, symbole de la chute de la femme et de la communauté, comme du début de la fin de l’harmonie humaine, et qui connaît son expression finale dans le féminicide que pratique un nouvel “État” auto-proclamé [l’État Islamique ou Daesh], contre les femmes du Moyen-Orient.

Parfois, il est impossible de croire aux utopies dont on rêve, et d’autres fois, la ligne qui sépare le système de la révolution, est une simple rivière. Mais après tout, le combat entre les forces de résistance et le système de domination est à peu près aussi ancien que l’Euphrate.

Je passe quelques mois au Kurdistan Irakien ; mon corps commence à s’habituer au harcèlement constant qui m’entoure. Comment osé-je être une femme ? Mais si le vent est clément, et même si l’on coupe les fleurs régulièrement parce que l’esprit humain a tendance à domestiquer la beauté, effrayé par sa créativité, les idées se répandent comme le pollen. Je me souviens du regard curieux de la fille qui travaillait à la frontière côté Irakien lors de mon interrogatoire : « Est-ce que c’est réellement vrai ce qu’on raconte sur le Rojava ? Les femmes sont-elles aussi fortes qu’on le dit ? »

Près de Kirkouk, à seulement quelques minutes en voiture de Daesh, un jeune homme auparavant peshmerga pour le PDK, me décrit l’image que se font les jeunes ici des guérilleros et guérilleras du PKK, qui sont présent.e.s dans la région depuis l’an dernier : la manière dont les femmes et les hommes interagissent d’égale à égal, leur style de vie (« Nous voyons à quoi ressemblent leurs tables, nous voyons ce qu’ils mangent. Ils et elles n’ont rien qui leur appartiennent »), et le fait qu’ielles se battent et meurent, ni pour du pétrole, ni pour de l’argent, ni pour du territoire, mais pour les gens.

Je prends le thé chez les membres d’une famille arabe, qui ne veulent pas que je publie leurs photos, qui ne me laissent pas enregistrer leurs voix, qui vont jusqu’à écrire eux-mêmes leur histoire sur mon cahier, parce que leur maison a été attaquée trois fois par Daesh. La mère de famille, une femme qui semble avoir une bonne soixantaine d’années, m’offre un joli foulard en cadeau, qu’elle a ramené de la Mecque. Nous avons besoin d’un traducteur mais nous nous aimons. Elle ne peut afficher son affection pour la guérilla ouvertement pour des raisons de sécurité, alors, en secret, elle leur cuit et leur envoie du pain.

A Slemani, je prends un taxi, et le chauffeur, un vieux monsieur, après avoir seulement jeté un œil sur moi dans le miroir et avoir brièvement écouté les deux phrases que j’ai prononcées dans mon dialecte, sort une vieille photo de sa boîte à gants : « Mon fils était un guérillero du PKK et il est mort en martyr dans la région du Botan en 1997 ». Il me fait confiance parce qu’il pense que je suis une camarade. Le Khabour peut certes séparer le système de la révolution – mais qui peut sous-estimer le pouvoir d’un vent sans loi qui ne connaît pas de frontières ?

L’histoire du Rojava sonne comme une épopée héroïque, la trame d’un roman. Mais cela ne peut nullement être une coïncidence si au moment exact où l’ordre global sombre dans une nouvelle crise existentielle, ces deux lignes – des femmes souriantes et pleines d’espoir d’un côté, des violeurs meurtriers et violents, qui construisent leur hégémonie des ténèbres sur la destruction et la brutalité fasciste de l’autre – se battent à l’endroit même où la première structure ressemblant à un État a émergé, où les femmes ont pour la première fois perdu leur statut dans la société. Il n’y a pas de choc des cultures entre deux civilisations comme voudrait nous le faire croire le système dominant. Dans la signification du Rojava, malgré ses limites, nous voyons un autre affrontement : le choix entre l’esclavage ou la liberté. Entre la soumission et la domination ou la résistance et l’amour. Ce n’est pas un hasard si ceux et celles dont l’histoire n’a jamais été écrite ont le cœur de se battre contre ceux qui tentent d’effacer l’histoire purement et simplement. De la même manière que ce n’est pas un hasard si quelques mètres peuvent diviser deux idées différentes de la liberté au Kurdistan, si nous conceptualisons la liberté comme étant un système. L’ordre actuel peut bien être l’héritage de systèmes millénaires de pouvoir hiérarchique, il peut bien y avoir toujours eu de l’oppression, ce qui est sûr c’est que dans le même temps, des luttes révolutionnaires, rebelles, de résistance, ont aussi toujours existé.

Donc, si la liberté n’est pas quelque chose que l’ont peut garantir ou juste proclamer, mais nécessite d’être construite, par le sacrifice et la solidarité ; défendre cette révolution est la tâche de tous et toutes à travers le monde, afin qu’elle puisse atteindre son potentiel et nourrir notre créativité humaine d’émancipation.

Le Rojava n’est pas la réponse à tout, il ne peut être décrit par un seul adjectif. Il n’est probablement pas un système parfait, mais c’est un manifeste de vie. Le Rojava est réellement une révolution de peuples qui tentent d’oser imaginer un autre monde.

Extraits des Merhaba Hevalno n°9 et n°10.
Source : dilar91.blogspot.fr  – Traduction : Merhaba Hevalno