Merhaba Hevalno mensuel n°3 – avril 2016

CULKfw3W4AAMgu0Voici le troisième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

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[…] Malgré la guerre psychologique semée par l’État turc, les célébrations du 8 mars (journée mondiale des femmes) et celles du Newroz le 21 mars (fête du printemps pour les Kurdes et d’autres peuples du Moyen-Orient) ont bien eu lieu. L’État avait interdit la plupart de ces rassemblements, ou alors avait fait courir la rumeur d’alertes à la bombe, mais dans la plupart des cas, les célébrations se sont déroulées, certes avec moins de monde que les années précédentes, mais avec autant de détermination. Le Newroz est un jour de fête et un jour de lutte ; on célèbre par les danses et le feu symbolique la lutte de libération des populations contre le pouvoir tyrannique (on vous transmet un conte du Newroz en fin de revue).

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Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL, mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille et d’ailleurs y participent…

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L’auto-défense comme pratique révolutionnaire au Rojava, ou comment défaire l’État

Vivre dans un pays comme la Turquie, où une guerre de faible intensité entre l’Etat turc et le PKK a coûté la vie à quelques 40 000 personnes, demande de se questionner sur la violence au quotidien. Certaines de ces questions sont soulevées fréquemment, comme celles concernant l’Etat et ses atrocités et comment la violence construit des subjectivités et des communautés. D’autres en revanche, qui interrogent la violence, sont restées taboues car elles conduiraient inévitablement à abandonner le confort d’une position humanitaire. Les questions les plus importantes parmi celles-ci concernent les rapports entre violence et résistance et violence et révolution :
— Est-ce possible d’atteindre une société, une politique, et une économie alternative sans l’usage de la violence ?
— Est il possible de défendre ce que l’on a accompli sans une organisation militaire ?

Suite aux observations et interviews que j’ai pu faire dans le canton de Cêzirê, je considère que l’exemple de la Révolution au Rojava en Syrie, et la manière dont l’auto-défense et la justice sont mises en pratique, poussent les féministes, les socialistes et d’autres groupes d’opposition à repenser la violence et la loi ainsi qu’une répartition anti-militariste de la violence et de la justice.
La révolution du Rojava, à travers son autonomie démocratique, pose le challenge d’une politique de souveraineté et de bio-politique. Alors que l’autonomie démocratique suggère l’institutionnalisation d’une démocratie radicale, il faut la défendre contre les attaques du capital, de l’état et du patriarcat. La question du comment cette défense peut s’organiser sans reproduire la magie de l’Etat (Taussig 1997) et de la loi est cruciale pour la révolution. […]

Apprendre de la guerre

Les idées d’Öcalan ne se sont pas formées uniquement par ses lectures mais également par ses expériences positives et négatives dans la lutte armée pour la liberté des Kurdes, initiée à la fin des années 1970. Selon les écrits d’Öcalan et les femmes de la guérilla que j’ai interviewées, la guérilla du PKK n’était pas loin de se transformer en un groupe mafieux ou paramilitaire au tout début des années 1990, quand la guerre au Kurdistan était des plus intense. Les leaders de la guérilla qui monopolisaient le pouvoir, les armes, les routes commerciales, l’information et les relations avec les villageois, compromettaient la voie gauchiste vers la libération. Les femmes et leurs luttes ont maintenu ces risques sous un certain contrôle tandis qu’elles commençaient à défier les structures patriarcales du PKK. Öcalan a facilité les luttes des femmes en les encourageant à former une armée et des institutions indépendantes en 1993. L’armée et les institutions des femmes n’ont pas seulement garanti la protection des femmes contre les hommes dans l’armée turque et la guérilla, elles ont aussi perturbé les canaux du secret, transformé les relations avec les locaux et développé une opposition efficace à l’abus de pouvoir.

Un autre développement de la guerre dans les années 1990 a contribué à ce qu’Öcalan fasse le point sur l’auto-défense. L’une des stratégies de guerre de l’armée turque était de terroriser les civils au moyen de déplacements forcés, de disparitions et de meurtres extra-judiciaires. Le but de l’État était de dépeupler le Kurdistan et d’empêcher la guérilla de recevoir un soutien logistique. Dans ses écrits, Öcalan critique durement cette période, expliquant que c’était une erreur que le PKK dépende exclusivement des villageois pour la logistique et les laisse ensuite sans défense quand l’État les frappaient. Durant cette période, le PKK a souffert du fait qu’il n’avait pas organisé les villageois en unités d’auto-défense, tant sur le plan idéologique que militaire. Pire, certains guérilleros du PKK ont échoué à se suffire à eux-mêmes de façon indépendante et se sont rendus dépendants des produits et de la nourriture des villageois, ce qui amenait ces derniers à prendre de grands risques. Rester à l’écart de la production et d’un travail d’autosuffisance a fait que ces membres du PKK sont devenus des sortes de seigneurs de guerre avec une souveraineté partielle.
La conséquence des critiques d’Öcalan et des luttes à l’intérieur du mouvement, a été, dans les années 2000, la création par le PKK d’une structure organisationnelle et idéologique qui empêcherait la réémergence de telles approches et pratiques autoritaires au sein des unités de guérilla. Pendant cette période d’auto-réflexion agitée, l’autorité idéologique du PKK a diminué et s’est transformée en une force mythique dans la vie des gens (Üstündağ 2012) : il vivait en tant que nom auquel de nombreuses mémoires, histoires, désirs et envies étaient attachées. Les Kurdes, aussi bien ceux qui quittèrent le Kurdistan que ceux qui y restèrent, se retrouvèrent devinrent nostalgiques de la perte de leur foyer et/ou de l’éthique du PKK, cette dernière ne pouvant être reconstruite une fois que le PKK avait cessé d’être physiquement présent dans leur vie. Autrement dit, bien que le PKK fût efficace dans sa guerre contre l’Etat, il avait échoué à créer un corps social autonome moralement et politiquement.

Cependant, il y avait aussi des leçons positives à tirer de la guerre. Certaines des stratégies militaires victorieuses du PKK durant les années 1990 sont devenues une source idéologique et matérielle depuis lesquelles le récent paradigme de l’autonomie démocratique a pu forger les idées d’auto-défense.
Éparpillées parmi les vastes montagnes du Kurdistan, chaque unité de guérilla est partiellement autonome et doit dépendre d’elle-même pour la survie. Ces unités doivent être capables d’intégrer de nouvelles recrues, construire des abris, compter sur un armement léger, s’entraîner elles-mêmes militairement et idéologiquement, et se défendre elles-mêmes face aux lourdes attaques aériennes coordonnées de l’Etat turc. La connaissance intime des guérilleros de leur environnement et de leurs quelques possessions, ainsi que leurs relations étroites les uns avec les autres, sont souvent les seules défenses dont ils disposent.

Par exemple, quand l’armée turque a commencé à utiliser des drones pendant les années 2010 et causé un grand nombre de victimes au sein de la guérilla, quelques-unes de ces unités autonomes ont découvert accidentellement que se couvrir sous des parapluies noirs les prémunissaient d’être détectées. Ce savoir s’est répandu très rapidement parmi les unités et est devenu une stratégie commune jusqu’à ce que l’armée découvre l’astuce. De tels exemples sont devenus des témoignages circulant largement au sein d’un peuple débrouillard sans Etat, qui doit compter sur ses propres moyens pour sa défense et son auto-gouvernement.

Il est également devenu clair que les unités autonomes de guérilla, en plus de causer d’énormes dommages à l’Etat, pouvaient avoir un impact social immense dans la région. Par exemple, après 2006, des assemblées villageoises initiées par la guérilla ont de plus en plus remplacé les médiateurs traditionnels et les anciennes manières de résoudre les conflits, et les femmes de la région ont commencé à s’appuyer sur des collectifs organisés par des unités militaires non-mixtes féminines pour se défendre de la violence, des mariages forcés et des crimes d’honneur. A Lice, Yüksekova, Nusaybin, Cizre et Dersim, des assemblées villageoises, de concert avec la guérilla armée et des milices se sont elles-mêmes défendues en utilisant différentes tactiques contre les attaques de l’armée, incluant la construction de frontières fortifiées entre la Syrie et la Turquie et l’édification de barrages et de postes militaires. Ainsi, bien avant la révolution du Rojava, le nouveau paradigme de l’autonomie démocratique était déjà intériorisé et pratiqué par le mouvement aux confins de la Turquie, qui est le cœur du Kurdistan.

Enfin, le mouvement a également réalisé que la répartition du Kurdistan sur quatre Etats pouvait être vue comme une force plutôt qu’une faiblesse. Abandonnant son désir de former un Etat-Nation séparé, le mouvement a redéfini ses buts en considérant l’introduction de la démocratie, de l’égalité et de la liberté au Moyen-Orient comme un tout. Après l’enclenchement du processus de paix avec la Turquie en 2013, des rencontres se sont tenues avec les Kurdes de différents Etats et avec les forces démocratiques en Turquie et en Europe pour des groupes et des réseaux fédérant les différentes actions en faveur des luttes écologiques, des droits des femmes et de la démocratie. Les associations pour les droits civiques des Kurdes, les femmes et les partis politiques ont accru leurs relations régionales, nationales et internationales et ont de plus en plus adopté un discours qui insiste sur les principes éthiques d’avenir ainsi que sur la souffrance passée de multiples groupes ethniques.

Tout comme les idées d’Öcalan n’ont pas été développées sur place dans le vide, la révolution au Rojava ne s’est pas développée comme un événement auto-explicatif, un événement de vérité instantanée. Il était en gestation depuis au moins trente ans.

Des plaines du Nord aux plaines de l’Ouest : la révolution au Rojava

La révolution au Rojava a commencé en juillet 2012 à Kobanê et s’est répandue immédiatement vers Afrin et Jazira. D’après les interviews que j’ai réalisées à Kobanê et Jazira, la révolution a commencé par la désobéissance civile. Lorsque des milliers de personnes se sont soulevées et sont allées au-devant des postes de l’armée gouvernementale, le petit nombre de soldats qui les gardaient s’est rendu sans objection. En janvier 2014, les cantons ont publié la Constitution du Rojava, dont l’accueil a été très favorable. Ce texte se veut un accord social volontaire entre les collectivités des différentes ethnies, sectes et religions.

Deux co-présidents de gouvernement, un parlement du peuple avec à sa tête un président et deux vice-présidents, dirigent chaque canton. Ces derniers, ainsi que les responsables du ministère, sont nommés par le Mouvement pour une Société Démocratique (TEVDEM), une coalition de différents groupes politiques qui est le principal acteur de la révolution. En formant ces gouvernements, TEVDEM prend soin de s’assurer que toutes les sensibilités politiques, les groupes religieux et ethniques soient représentés dans les gouvernements de canton et que l’égalité homme/femme soit atteinte à tous les postes de direction.

L’autonomie démocratique ne nie pas la légitimité des États déjà existants. Alors qu’aujourd’hui la présence de l’État central a diminué — et qu’à Kobanê elle a complètement disparu —, les gouvernements de canton feront partie d’une double structure de pouvoir une fois la guerre terminée et l’État syrien rétabli. Les assemblées, les communes et les académies sont plus importantes, car elles constituent ensemble une troisième structure de prise de décision pour les questions de production, de reproduction et de défense. Ce que je peux déduire des interviews menées auprès des membres du TEVDEM c’est que le lien qui unit le gouvernement du canton et les assemblées n’est pas conçu en terme de délégation mais comme de l’auto-défense. Cela signifie que l’objectif premier n’est pas d’obtenir que les assemblées soient représentées au sein du gouvernement, même si ça pourrait être le cas. Les assemblées, les académies et les communes seront plutôt les moyens par lesquels les localités pourront maintenir leur autonomie contre les gouvernements de canton, défaire les revendication étatiques de ces derniers et éventuellement s’approprier leurs fonctions, les rendant ainsi obsolètes.

L’organisation de la Défense et de la Justice au Rojava

Les Asayis. J’ai rencontré pour la première fois les Asayiş (sécurité) en juillet 2014 quand j’ai franchi la frontière de l’Irak vers la Syrie ou plutôt du Bashur vers le Rojava comme l’appellent les kurdes. Depuis que le gouvernement fédéral kurde d’Irak est réticent à octroyer des documents officiels à l’entrée du Rojava et garde la frontière fermée, beaucoup de personnes comme moi sont contraintes d’utiliser des moyens et des connections informelles pour accéder à Cêzirê. C’est là que déjà, au moment de franchir la frontière, alors que les documents valent moins que la volonté et les relations informelles, l’on se rend compte de l’absence d’État au Rojava.

Mes contacts m’ont aidée à accéder à Jazira de nuit via le fleuve Tigre sur un petit bateau. Après nous avoir accueilli.e.s par des poignées de main fermes, des combattants des Unités de protection du Peuple (YPG) et des Unités de protection des femmes (YPJ) qui surveillaient la frontière nous ont conduit.e.s à l’académie des femmes, où les femmes qui participent aux assemblées, aux comités, au gouvernement, aux communes locales et aux académies reçoivent une formation révolutionnaire à propos de la liberté des femmes et du peuple. Cette académie de femmes, ainsi que l’académie d’asayis voisine, sont devenues la maison où j’allais passer les jours suivants et depuis laquelle mes rendez-vous avec différents groupes allaient être organisés.

À l’époque du gouvernement syrien, Rimelan était le quartier général du gouvernement et les espaces à présent occupés par les académies étaient inaccessibles pour la plupart des gens à moins d’y être conduits dans le cadre d’enquêtes ou s’ils étaient convoqués par les autorités. Malgré le fait que la nouvelle disposition des lieux à Rimelan comporte toujours de nombreux check-points afin de protéger la population des attaques suicides de Daech, les académies sont ouvertes à toutes celles et ceux qui veulent y prendre part ou les visiter.

Nombre de jeunes recrues qui participent aux académies ont été torturées dans ces mêmes lieux où ils suivent à présent une formation; elles pointaient l’ironie qu’il y a d’être à Rimelan en tant qu’étudiant.e.s et futurs “agents de police”. Un endroit qui était auparavant principalement considéré comme luxueux et riche est devenu un symbole de modération, un “lieu collectif” où enseignants, étudiants et même officiers de tous grades font la cuisine, mangent, travaillent, nourrissent les animaux, cultivent des potagers et des jardins et rient ensemble. Beaucoup témoignaient du fait qu’occuper des lieux où ils et elles avaient auparavant été humilié.e.s et violenté.e.s était un rappel constant de ce qu’ils et elles ne souhaitaient pas devenir. Comme l’un d’eux l’a formulé : « nous agissons dans une logique de revanche. Mais la révolution a trop de valeur pour qu’elle puisse être sacrifiée pour des sentiments personnels » (personne anonyme, juillet 2014).

Dans leur imposant ouvrage sur la création de l’État dans la vie quotidienne, Akhil Gupata et James Ferguson (2002) avancent que dans la vie sociale, l’État est constitué à travers une organisation de l’espace symbolisée par la hauteur des bâtiments, les barrières et les check-points. L’existence matérielle et immatérielle de l’État comme entité séparée est toujours d’abord dépendante d’une appropriation de l’espace. Aussi, l’une des manières par lesquelles les Asayis tentent de ne plus être perçus comme étant des agents de l’État, passe par l’appropriation de l’espace : les chiens, les fleurs et les plantes sont les bienvenu.e.s ; la moitié des résident.e.s de l’académie sont des femmes ; les étudiant.e.s et les enseignants cuisinent et mangent au même moment. C’est cela qui rend Rimelan accessible au peuple.

Ce qui capte directement l’attention, à Rimelan comme dans le reste du Rojava, c’est que la population locale salue et discute avec les hommes et les femmes en uniforme – qui marchent dans la rue ou gardent un check-point – avec fierté et empathie. En Syrie, une majorité de la population kurde n’avait pas la citoyenneté et par conséquent n’occupaient jamais aucune fonction gouvernementale.

Beaucoup de ceux qui occupaient ces fonctions ont quitté la région en même temps que les groupes les plus riches après la révolution. La fierté et l’empathie qui est témoignée aux personnes en uniforme provient de l’effacement de la différence coloniale qui constituait l’État et la vie au Rojava sous le régime d’Assad et du sentiment que “ceux-là font partie de notre peuple”. Plus encore, de telles pratiques de réciprocité effacent de la vie des gens la présence réifiée et fantasmée de l’État syrien, symbolisée par les uniformes éclatants portés par les militaires, leurs expressions ouvertement virilistes et par les palais où ils logeaient.

La première tâche des unités d’auto-défense des YPG et des YPJ est de protéger le Rojava des offensives du gouvernement et des organisations islamistes telles que Al-Nusra et Daech. C’est principalement elles qui ont protégé les Yezidis menacés de massacre par Daech en Irak et qui ont sécurisé leur évacuation. Cela a constitué pour ces unités une étape importante car depuis, non seulement elles ont endossé avec succès un rôle de défense au-delà des frontières mais elles ont également acquis une légitimité au sein d’autres sociétés et communautés. Plus tard, pendant la guerre de Kobanê, les YPG et les YPJ ont approfondi cette position internationaliste en invitant les communistes, les féministes et les démocrates du monde entier à prendre part à la guerre contre Daech.

Alors que les YPG et les YPJ s’internationalisent de plus de plus, l’objectif des Asayis est de s’implanter en profondeur. Dans une conversation que nous avons eues avec le chef des Asayis à Jazira et les deux chefs (homme et femme) de l’académie des Asayis à Rimelan, on nous a renseigné.e.s sur leurs plans futurs pour l’auto-protection du Rojava. Leur réclamation la plus appuyée concerne les armes lourdes et très visibles qu’ils portent. Ils espèrent les remplacer par de petites armes et éventuellement de se passer de ces armes complètement. Dans un futur pas si lointain, ils projettent que la défense soit totalement démocratisée et que les assemblées locales prennent ces tâches en charge.

La création de milices locales dans le canton de Cêzirê sous le contrôle du quartier et des assemblées de village se fait à un rythme lent. Selon le paradigme de l’autonomie démocratique, ces unités de protection de quartier composées d’hommes et de femmes de différents âges remplaceront tous les autres unités de défense centralisées. Alors que les YPG/YPJ et les sections de protection du PKK endossent un rôle humanitaire et international de plus en plus important dans la protection des opprimé-e-s contre les attaques militaires coloniales, capitalistes et destructrices, ces unités locales seront en charge des problèmes internes comme la violence envers les femmes, les conflits tribaux ou la toxicomanie. Les membres du TEVDEM, les responsables de canton, et les membres des Asayis insistent cependant sur le fait que le Rojava ne réalisera pas cet idéal tant que l’éducation révolutionnaire du peuple n’est pas achevée.

En effet, chacun.e au Rojava estime que l’éducation et ce que tout le monde appelle une révolution mentale à travers la pratique pédagogique sont les ingrédients clés pour soutenir une révolution concrète. Le colonialisme et l’occupation ont créé une personnalité particulière chez les Kurdes Syriens, que les acteurs révolutionnaires définissent comme aliénés et égoïstes. L’éducation est un moyen de cultiver une nouvelle subjectivité éthique contrecarrant ces personnalités colonisées.
Une part importante de l’éducation des asayiş n’est pas technique et traite de sujets comme l’histoire des femmes et leur libération, l’histoire du Moyen-Orient, l’histoire du Kurdistan, l’Etat, la vérité et la diplomatie. Loin d’être uniquement conceptuelles, les leçons sont aussi pratiques, impliquant des enseignements sur la vie dans la nature et comment gérer les situations de pénurie auxquelles les étudiant.e.s sont confronté.e.s en extérieur et on leur apprend à vivre sans électricité ni nourriture. L’auto-réflexion et l’autocritique constituent une autre part importante de ces enseignements : les personnes sont invitées à observer collectivement leurs envies de pouvoir, de vengeance et de conformité.

Une fois que les membres des asayiş prennent leur poste, on attend d’eux qu’ils aient un comportement égalitaire avec les gens et qu’ils ne soient pas trop présents dans leurs vies. Il y a de nombreux cas où des plaintes du public ont mené certains membres des asayiş à être punis. La punition a plutôt un rôle éducatif et il n’est arrivé que rarement que des personnes soient exclues de leurs postes. En effet, la punition et l’application de la loi sont toujours débattues au Rojava, dans la mesure où c’est la loi qui produit et maintient la violence.

La démocratisation de la Loi : Maison du Peuple et Maison des Femmes

Les révolutionnaires du Rojava pensent que la démocratisation de la violence doit aller de pair avec la démocratisation de la justice. Ils rêvent d’une société où il n’y aurait plus besoin de juges, d’avocats ni de procureurs, et ils ont fait des progrès considérables pour parvenir à ce but. Toutes les assemblées de quartier ont des comités de paix et de justice chargés de résoudre les conflits. Si les conflits ne sont pas résolus à ce niveau, ils sont transférés aux maisons du peuple et aux maisons des femmes dans les villes et centre-villes. Les maisons des femmes s’occupent des violences contre les femmes : polygamie, mariages forcés et autres crimes impliquant des femmes.
Les maisons du peuple et les maisons des femmes du Rojava accomplissent la démocratisation et la profanation du jugement via la conversation, l’argumentation et la négociation, prenant des décisions au cas par cas et impliquant la communauté dans le processus de prise de décision. Je me réfère à la conceptualisation de la profanation de Giorgio Agamben (2007) et je veux la juxtaposer avec la magie de l’État, État qui s’approprie de manière exclusive la loi et la violence et ainsi s’impose de manière fantasmatique dans la vie des gens. Pour Agamben, l’idée de la profanation est de dépasser les séparations sociales et d’amener tout ce qui est réifié par l’État et le capitalisme aux gens pour qu’ils puissent l’utiliser librement. Cela mène, au Rojava, à une forme de magie différente : les gens se sentent attachés à la révolution et, ce faisant, se recréent eux-mêmes.

Certains membres des maisons du peuple et des maisons des femmes sont sélectionné.e.s par les assemblées de quartier, tandis que d’autres sont des professionnels du droit et diplômés de l’école du droit de Mésopotamie où ils reçoivent six mois de formation, et enfin d’autres sont des membres anciens et respectés de la société. Les décisions des maisons du peuple et des maisons des femmes ne sont pas incontestées. Parfois leurs membres subissent des menaces. D’autres fois, quand elle est insatisfaite du résultat, l’une des parties impliquée saisit les institutions judiciaires officielles du canton. Beaucoup d’affaires criminelles sont directement amenées au tribunal officiel. Dans l’ensemble, les statistiques de l’école du droit de Mésopotamie montrent que 90% des affaires sont résolues dans les conseils communautaires et les maisons du peuple.

La Scène : Guerre, Embargo, et Reconnaissance

Dans cette partie, je vais associer deux réflexions. La première est que, au milieu de la guerre et des troubles, la révolution du Rojava peut nous fournir des moyens de repenser la question de la violence et de la loi. L’expérience du Rojava, façonnée par trente ans de guérilla menée au nom d’un peuple colonisé, suggère une voie à suivre pour réaliser la profanation de la violence et de la loi par leur démocratisation radicale plutôt que par une adhésion irréaliste et libérale à la non-violence. Cela se produit à deux niveaux. D’un côté, à travers les PKK, YPG, et YPJ, des forces armées non-nationales et anticoloniales sont créées qui entendent garantir la sécurité de tous les peuples opprimés du Moyen-Orient. De l’autre côté, l’auto-défense est profondément localisée et son influence s’est étendue via les assemblées de quartier, les académies et les communes. Un processus similaire se produit dans le domaine légal. Alors qu’une constitution non-ethnique, écologique et prônant la liberté des femmes influence le cadre des pratiques, c’est au niveau local que la justice et la paix sont négociées et débattues.

Ma seconde réflexion trouve sa source dans la recherche en anthropologie de l’Etat, qui affirme que l’Etat est formé et reformé au quotidien. Par exemple, Michel-Rolph Trouillot (2003 : 79–95) considère que l’Etat est créé par ses effets, notamment par ses effets d’”isolement”, d’”identification” et de “lisibilité”. Aradhana Sharma et Akhil Gupta (2006) soulignent que la pratique quotidienne de la bureaucratie et la représentation sont constitutives de ce que nous appelons l’Etat. Dans chacun de ces schémas, l’Etat prend une forme fantasmatique, il devient un script pour l’exercice du pouvoir et englobe la société, séparant le social du politique. La politique est ensuite colonisée par la technique (le bio-pouvoir) et la métaphysique (la souveraineté). Appliquer cela à la terminologie d’Öcalan signifierait que c’est à travers la création de l’Etat en tant qu’entité séparée ayant des effets concrets que la société est affaiblie et que la politique et la morale sont remplacées par le gouvernement et le juridique.

En traitant des asayiş et des maisons du peuple et en donnant des exemples de leurs pratiques discursives et spatiales, j’ai démontré que ce n’est pas seulement par des moyens organisationnels que l’Etat est défait au Rojava mais aussi par une remise en question quotidienne. Cependant, ce n’est qu’une partie de la vérité. En raison de la guerre et de l’embargo et de la nécessité de se présenter eux-mêmes diplomatiquement sur la scène internationale, ainsi que de représenter les cantons comme systèmes émergents auprès de la population, les gouvernements de cantons finissent souvent par occuper les fonctions d’un État. Ils collectent de l’information, parlent au nom du peuple, gèrent l’économie du Rojava et souhaitent créer un système éducatif et de santé.
Par conséquent, face à ces problématiques, je pense que nous ne devrions pas parler d’un modèle au Rojava. Nous devrions plutôt parler d’un mouvement qui se situe dans une dialectique entre fonction d’Etat et société. Quand il parle des prétendues sociétés primitives, Pierre Clastres (1989) mentionne comment ces sociétés se défendaient elles-mêmes contre l’émergence de l’Etat, ce qui était toujours une possibilité intrinsèque à la vie sociale. Les guerriers armés, les chefs polygames qui ont un accès inégal aux ressources, et les prophètes promettant une vie meilleure, ont toujours eu le potentiel d’être des figures dirigeantes, s’accaparant les fonctions de production, de reproduction et de défense face aux collectivités.

Les combattant.e.s contre l’EI, les officiers de canton qui conduisent la diplomatie et font les règles, et les cadres politiques incarnant l’éthique révolutionnaire ressemblent étonnamment aux guerriers, aux chefs et aux prophètes. Cependant, l’histoire de la modernité démocratique du peuple permet aux habitant.e.s du Rojava de garder ces figures sous contrôle : on aime et pleure les combattant.e.s aussi longtemps que ces combattant.e.s sont prêt.e.s à mourir pour soi, on surveille ce que consomment et possèdent les officier.e.s, et on utilise son propre savoir pour défier les connaissance des cadres du parti. Les écoles, les assemblées et les communes deviennent des espaces de plus en plus structurés où la société se défend elle-même non seulement de l’Etat qui se fait effacer mais aussi de celui qui menace d’émerger.

Traduction d’un texte de Nazan Üstündağ, sociologue à l’Université de Boğaziçi, Istanbul, rédigé à l’hiver 2016. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.

Merhaba Hevalno mensuel n°2 – mars 2016

DSC00260Voici le deuxième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

« Nous voudrions, en publiant ce bulletin, mettre en mot et en acte notre solidarité avec les mouvements de résistance au Kurdistan. Malgré la complexité de la situation là-bas nous tenterons de rendre les articles aussi accessibles que possible, pour qu’on en parle, et pour que les mots et les cris de résistance des gens sur place puissent se répandre et se transformer en d’autres actes concrets, pour qu’on s’organise en solidarité avec ce mouvement en ayant d’autres informations et critiques que les « infos » pré-mâchées de la presse classique.

Si, collectivement, nous avons décidé de publier ce bulletin, c’est parce qu’au-delà de la vision romantique (réductrice) de la guérilla lançant des attaques depuis les montagnes, nous entrevoyons les liens qui peuvent exister entre les révolutions sociales et politiques du Kurdistan Syrien (Rojava) et du Kurdistan Turc (Bakur) et d’autres mouvements populaires du passé et du présent. Que nous entrevoyons aussi ce que cette ré-organisation anticapitaliste, ouvertement féministe et auto-gestionnaire, d’une échelle sans précédent et ce malgré le contexte de guerre, peut avoir d’inspirant pour nos collectifs (qui, il faut bien le dire, paraissent bien bordéliques à côté !).

Nous pensons à toutes celles et ceux  qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes fascistes du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr notre chère fRance fait partie.

Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques.

Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici.« 

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL,mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille, Angers, Lyon et d’ailleurs y participent…
Pour nous contacter : actukurdistan(a)riseup.net

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Sommaire :
  • Le Mouvement d’auto-gouvernance kurde au Bakur
  • Les habitant.e.s de Cizre attendent le jour de vengeance
  • Rojava, comment défaire l’Etat
  • Oubliez l’ONU ! Rencontrez les réfugié.e.s autonomes au Kurdistan
  • L’UE finance Daesh
  • Mettre la pression sur le régime turc
  • Agenda et Newroz
  • Brèves du Bakur, du Rojava, d’Irak et d’Iran, de Turquie et d’Europe
  • Glossaire, etc…

Interview d’un volontaire français dans les YPG

15030075851_5592b39c11_bLa situation ne fait qu’empirer dans le Bakur [Kurdistan nord dans l’Etat turc], avec des niveaux de répression qui s’apparentent à une nouvelle guerre civile. Comment les gens et les militants (dans le Rojava, mais aussi ailleurs dans le Kurdistan) voient-ils cette guerre qui s’annonce et s’amplifie au nord ? (Cet interview a été réalisé avant les dernières exécutions de Kurdes en Turquie et l’attentat d’Istanbul)

Il est difficile de vous dire comment les gens voient cette guerre dans le Kurdistan nord, dans la mesure où je me trouve au Rojava. La guerre civile au Bakûr, qui a déjà commencé, est omniprésente ici. Cela est dû, dans une large mesure, à la présence importante de militants du Bakûr au Rojava. S’il est sans doute abusif, comme le font parfois certains médias, de présenter le PYD et les YPG comme la « branche syrienne du PKK », il est clair que les militants du PKK ont joué le rôle principal dans la formation des YPG. Aujourd’hui encore, la grande majorité des cadres des YPG sont issus du PKK, même si le gros de leurs troupes a été recruté localement. Cela ne procède nullement d’une volonté d’hégémonie ou d’un mépris du PKK envers les « locaux », mais plutôt de la longue expérience de combat des premiers. Il est par ailleurs difficile de vous donner des proportions, même approximatives, car de nombreux militants du PKK cachent, à tout le moins aux occidentaux présents sur place, leur appartenance passée ou présente à cette organisation, toujours considérée comme « terroriste » en Europe, pour des raisons diplomatiques.

On comprend donc aisément que la guerre entre les YPG et l’Etat islamique soit perçue, par les combattants YPG du Bakûr et du Rojava, comme le théâtre local d’un conflit général plus large, en tout cas comme indissociable de la répression de l’Etat turc contre les militants kurdes. L’analyse faite par les chaînes de télévision pro-kurdes prisées des combattants (proches du PKK comme Mednuçe ou du PYD comme Ronahî TV) tranche radicalement, à cet égard, avec le traitement des médias occidentaux qui prennent soin de dissocier ces deux conflits.

On peut certes questionner, objectivement, l’unité du Kurdistan et des conflits en cours dans les différents tronçons, qui répondent plus à des dynamiques « nationales » différentes qu’à une « question kurde » unique. La carte, la représentation d’un Kurdistan un et indivisible dont le partage ne serait que momentané, un accident de l’histoire sont sans doute une construction identitaire, un élément central du discours national des différentes organisations kurdes ; il n’en demeure pas moins que l’arrivée massive de militants du PKK « turc » en Syrie et l’intervention de l’Etat turc dans ce pays ont objectivement imbriqué les deux conflits dans une même problématique.

La réaction d’Erdoğan est en partie liée à la situation en Syrie, notamment celle de ses divers protégés et proxies (ISIS, al-Nosra, Ahrar al-Sham…). Or aujourd’hui, ceux-ci perdent du terrain ainsi que ceux de l’Arabie saoudite (situés eux surtout dans le sud du pays). Les prochaines batailles des SDF (Forces démocratiques de Syrie, dont les YPG/J forment la principale force), en direction de Mabij et Jarabulus (ouest de l’Euphrate) et dans la région d’Azaz (nord d’Alep), sont des « lignes rouges » pour le régime turc, qui ne cesse de le réaffirmer, surtout qu’il y a (surtout dans la zone d’Azaz) en face des SDF des unités spécifiquement turkmènes, entièrement armées et financées (et encadrées) par des Turcs liés à l’appareil d’État, aux mouvances AKP et MHP (Loups gris, cercles ottomanistes, etc.) La Turquie prendrait-elle le risque de défendre militairement ses « lignes rouges » et donc de pénétrer sur le sol syrien alors que la Russie veille et qu’en l’état actuel des choses, Poutine n’hésitera pas à frapper ? Mais, vu sa rhétorique actuelle, Erdoğan peut-il renoncer à combattre les ‟terroristes” kurdes au sud de sa frontière qui engrangent les victoires sur le terrain ? Dans quelle mesure, sa guerre contre les Kurdes de Turquie n’est-elle pas le prix qu’il fait payer au mouvement kurde dans son ensemble pour la relative mais réelle réussite de la lutte menée par les Kurdes au Rojava (qu’Erdoğan interprète comme une menace, le début d’une défaire ou une défaite à venir) ?

En l’état, il est improbable que la Turquie intervienne directement en Syrie. Cet avis est partagé par la plupart des combattants ici. La Turquie n’était pas intervenu militairement contre les YPG (à l’exception de quelques tirs à la frontière) afin de ne pas froisser son allié américain, on imagine mal qu’elle le fasse aujourd’hui, quand l’entrée en scène de la Russie vient compliquer un peu plus le conflit syrien. Sans doute faut-il interpréter en ce sens la récente attaque contre le barrage de Tishrin et la percée vers Manbij, qui montrent que les YPG ne craignent plus une intervention armée turque directe et franchissent allègrement les « lignes rouges » fixées par Erdoğan. Sans doute l’Etat turc se limitera-t-il à soutenir financièrement et militairement tel ou tel acteur du conflit syrien, comme par le passé, mais on imagine mal que ceux-ci puissent jouer à l’avenir un rôle décisif face au régime et aux YPG, les deux bêtes noires de la Turquie.

En ce qui concerne l’intervention de la Russie en Syrie, il est intéressant de noter qu’elle a été perçue de façon très positive par les combattants que j’ai côtoyés, ce pour plusieurs raisons. D’abord, les frappes russes donnent du fil à retordre aux djihadistes, l’ennemi commun, ce qui est du pain béni pour les YPG. Ensuite, le soutien diplomatique et surtout militaire se limitait pour l’heure à celui des Etat occidentaux, Etats-Unis en tête, ce qui introduisait de fait une relation de subordination des YPG vis-à-vis de ce pays. Aucun contact officiel n’a, à ma connaissance, eu lieu entre la Russie et les YPG, mais la possibilité d’une entente ou d’opérations communes permet de relâcher la bride occidentale sur les YPG qui peuvent désormais, si les exigences des Etats-Unis se faisaient trop rapaces, se tourner vers un autre soutien international potentiel. L’intervention russe offre donc la possibilité aux YPG, comme me l’a résumé un combattant, de jouer sur deux impérialismes, pour le moment antagonistes, ce qui est toujours plus confortable que de dépendre des seuls caprices de la politique étrangère américaine, laquelle pêche rarement par la constance.

Notons au passage que la politique des YPG a souvent été critiquée dans les milieux révolutionnaires en France en raison du soutien des impérialistes américains. C’est oublier un peu vite qu’il s’agit d’un soutien purement conjoncturel, les YPG représentant pour les impérialistes occidentaux, en Syrie du moins, la seule force militaire organisée combattant efficacement l’Etat islamique qui est l’ennemi prioritaire du moment. De leur côté, les YPG profitent des frappes de la coalition contre les djihadistes, qui offrent un avantage militaire décisif et permettent de limiter le nombre de victimes (du côté kurde). Les frappes militaires sont d’ailleurs la décision des puissances impérialistes et il ne dépend pas des YPG de les empêcher ou de les intensifier. Auraient-ils dû se priver d’un soutien militaire à l’heure où ils luttaient pour une existence fragile ? Au lecteur d’en juger.

Pour prendre une référence bien connue des révolutionnaires, et au risque de s’éloigner du sujet, rappelons que l’état-major allemand a permis à Lénine de regagner la Russie en 1917. Des critiques similaires s’étaient alors faite entendre et le « wagon plombé » était devenu le symbole de la collusion supposée entre les intérêts du Kaiser et des bolcheviques. Sans le soutien de l’état-major allemand à Lénine en 1917, il n’y aurait toutefois pas eu de révolution d’Octobre. Tout dépend en réalité des objectifs que se fixent les YPG, s’ils envisagent le « soutien » américain comme le début d’une alliance durable et d’ouvrir le Rojava aux capitalistes occidentaux, ou s’ils ne font que profiter d’un appui militaire qu’ils savent passager par nature.

Je n’ai pas de réponse à cette interrogation et ignore les intentions des dirigeants du Rojava, mais les militants kurdes rencontrés ici ne se font, à quelques exceptions près, guère d’illusions sur le « soutien » des Etats-Unis et des Etats occidentaux. Ils savent que celui-ci est dicté par les seuls intérêts de ces pays dans la région, de même que le soutien inconditionnel américain à l’Etat turc quand celui-ci réprime les « terroristes » du PKK. La question de l’après-Daesh, c’est-à-dire quand les YPG auront perdu leur utilité aux yeux des impérialistes américains et européens, ne cesse de se poser car il est peu probable que la politique du PYD, si critiquable qu’elle soit, trouve un terrain d’entente avec les appétits occidentaux dans la région. L’accueil positif réservé, par les combattants du moins, à l’intervention russe, est révélateur de ces craintes.

Revenons à l’aspect plus « militaire » au sein des YPG. Quelle est la place des « internationaux », forment-ils des unités spécifiques ou sont-ils intégrés à d’autres ? Ce qui nous intéresse aussi c’est « l’ambiance », la façon dont les gens vivent la situation (les mêmes questions se posaient en Espagne dans les BI)… le degré d’information, le sentiment d’être utile, la situation kurde est-elle vécue dans sa totalité ou tend -elle à se restreindre à la zone concernée ?

Les volontaires internationaux viennent pour des raisons très diverses, on ne peut parler d’un groupe homogène. Les volontaires passent par un entraînement d’un mois environ composé d’une partie théorique, ou « idéologique », qui enseigne aux volontaires des rudiments d’histoire kurde, de la langue, mais aussi les principes du confédéralisme démocratique ou les théories d’Abdullah Öcalan sur l’origine des inégalités hommes/femmes. Ensuite, les volontaires sont dirigés dans différentes unités de leur choix. Ils peuvent s’y retrouver à plusieurs ou seuls, mais restent très minoritaires dans tous les cas. Si des problèmes apparaissent, ou si un volontaire se sent mal dans une unité, il lui est possible d’en changer sur simple demande (je n’ai jamais entendu parler de contrainte à ce sujet). Les volontaires étrangers (occidentaux serait d’ailleurs plus juste dans la mesure où les volontaires venus de Turquie, de loin majoritaires, ne sont pas considérés comme tels) ne jouissent d’aucun statut ou privilège particulier. Ils sont logés à la même enseigne que leurs camarades kurdes et partagent les tâches communes. Certains volontaires reprochent parfois aux YPG, ce qui n’est pas tout à fait infondé, de renâcler à les envoyer au combat ou de chercher à les protéger. Il est courant qu’un volontaire doive insister un certain temps avant d’être envoyer au front. Toutefois, l’idée selon laquelle les volontaires étrangers seraient cantonnés à des tâches inférieures (cuisine, construction, nettoyage, etc.) est fausse, comme en témoigne le nombre de tués parmi ceux-ci (et comme je l’ai constaté). Il s’agit avant tout pour les YPG d’éviter toute perte inutile ou d’envoyer au front des gens sans une formation adéquate.

La comparaison avec la guerre d’Espagne et la Brigade internationale, devenue un lieu commun à l’extrême-gauche, est infondée. Les « gauchistes » venant se battre au Rojava pour des raisons politiques sont en effet une minorité assez insignifiante (une petite dizaine au plus), même si l’on en compte plus dans le civil.

La majorité des volontaires sont d’anciens militaires de carrière venus combattre Daesh, mais ne se préoccupant pas de l’expérience politique et sociale du Rojava. Les anciens militaires sont plutôt, parmi ceux que j’ai fréquentés, indifférents sur le plan politique. Les enragés de la gâchette, les nationalistes forcenés venus tuer de l’islamiste voire du musulman existent, mais ne sont pas majoritaires chez les militaires. Je peux toutefois citer plusieurs exemples. Parmi les volontaires présents à mon entraînement se trouvait un ancien soldat américain ayant combattu en Afghanistan. Républicain convaincu, celui-ci m’a chanté les louanges de George Bush sur tous les tons et semblait enchanté par les Kurdes, très « occidentaux » à son goût, qu’ils opposaient aux Arabes fanatiques par la culture si ce n’est par les gênes. Un autre, Israélien, suintait le mépris envers les Kurdes, qu’il comparait certes aux pionniers de la colonisation juive, mais qui restaient visiblement trop « arabes » ou « islamiques » à ses yeux. Ce même volontaire m’a expliqué que les Arabes israéliens puaient et qu’il était possible, en se promenant dans Jérusalem, de savoir si l’on se trouvait dans un quartier arabe ou juif à la seule odeur. Précisons que ce volontaire se définissait comme étant « de gauche »…

Beaucoup viennent sans but précis, pour s’accomplir, vivre la grande aventure ou tout simplement pour fuir une routine insupportable. Ceux-ci ne restent généralement pas très longtemps, certains quittent le Rojava après avoir posté quelques photos en armes sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un vrai problème pour les YPG, car faire entrer un volontaire illégalement en Syrie représente des moyens logistiques et financiers non négligeables. Notons enfin la présence des « médiatiques », venus profiter de l’occasion pour se tailler une notoriété à peu de frais et imméritée. Ceux-ci sont souvent méprisés par les autres volontaires qui font le choix de l’anonymat dans leur majorité.

Il importe d’être lucide quant à l’utilité des volontaires internationaux et ne pas se faire d’illusions sur notre rôle. Les anciens militaires de carrière apportent un savoir-faire incontestable et des compétences précieuses au combat. Néanmoins, des divergences de tactique et sur les méthodes de combat apparaissent régulièrement, car les combattants des YPG sont issus d’un mouvement de guérilla. Il est arrivé fréquemment que d’anciens militaires occidentaux quittent les YPG pour cette raison et intègrent les peshmergas irakiens, calqués sur le modèle des armées occidentales, où ils sont rémunérés environ 300 dollars par mois (les YPG ne rémunèrent pas leurs volontaires). La création fin octobre d’une unité entièrement composée d’anciens militaires professionnels, par un ancien Marine américain, visait notamment à stopper le départ de ceux-ci.

Mais l’utilité des volontaires sans formation militaire préalable (dont je suis) est des plus limitées. Nous sommes tout sauf indispensables car d’anciens combattants du PKK, ayant 15 ans de combat à leur actif, peuvent sans problème se passer de l’aide d’étudiants révolutionnaires habitués au confort parisien, même s’ils accueillent ces derniers à bras ouverts. Il faut être certain de son choix et savoir précisément pourquoi l’on vient. Ceux qui viennent se battre au Rojava par « romantisme », ou pour des raisons éthérées et abstraites (« défendre la liberté », « se battre contre la barbarie », etc.) risquent d’être déçus sur place lorsqu’ils prendront conscience de leur place et de la réalité du terrain. Le risque est surtout de ne pas tenir dans les conditions très sommaires du front (peu de sommeil, pas d’eau courante, longues périodes d’attente, pas ou très peu de contact avec l’extérieur…) si l’on vient sur un coup de tête.
Faut-il, pour autant, renoncer à venir au Rojava pour des révolutionnaires de gauche ? Certainement pas ! Je ne puis au contraire qu’encourager ceux qui le souhaitent à venir se battre ici, au Rojava, pourvu qu’ils soient conscients des difficultés qui les attendent et, surtout, qu’ils ne se fassent pas d’illusions.

La création des SDF (forces démocratiques syriennes) est la meilleure nouvelle qui pouvait arriver pour tout le nord de la Syrie (pour les Kurdes et les non-Kurdes). Mais qu’en est-il ailleurs en Syrie, dans la ville d’Alep même où la situation est très complexe, et aussi dans les autres régions du pays (Idlib, Homs, Hama, Damas….) : y a-t-il à sa connaissance des contacts et des regroupements possibles, ou en cours, similaires aux SDF (ni le régime d’Assad, ni les djihadistes), dans ces autres régions ?

La création des SDF est en effet un excellente nouvelle. Le ralliement de divers groupes combattants aux Kurdes est symptomatique de la bipolarisation en court du conflit entre le régime syrien d’une part, et les YPG de l’autre. Difficile d’imaginer ce qu’il adviendra quand ces deux seuls acteurs resteront en scène. Des pourparlers similaires sont très probablement en cours mais, n’étant pas dans le secret des dirigeants kurdes de Syrie, il m’est impossible de vous en dire plus à ce sujet.

Sans avoir été à Kobanê, comme tu l’as précisé tu as dû un peu te déplacer dans le Rojava. As-tu eu l’impression de zones où il existe une vie économique, quelques productions, quelques échanges, ou bien au contraire une vie plutôt morte du fait de la guerre et du déplacement des populations. Comment les YPG sont-ils approvisionnés ?

J’ai en effet eu l’occasion de me rendre dans plusieurs villes du Rojava. Il existe bien évidemment une vie économique : il suffit de déambuler dans les rues d’Amudê, de Dêrik ou de Qamishlo (encore partiellement aux mains du régime) pour s’en rendre compte. Difficile d’oublier que l’on se trouve dans un pays en guerre avec les check-points, les portraits omniprésents des martyrs et la présence importante d’une police militaire (« Asayisa Rojava »), mais les magasins sont relativement bien achalandés, sur la frontière du moins. On constate d’ailleurs que de nombreuses marchandises viennent de Turquie. Mais cette vie économique ne doit pas masquer les difficultés terribvles que traversent le Rojava. Les salaires y restent très bas (70 dollars par mois pour certains fonctionnaires) et le chômage endémique. Cela amène nombre de jeunes à ne voir aucun avenir dans ce pays et à se laisser séduire par le rêve d’une vie meilleure en Europe. Les campagnes de prévention organisées par plusieurs organisations politiques semblent inefficaces pour le moment. Je passe ici sur les zones de combats, désertées totalement par la population civile et en partie détruites.

La vie économique du Rojava est donc précaire et Daesh sait où frapper pour désorganiser celle-ci. Après les derniers attentats meurtriers au camion piégé, des contrôles routiers poussés ont été instaurés pour les poids lourds.

Sans être allé moi-même à Kobanê, j’ai entendu dire que la situation là-bas était très différente. D’arès les bruits qui me sont parvenus, la ville est toujours privée d’électricité et reste plongée dans le noir la nuit tombée. Les besoins les plus vitaux y sont assurés par des groupes électrogènes. La ville reste largement en ruines. La reconstruction a certes avancé mais, paraît-il, celle-ci se ferait sans véritablement de plan, de façon spontanée et désorganisée.

J’ignore où et comment les YPG s’approvisionnent, mais le ravitaillement des unités militaires, y compris sur le front, ne représente pas de problème majeur. En cas d’opérations, les repas sont préparés à l’arrière et amenés directement aux combattants, de façon plus ou moins régulière.

Tu parles d’une présence importante de militants du Bakur au Rojava. Que feront ces derniers en cas de victoire sur Daesh (ce qui n’est pas gagné !) : rester et s’intégrer au Rojava (avec par exemple la mission de servir de cadres pour redémarrer et réorganiser la zone) ou retourner chez eux ?

J’ignore ce que feront les militants venus du Bakur après la victoire sur Daesh. Il est clair que beaucoup d’entre eux retourneront là-bas, surtout si la situation militaire s’y aggrave et qu’Erdogan persiste dans sa logique de confrontation armée. Certains combattants du Bakur brûlent déjà de rentrer chez eux pour en découdre avec l’armée turque, mais restent au Rojava par sens du devoir, pour ne pas déserter un front où ils sont indispensables.

 Il a été dit récemment que les organisations kurdes (hostiles au PKK) d’Irak voulaient instaurer un enrôlement obligatoire dans l’armée. Cela est-il évoqué au Rojava parmi les unités que tu as côtoyé ? Question annexe l’information sur ce qui se passe en Irak remonte-telle à peu près vers le Rojava ?

J’ignore ce qu’il en ait pour le Kurdistan irakien. La conscription obligatoire est déjà en place au Rojava, mais j’en ignore les modalités, n’ayant pas côtoyé moi-même de conscrits. Ces derniers seraient d’ailleurs plutôt employés à l’arrière, mais je n’ai guère plus d’informations à ce sujet. Je n’ai pas entendu parler, pour le moment, de la conscription obligatoire voulue par certains Kurdes d’Irak.

Pour ce qui est de Barzani, celui-ci est très largement méprisé par les Kurdes de Syrie, surtout chez les YPG. La liste des reproches adressés à « Dollarzani » (le sobriquet donné par les YPG) est longue : corruption et népotisme endémique, soummission aux intérêts américains, proximité avec l’Etat turc (l’armée turque forme des unités de l’armée kurde d’Irak), trahison (notamment la fuite des peshmergas et l’abandon de Shengal aux djihadistes).

Le PDK essaie certes de s’implanter au Rojava, mais avec un succès des plus limités pour le moment. Notons au passage que, si le PDK n’est pas en odeur de sainteté auprès des YPG et du PYD, celui-ci est autorisé et a pignon sur rue. Il arrive de trouver, dans certains commerces, des portraits de Barzani sans que ceux-là ne soient réprimés. Pour l’anecdote, il existe un magasin dans la ville de Dêrik où l’on trouve, au milieu des écussons YPG et des drapeaux du PKK, des portes-clefs et d’autres babioles à l’effigie de Barzani ! Les affaires sont les affaires : cette anecdote démontre bien qu’il existe une demande en ce sens, que certains s’empressent de satisfaire.

Interview OCL/courant alternatif.

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