Votre mission, si vous l’acceptez : emporter, depuis la France, une valise contenant une paire de chaussures et des sous-vêtements pur coton pour les camarades combattantes de Kobanê. Appelez au numéro de téléphone qu’on vous a donné lorsque vous serez sur place.
Allez, ok, c’est une mission pour nous !
Zone à Suruç
Nous nous approchons de la destination, nous voilà à Suruç, petite bourgade située sur le territoire turc à 10 kilomètres au nord de la frontière avec la Syrie, à 13 kilomètres de Kobanê. Les habitants de Suruç ont recueillis depuis l’été 2014 les dizaines et dizaines de milliers d’habitants de Kobanê « déplacés » à cause de l’offensive de l’Etat Islamique sur la ville. Mais depuis 3 mois, Kobanê ayant héroïquement été libérée par les YPG et YPJ – forces combattantes kurdes du Rojava, masculines et féminines –, les « déplacés » regagnent leurs habitations ou plutôt ce qu’il en reste.
Les journalistes et un certain nombre de zozos occidentaux en mal de sensation accourent depuis pour filmer les ruines ou faire des selfies avec les enfants de Kobanê. Les kurdes des deux côtés de la frontière en ont assez et ont décidé de seulement laisser passer celles et ceux qui y viendrait pour concrètement aider d’une manière ou d’une autre. Nous croisons donc à Suruç des américains et des allemands qui rongent leurs freins depuis des semaines, insistant quotidiennement au près du HDP – façade légale du PKK. Pour notre part, nous zonons un peu dans la bourgade où nous connaissons quelques personnes, à la recherche de plans clandos pour Kobanê. Car il y a deux façons d’y passer. Soit par la « Porte », à savoir le poste-frontière où le HDP doit négocier les passages vers le Rojava avec l’Etat turc, passeports et motivations à l’appui. Soit par « derrière » en mode clando. Mais non ! Rien ! Pas de combine en vue.
Nous nous décidons à passer un coup de fil au numéro qu’on nous avait indiqué en France. On espère que ça captera et que ce mode opératoire – c’est-à-dire appeler depuis la Turquie – ne sera pas trop aléatoire question sécurité : les flics turcs ont comme partout ailleurs de grandes oreilles ! Ça sonne et quelqu’un nous répond. Nous avertissons la personne à l’autre bout du fil que nous avons un paquet à donner à la camarade X. La personne n’a pas l’air plus étonnée que cela même si elle ignore très certainement le contenu de la précieuse cargaison. Elle nous dit d’aller voir un gars de la mairie de Suruç gérée par le HDP. Ce dernier nous dit de lui donner le colis car un convoi de matériel part d’un instant à l’autre pour Kobanê via la « Porte ». Nous lui refilons le bébé tout en lui disant qu’on aurait bien remis tout ça en main propre etc etc… Il nous dit qu’il va essayer de voir et qu’il nous tient au courant…
Nous nous rassurons : même si nous ne passons pas de l’autre côté, le paquet, lui, trouvera le chemin de sa destinataire… Du coup, nous pensons quitter Suruç pour Diyarbakır le lendemain. Il nous reste une après-midi à traîner dans la petite ville frontière. Nous assistons à une petite manifestation en lieu et place d’une marche funéraire : chaque jour encore, des combattants kurdes tombent au front dans le canton de Kobanê ; chaque jour, leurs corps sont rapatriés via la « Porte » en Turquie et passent dans des corbillards sur la grande route qui traverse Suruç ; et chaque jour, plusieurs dizaines ou centaines d’habitants et de « déplacés » de Kobanê les saluent en bloquant la route à leurs passages, scandant des slogans et entonnant des refrains révolutionnaires. Nous buvons, également, un certain nombre de thés à gauche à droite, au gré des invitations et des rencontres…
Un départ soudain
En fin d’après-midi, alors que nous nous apprêtions à rentrer là où nous créchons pour enfiler une petite laine – les nuits sont encore bien fraîches en cette saison –, nous recevons un nouveau coup de téléphone : nous avons 5 minutes pour retrouver une camarade PKK’lı à l’autre bout de la ville. Elle a l’air pressée. Nous hâtons le pas, pas certain d’avoir bien compris ce qui nous attendait. Au point de rendez-vous, elle nous donne une veste pour pas crever de froid, nous lui confions quelques papiers, numéros de téléphones, notes, etc. qu’il est inutile de faire tomber entre les mains des flics.
On nous invite à monter dans une grosse voiture allemande basse de caisse et au moteur vrombissant, ce qui tranche nettement avec la Renault 9 modèle 1987 de rigueur à Suruç. Dernière halte à la nuit tombante pour acheter le casse-dalle et épancher nos vessies. Distribution de döners et d’ayrans dans la voiture. Toujours pas un mot d’échangé. C’est parti, semble-t-il ! Trajet silencieux et tension palpable. Nous ne savons ni avec qui nous sommes, même si nous nous doutons que les deux jeunes PKK’lı qui nous emmènent savent ce qu’ils font. Ni où nous allons. Ni comment se déroulent habituellement les passages clandestins. Même si on a entendu dire que les flics et militaires n’étaient pas tendres quand ils pinçaient des gens, et qu’il était arrivé parfois que ces cons n’hésitent pas à tirer.
Toujours pas un mot d’échangé. Nous nous en remettons à nos passeurs. Et attendront la fin du trajet en voiture pour poser les quelques questions nécessaires au bon déroulement du schmilblick.
Le passage
Du village où nous sommes, il nous faudra monter sans y voir grand chose et sans un bruit en haut de la colline qui le surplombe, passer la frontière qui se trouve sur la ligne de crête, puis tracer rapidement pour s’éloigner de la zone d’intervention des « Panzers » – les militaires chargés de la surveillance de la frontière et bien mobiles grâce à leurs rapides petites jeeps. Tamam, d’accord. Nous nous mettons en route, et arrivés quasiment en haut de la ligne de crête nous apercevons deux ou trois silhouettes humaines qui s’approchent dans notre direction. Vite vite, fuir dans la nuit noire et dévaler en courant la colline jusqu’au hameau d’où nous venions. Bonne suée et bon coup de stress… pour rien ! Fausse alerte ! C’étaient seulement des camarades de Kobanê qui passaient dans l’autre sens.
Nous nous remettons en route silencieusement. Nous gagnons la crête où tout est tranquille. Trois rangées consécutives de barbelés ont été cisaillées. Nous les passons et redescendons de l’autre côté. Nous croisons sur notre passage plusieurs contrebandiers en planque attendant le parfait moment pour faire entrer en Turquie leur marchandise. Ils passent des clopent et de la came, nous dit-on peu après. Nous continuons à tracer sans voir où nous mettons les pieds. Le jeune passeur nous conseille de le suivre strictement et de s’espacer un peu les uns des autres. C’est truffé de mines. Les fascistes de Daesh ont posé des milliers de mines derrière eux dans tout le canton de Kobanê. Quelques semaines plus tôt, deux amis de notre accompagnateur ont péri en posant le pied sur une de ces mines artisanales lors d’une ballade nocturne comme la notre. Nous décidons de le suivre et de prendre ses recommandations au pied de la lettre. Nous apercevons plus haut derrière nous et à bonne distance déjà les gyrophares des Panzers, les faisceaux lumineux de leurs puissantes lampes balayant la crête à l’endroit où nous sommes passés peu avant. Mais nous sommes déjà loin.
Un rapide coup de fil du passeur à un camarade. Et un quart d’heure de marche plus tard nous atteignons une route où une vieille camionnette, conduite par deux camardes en armes, nous attend. Synchro. Direction Kobanê maintenant. Des carcasses de tanks de Daesh, des gros trous dans la route dus aux tirs de mortiers ennemis, des voitures calcinées et des maisons éventrées. Telle est la première vision que l’on aura de la campagne de Kobanê. Et ça n’est rien par rapport au tas de ruines que nous apercevrons de la ville cette nuit-là. Nous arrivons à destination après une bonne demi-heure de trajet.
Nous sommes accueillis par trois combattants des YPG (Yekîneyên Parastina Gel, Unités de Protection du Peuple) dans une belle maison qu’ils squattent depuis plusieurs semaines. Chacun à son fusil d’assaut et ses munitions, et les posent où ils peuvent dans le salon où nous allons boire le thé autour du poêle à mazout : à côté de la télé qui fonctionne de manière intermittente grâce au groupe électrogène, ou bien appuyé contre le canapé, mais toujours à porter de main au cas où il faudrait bouger rapidement. La situation est un peu surréaliste. Nous ne savons pas à quelle distance du front nous sommes. Nous ne savons pas vraiment qui sont ces hommes. Et eux, tout en nous invitant à boire le thé, nous regardent également d’un œil étonné en se demandant sans doute un peu se que nous foutons là, sans même avoir pris un pull pour contrer le froid. Nous leur expliquons notre « mission ». Notre étonnement d’être arrivés à destination même pas six heures après le coup de fil qu’on avait passé, etc etc. Ils sont un peu au courant quand même et nous explique que la destinataire du colis n’est autre que l’une des deux femmes coordonnant les fameuses forces combattantes féminines du canton de Kobanê. Si si ! Ils nous demandent de patienter un peu car cette dernière devrait venir nous remercier…
Discussions à bâtons rompus
Les thés s’enchaînent. Non seulement ça ne se refuse pas, mais en plus on y prend goût à ces petits verres de çay ! De toute façon, ils s’imposent aux longues heures de discussions. Surtout que finalement la « coordinatrice » ne viendra pas ce soir, nous la verrons demain. Blagues et discussions politiques et philosophiques ne finiront qu’à 4 heures du mat’ lorsque, épuisés, nous irons nous coucher. Nos hôtes sont bavards et taquins. L’un d’entre-eux revient d’on ne sait où avec une espèce de couverture qu’il déploie devant nous à même le sol : « C’est l’heure de la prière, il fait froid dans les autres pièces, je vais la faire ici. Et puis j’en ai pris une grande, ainsi, on pourra se mettre en rang et prier ensemble… » Légers froncements de sourcils de notre côté, puis éclats de rire collectifs, ce n’est que la nappe, le repas arrive. Voici un peu le genre d’ambiance dans laquelle on a été reçu !
Après quelques mots nettement plus sérieux sur la guerre, sur Daesh, et sur les 2000 camarades qu’ils ont perdu en 9 mois à peine, nous leur posons des questions sur la manière dont ils sont organisés au sein de la guérilla. Est-ce qu’ils ont des chefs ? Comment est-ce structuré ? Etc… Et puis également la question volontairement provoc sur le très vénéré Abdullah Öcalan : quelle relation entretiennent-ils avec lui ? Est-ce une personne sacrée, un quasi-dieu, comme certains nous l’ont déjà dépeint ? Non, ce n’est pas un dieu, nous répondent-ils. Juste une personne importante qui, par sa détermination et ses analyses, a fait qu’il n’y a plus de honte à être kurde, à vouloir l’égalité et la liberté. Et pour ce qui est de l’organisation, ils sont contre la hiérarchie. Un des trois, accolé dans le canapé à « son commandant » et une main posée sur le genou de ce dernier, nous explique de manière attendrie que c’est son pote, son camarade. Que « son copain commandant » a bien voulu prendre la responsabilité de coordonner un petit groupe d’hommes, contrairement à lui qui n’a pas envie de ce genre de responsabilités. « Ceux qui prennent les responsabilités tournent, rien n’est figé » nous dit-il, avant de surenchérir : « Évidemment personne n’est payé, nous ne voulons pas de rapport d’argent entre nous, nous voulons vivre en dehors du système capitaliste et de l’État. Nous nous battons juste avec notre cœur. Notre cœur est le centre de toutes nos actions, la vie ou la mort, peu importe le prix à payer pour être libres. »
En écho à notre petite provo sur Öcalan, ils nous titillent à leur tour. Ils nous disent qu’ils sont, eux aussi, anarchistes, ou du moins un peu. Mais que franchement les anarchistes ont du mal à s’organiser, et qu’ils sont souvent empêtrer dans la sphère de leurs idéaux ! Ça rigole et ça blague sec ! S’en suit un bon débat sur comment s’organiser (avec un minimum de hiérarchie) et comment être dans une dynamique forte et offensive (avec un maximum d’efficacité).
De grandes questions métaphysiques se posent après autour des notions d’Ego, de l’individualisme, du Commun et de la communauté. Ils nous apprennent qu’un des fondements de leur éducation de PKK’lı est le fait de parvenir à extirper et éliminer l’Ego de sa propre personne, et ce pour n’être au service que du Commun et de de la communauté. Cette recherche est, paradoxalement ou pas, disent-ils, un travail individuel. Personne d’autre ne peut le faire pour toi. Et l’Autre, le collectif, la communauté passeront toujours avant toi, avant ton Ego.
Il est tard, et pourtant nos camarades YPG ne sont pas en reste. Ils nous demandent maintenant comment nous définirions la Liberté ! Quelques dizaines de minutes d’échanges et de débats auront raison de nous. Il est bien tard. Nous frisons l’overdose de thé et l’indigestion d’informations et de palabres. Nous allons nous coucher.
Nous sommes au Rojava. Nous sommes ailleurs.
Mission accomplie.