Une révolution dans la vie quotidienne
Dans tous les secteurs administratifs du canton de Cizîrê, les gens travaillent, principalement sur la base du volontariat, pour mener à bien d’ambitieuses transformations de la société. Des médecins veulent construire un système moderne d’assurance maladie gratuite mais aussi, nous ont-ils dit, collecter et diffuser le savoir local sur les remèdes qui avaient été étouffé et changer les conditions de vie dans leur ensemble. Ils nous ont expliqué que leur objectif était de construire un mode de vie libéré des séparations (entre les gens et entre les gens et la nature) qui sont la cause des maladies physiques et mentales. Les universitaires veulent orienter l’éducation vers les problèmes sociaux actuels. Ils ont l’intention, c’est eux qui le disent, d’abandonner les examens et de d’abolir les clivages entre professeurs et étudiants et entre les disciplines en vigueur. La nouvelle discipline de la « gynologie » (la science des femmes) élabore une interprétation alternative de la mythologie, de la psychologie, des sciences et de l’histoire. Toujours et partout, nous a-t-on dit, les femmes sont les principaux acteurs économiques et ce sont elles qui sont chargées des questions concernant « l’éthique et l’esthétique », « la liberté et la beauté », « le fond et la forme ». La révolution vise à dépasser les limitations posées à ces activités quand l’État est pris comme modèle du pouvoir.
Il nous a été répété encore et encore que la coexistence et la coordination des identités transversales préexistantes, en pleine évolution, sont appelées à remplacer « un drapeau, une langue, une nation ». La nouvelle administration est composée, sur la base de quotas, de représentants des communautés kurdes, arabes et assyriennes désignés en fonction de leurs pratiques personnelles. Bien que les milices et les forces de sécurité soient mixtes au plan ethnique, les groupes assyriens ont leurs propres bataillons. La vie quotidienne a surtout changé pour les femmes, auparavant réduites à vivre entre leurs quatre murs. Bien que les rues soient toujours principalement le territoire des hommes, les femmes ont mis en place leurs propres structures d’éducation et leurs propres conseils locaux. Tous les corps politiques mixtes doivent être à 40% féminins et chaque entité est dotée d’une co-présidence devant inclure une femme en son sein. Ce sont les femmes qui sont à la fois organisées de façon autonome au sein de la révolution et ses sujets archétypaux. Les panneaux d’affichage de Kameshli montrent plus souvent les femmes combattantes des YPJ (Unités de Protection des Femmes) que les combattants hommes des YPG (Unités de Protection du Peuple). On y lit : « Nous vous défendrons ».
Des membres des YPJ nous ont parlé de l’organisation non hiérarchique qui existe au sein des milices. Elles nous ont dit qu’elles avaient été élues commandantes mais qu’elles participaient à toutes les activités de la vie collective comme tout un chacun. Mais tout n’est pas ici qu’amour et poststructuralisme. La discipline occupe aussi une partie importante de l’éthique et de l’esthétique de la vie quotidienne. Nous avons vu des femmes en train de suivre une formation dans les forces de sécurité (Asayish) auxquelles on apprenait à rester assises en rangs. Le premier jour de notre voyage, cela nous a fait un petit choc d’être accueillis par une rangée d’apprentis soldats en uniforme, debout en rangs d’une une rigidité parfaite, faire, avec précision et très fort, ce truc d’appels et de réponses qu’on fait à l’armée. Les vidéos d’entrainement des YPG mises en musique sont sur toutes les télés. Même à l’université, où les jeunes gens vivent en collectivité, la cuisine et le ménage se font d’une façon super efficace: les tâches sont accomplies avec efficacité, réparties entre tous de façon à ce que l’égalité, l’horizontalité et la discipline automatique coïncident parfaitement.
C’est une autre ambiguïté éthique et esthétique qui entoure l’importance du PKK d’Oçalan, ou « Apo » (son surnom que les gens utilisent le plus souvent pour l’écrire sur les murs et le graver sur leurs armes). Son portrait est accroché au mur de presque toutes les pièces. C’est lui qui a initié le « tournant libertaire » du PKK, auquel le PYD (Parti de l’Union Démocratique) du Rojava s’est affilié (en renonçant entre autres choses à toute structure hiérarchique). Il est intéressant de noter aussi que c’était à l’issue d’une période passée dans la région avant son arrestation en 1999, bien qu’on ait toujours prétendu qu’il y était arrivé ayant déjà ces idées en tête. Les autres images qui ornent les murs, tableaux de bord et usines sont celles des martyrs, avec leurs visages sur un fond indiquant l’organisation à laquelle ils appartenaient. Est-ce significatif qu’Oçalan soit à la fois la seule personne encore en vie à qui il soit fait cet honneur et un leader avec qui personne ne peut communiquer directement et qui est de facto sans pouvoir ?
L’Etat en train de s’affaiblir
Ce que nous ont dit de nombreux interlocuteurs, c’est que la problématique de la révolution, n’est pas de remplacer un gouvernement par un autre mais d’en finir avec le pouvoir de l’État. La question que le co-président du Congrès National Kurde a posée est celle du « comment gouverner non pas avec le pouvoir mais contre le pouvoir ». Le pouvoir d’État a été réparti dans plusieurs directions. La formation des gens à l’activité des forces de sécurité (Asayish) se fait sur une grande échelle, avec l’ambition que tout le monde la reçoive. Ceci fait partie d’une tentative pour répartir entre tous les moyens de coercition. On nous a expliqué que l’auto-défense du peuple était « si importante qu’elle ne pouvait être déléguée ». À travers la formation (pas seulement à l’utilisation d’armes mais aussi à la médiation, l’éthique, l’histoire du Kurdistan, l’impérialisme, la guerre psychologique menée par la culture populaire et l’importance de l’éducation et de l’autocritique), il nous a été déclaré par un combattant responsable d’un des centres d’entrainement que le but final était d’abolir tous ensemble la police politique Asayish.
La nouvelle administration (formée d’un parlement et de 22 ministères), désignée pour le moment par différents partis politiques et organisations mais devant être un jour élue, a pris la responsabilité de certaines fonctions étatiques. Quand, au printemps 2012, Daesh atteignit Rojava, les forces kurdes, anticipant le carnage que provoquerait une confrontation entre Daesh et Assad et voyant une opportunité dans cette situation, encerclèrent les forces de l’État syrien à Derik et négocièrent leur départ (sans leurs armes). Après concertation avec d’autres forces sociales et politiques de la zone, la même chose se produisit dans tout le Rojava. Toutefois, le régime d’Assad n’a pas été complètement chassé. À Kameshli, la plus grande ville du Cizîrê, il contrôle toujours une petite zone où se trouve l’aéroport. Le vieil État continue aussi à opérer en parallèle des nouvelles structures. Les hôpitaux syriens du Sud acceptent toujours certains malades graves et le régime continue à payer certains fonctionnaires, y compris quelques professeurs.
Pendant ce temps, de multiples éléments autonomes viennent faire contrepoids à la nouvelle administration. C’est indépendamment de cette administration que les communes (des conseils de quartier hebdomadaires dotés de leurs propres unités locales de défense et de sous-groupes consacrés aux jeunes, aux femmes, à la politique, à l’économie, aux services publics, à l’éducation et la santé) et les conseils de villes et de cantons constitués de délégués élus s’occupent des problèmes pratiques immédiats. L’administration et les communes ont été mises sur pied par le Mouvement de la Société démocratique (TEVDEM), une coalition d’organisations où figurent le PYD, les coopératives, les écoles, les organisations des femmes et des jeunes, ainsi que des partis politiques sympathisants. Ces organisations ont toutes leurs propres structures de prise de décision et parfois leurs propres programmes d’éducation dans leurs « centres culturels », « maisons » et « écoles ». Il en résulte à la fois que toutes les forces politiques sont dépendantes les unes des autres de façon complexe et transversale et qu’il y a plein de réunions auxquelles assister.
Et le communisme dans tout ça?
En dépit de son sol plat et fertile, le Rojava n’a qu’une faible production agricole et industrielle. Dans le « grenier à pain » de la Syrie, la plupart des terres étaient la propriété de l’État et utilisées pour la monoculture du blé et l’extraction du pétrole. Sa population kurde a souvent immigré dans les villes du sud pour constituer une fraction de classe travaillant pour des salaires plus faibles. La nouvelle administration a repris les terres et en a distribué des portions à des coopératives auto-organisées qui s’emploient à développer l’élevage et à accroître et diversifier les cultures. On continue à extraire un peu de pétrole et à le raffiner pour obtenir un diesel de basse qualité destiné à être vendu dans le canton et distribué aux coopératives et à d’autres institutions. Ce que les coopératives produisent est vendu à l’administration, ou sur les marchés à des prix sous contrôle de l’administration. L’administration fournit une ration de pain à chaque foyer. La contrebande est énorme.
Ceux qui supervisent ces changements les décrivent comme de simples solutions pratiques au problème de la reproduction de la population dans le contexte de la guerre et de l’embargo. C’est très différent de la façon dont les transformations pratiques immédiates de la sphère domestique ont été décrites. Les milices de femmes, d’après les membres des YPJ, « ont ouvert un espace de libération »: « Tu prends part à la vie d’une nouvelle façon et, quand tu es avec les autres, tu réalises que tu représentes un pouvoir. » Elles nous ont aussi dit: « quand les gens nous voient nous battre aux côtés des hommes ils acceptent aussi que l’on combatte les mentalités phallocentriques ». Il n’a pas été question du fait que l’émancipation positive aille de pair avec la nécessité d’interrompre les rapports d’exploitation et d’échange. Peut-être est-ce parce que les gens avec qui nous avons été amenés à discuter étaient principalement issus de la classe moyenne, bien que ce fait soit aussi signifiant en lui-même.
Dans un certain sens, une opposition à l’État est une opposition au Capital au niveau de sa force globale. La nouvelle administration s’oppose à l’OTAN qu’elle perçoit sous deux formes: la première étant DAESH soutenu par la Turquie, et l’autre les États-Unis et le Capital international (une catégorie dans laquelle se retrouve le gouvernement régional du Kurdistan (KRG) où deux familles au pouvoir construisent en ce moment des camps de réfugiés qui longent d’un côté ses autoroutes et de l’autre ses centres commerciaux). La nouvelle administration n’a aucune illusion quant aux motivations de ceux qui lui apportent un soutien militaire: « Tout le monde, y compris les États-Unis à présent, décrit la situation comme si nous étions de son côté! » plaisante le TEVDEM (Mouvement pour la société démocratique). Mais il n’y a aucune opposition à la valeur sous ses formes quotidiennes toujours existantes. Ceux qui discréditent les déclarations trop enthousiastes des activistes occidentaux quant à la nature révolutionnaire de ce qui se passe au Rojava ont raison de la décrire plutôt comme la construction d’un bouclier contre cette guerre et cette oppression des plus brutales, utilisant, de même qu’une armée, un nouveau type d’idéologie venant remplacer celle de la libération nationale.
La situation n’est pas non plus sans rapport avec la déplorable trajectoire des luttes à travers le monde pendant ces quelques dernières années. L’État, devenu à présent un agent du Capital global, est considéré comme le coupable par des mouvements composés aussi bien de membres des classes moyennes que de prolétaires. Pendant ce temps, la nation est vue comme force à laquelle s’opposer. Les luttes rassemblent sous l’égide de l’idéologie de la citoyenneté (et les hiérarchies de race et de genre que cela présuppose). La transformation en cours au Rojava repose dans une certaine mesure sur une identité kurde radicale et sur un important groupe représentatif de la classe moyenne qui, en dépit de la rhétorique radicale, a toujours quelque intérêt à la pérennité du Capital et de l’État.
En même temps, tout cela a pourtant aussi quelque chose en partage avec les évènements marquants des luttes liées à la crise: ses émeutes. D’une certaine façon, les stratégies mises en œuvre au Rojava sont nées de l’analyse de l’échec des émeutes: en 2004, quelques mois à peine après la formation du PYD, une insurrection de Kurdes réclamant la liberté politique à l’État syrien s’est trouvée confrontée immédiatement, non seulement à la torture, aux assassinats et aux emprisonnements mais aussi à une longue période d’oppression brutale. « Nous avons décidé », se rappellent-ils « de ne pas faire deux fois les mêmes erreurs ».
Ce qui est en train de se passer n’est pas de la communisation. Mais c’est un mouvement réel contre le pillage et la coercition étatique qui combat militairement sur ses frontières et, à l’intérieur de ses frontières, via la répartition du pouvoir. En ce sens, les limites des luttes au Rojava sont les mêmes que celles des luttes qui ont lieu partout où la relation entre force de travail et Capital est devenue une affaire de répression et aussi des luttes qui prennent cette répression comme point de départ. C’est une autre forme de lutte qui se déroule loin des bastions de la reproduction du Capital et ne cherche pas à renverser les relations d’exploitation. Ce qui sera intéressant au Rojava, région pour le moment en grande partie isolée des forces du Capital global, est de savoir quelles luttes vont surgir sur le terrain des relations d’exploitation, sur la distribution des terres, sur l’affectation aux différentes sortes de travaux, sur les prix et les salaires, sur les importations et les exportations. Quelles transformations de la propriété et des relations de production les femmes vont-elles revendiquer quand elles reviendront des milices ?
Texte écrit initialement le 22 décembre 2014 pour SIC , revue internationale pour la communisation, et publié sur le site Peace in Kurdistan et repris de Dndf. Traduction réalisée par le collectif Les Ponts Tournants.