Un reportage de Zaher Baher, du Kurdish Anarchists Forum et du Haringey Solidarity Group (Londres), juillet 2014. Traduit par Alain KMS, avec Alternative libertaire.
Le texte ci-dessous est un des rares témoignages sur l’expérience d’auto-organisation populaire du Kurdistan syrien. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de le rendre accessible aux francophones, en dépit de ses lacunes et de certaines confusions. L’auteur n’ayant pu répondre à nos questions, nous avons recoupé certaines informations avec d’autres sources (merci au journaliste Maxime Azadi, d’Actukurde.fr).
Nous avons fait le choix d’utiliser la version kurde des noms de lieu, tout en indiquant, dans certains cas, leur nom en arabe et en français.
L’intégralité du texte est reproduite, à l’exception d’un passage de géopolitique trop long et trop peu pertinent à notre sens. L’ensemble des analyses n’appartiennent qu’à leur auteur, et n’engagent pas Alternative libertaire. Les notes sont de l’équipe de traduction.
En mai 2014, j’ai parcouru pendant quelques semaines le Kurdistan syrien — « le Rojava » [1] — au nord-est du pays, avec un ami. Durant ce séjour, nous avons eu toute latitude pour rencontrer qui nous voulions : femmes, hommes, jeunes, partis politiques. Dans cette région, il y a plus de 20 partis, qu’ils soient étiquetés « kurdes », « chrétiens », ou autres. Quelques-uns participent à l’« auto-administration démocratique » (Democratic Self Administration, DSA) ou « autogestion démocratique » (Democratic Self Management) de la région de la Cizîrê [2].
La Cizîrê est l’un des trois cantons du Rojava. Nous avons également rencontré des partis politiques kurdes et chrétiens qui ne participent pas à l’auto-administration. En outre, nous avons rencontré des responsables de l’auto-administration, membres de divers comités, groupes et communes, ainsi que des hommes d’affaires, des commerçants, des ouvriers, ou de simples badauds sur le marché et dans la rue.
Le contexte
Le Kurdistan est un territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitantes et d’habitants, partagé, à la fin de la Première Guerre mondiale, entre l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie. Au cours de l’histoire, le peuple kurde a subi des massacres et même un génocide de la part des régimes qui se sont succédé, principalement en Irak et en Turquie. Depuis lors, il a été continuellement opprimé par les gouvernement centraux. En Irak, sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes ont subi des massacres à l’arme chimique au cours de l’opération Anfal [3].
En Turquie, il n’y a pas si longtemps encore, les Kurdes n’avaient pas le droit de parler leur propre langue, et ils n’étaient reconnus que comme « Turcs des montagnes » – allusion au relief montagneux du Kurdistan de Turquie. En Syrie, la situation des Kurdes était un peu meilleure qu’en Turquie. L’Iran, lui, les reconnaît comme un peuple distinct des Perses et leur a octroyé des droits, mais pas d’autonomie politique.
Après la 1re guerre du Golfe (1991) s’est constitué en Irak un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Après la 2e guerre du Golfe (2003), l’invasion et l’occupation de l’Irak, le GRK a profité de la situation pour se renforcer et se doter d’une administration, d’un budget et d’une armée – les peshmergas – autonomes. A Bagdad, le gouvernement central n’a pu qu’entériner cette autonomisation et, dans une certaine mesure, l’a même soutenue. Ceci a encouragé les autres parties du Kurdistan, particulièrement en Turquie et en Syrie.
Au cours de cette même année 2003, des Kurdes de Syrie ont fondé le Parti de l’union démocratique (PYD, pour Partiya Yekîtiya Demokrat), qui est venu s’ajouter aux partis et organisations kurdes déjà existants dans la région. La plupart remontaient aux années 1960 mais s’étaient révélées peu efficients en comparaison du rapide développement du PYD.
Le Printemps arabe
Le Printemps arabe a secoué la Syrie au début de 2011 et, au bout de quelque temps, s’est propagé dans les régions de la Cizîrê, de Kobanê et d’Efrîn. La protestation populaire y a été profonde et constante. Elle a contribué au retrait de l’armée des cantons kurdes, à l’exception de certains territoires de la Cizîrê dont nous parlerons plus loin.
Pendant ce temps, se constituait – avec l’appui du PKK [4] et du PYD – le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem, pour Tevgera Civaka Demokratîk), qui a rapidement acquis une solide assise populaire [5]. Après le départ de l’armée et de l’administration syrienne, la situation est devenue chaotique – nous verrons pourquoi – et le Tev-Dem s’est trouvé dans l’obligation de mettre en application son programme avant que les choses n’empirent.
Le programme du Tev-Dem était très fédérateur, et couvrait tous les sujets de société. Beaucoup de gens du peuple, venus de différents milieux – kurde, arabe, musulman, chrétien, assyrien et yézidi – s’y sont impliqués. Son premier travail a été de mettre sur pieds toute une série de groupes, de comités et de communes [6], dans les rues, les quartiers, les villages, les cantons, les petites et les grandes villes.
Leur rôle a été de s’occuper de toutes les questions sociales : les problèmes des femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, l’entraide, les centres pour les familles endeuillées, le commerce et les affaires, les relations avec les pays étrangers. Des groupes ont même été chargés d’arbitrer les contentieux, pour éviter aux plaignants qui le souhaitaient d’avoir à engager des procédures judiciaires.
Généralement, ces groupes se réunissent chaque semaine pour faire le point sur la situation sociale. Ils ont leur propre représentant dans le conseil du village ou de la ville, nommé « maison du peuple ».
Le Tev-Dem, à mon sens, est un mouvement des plus efficaces, et assume toutes les tâches qu’il s’est fixé. Je pense que les raisons de son succès sont les suivantes :
- La volonté, la détermination et l’énergie de gens convaincus qu’ils peuvent changer les choses ;
- La participation volontaire d’une majorité de la population, à tous les niveaux, pour assurer la réussite de cette expérience ;
- La mise en place d’une de forces défensives reposant sur trois composantes : les Unités de protection populaire (YPG, pour Yekîneyên Parastina Gel), les Unités de protection féminines (YPJ, pour Yekîneyên Parastina Jin) et l’Asayesh (une force mixte présente dans les villes et sur les points de contrôle). En plus de ces trois composantes, il existe une unité spéciale féminine non mixte, pour traiter les questions de violences sexuelles et domestiques.
De ce que j’ai vu, le Kurdistan syrien a suivi – à raison, à mon avis – une voie différente de celle des autres pays touchés par le « Printemps arabe ». Les différences sont flagrantes.
1. Les pays du « Printemps arabe » ont été bouleversés par de grands événements, et plusieurs ont chassé leurs dictateurs. Mais le « Printemps arabe », dans le cas de l’Egypte, a engendré un gouvernement islamiste, puis une nouvelle dictature militaire. D’autres pays n’ont guère fait mieux. Cela montre la puissance du peuple qui peut, à un moment donné, être le héros de l’histoire, mais n’est pas forcément en mesure d’inscrire son succès dans la durée. C’est l’une des principales différences entre le « Printemps arabe » et le « Printemps kurde » du Rojava, qui pourrait bien durer – et qui dure, en tout cas, jusqu’à présent.
2. Au Kurdistan syrien, les gens étaient prêts et savaient ce qu’ils voulaient. Que la révolution devait se faire de bas en haut, et non l’inverse. Que ce devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Qu’elle devait se faire contre l’Etat, le pouvoir et l’autorité. Que le dernier mot dans les prises de décision devait revenir aux communautés de base. Ce sont les quatre principes du Tev-Dem. On ne peut que saluer ceux et celles qui ont lancé ces grandes idées et les ont mis en pratique, qu’il s’agisse d’Abdullah Öcalan, de ses camarades ou de quiconque. En conséquence, les Kurdes de Syrie ont créé leurs propres institutions pour mener la révolution. Dans les autres pays du « Printemps arabe », les gens n’étaient pas préparés. Ils voulaient certes renverser le gouvernement, mais pas le système. La majorité pensait que la seule révolution possible se faisait au sommet. La création de groupes de base n’a pas été entreprise, hormis par une minorité d’anarchistes et de libertaires.
L’auto-administration démocratique
Après de longs débats et un dur travail, le Tev-Dem a abouti à la conclusion qu’il était nécessaire d’instituer une auto-administration (DSA) dans chaque canton du Rojava (Cizîrê, Kobanê et Efrîn).
A la mi-janvier 2014, l’Assemblée du peuple de Cizîrê a élu sa propre DSA [7], pour mettre en oeuvre les décisions des maisons du peuple du Tev-Dem, et prendre en main une partie des tâches administratives locales — éducation, santé, commerce, défense, justice, etc. La DSA est composée de 22 hommes et femmes ayant chacun deux adjoints (un homme et une femme). Au total, près de la moitié sont des femmes. Des gens de toutes origines, nationalités et confessions peuvent y participer. Cela permet une atmosphère de confiance, détendue et fraternelle.
En peu de temps, cette auto-administration a fourni beaucoup de travail, et a rédigé une Constitution — nommée Contrat social —, une loi sur les transports, une lois sur les partis, et un programme pour le Tev-Dem [8].
La première page du Contrat social stipule que « les territoires de démocratie autogestionnaire n’admettent pas les concepts d’État-nation, d’armée nationale ou de religion d’État, de gestion centralisée et de pouvoir central, mais sont ouvertes à des formes compatibles avec les traditions démocratiques pluralistes, ouvertes à tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles, à la démocratie athénienne, et à l’expression des nationalités à travers leurs organisations. »
Le Contrat social compte de nombreux articles dont quelques uns sont extrêmement importants pour la société, par exemple :
- La séparation de l’État et des religions ;
- L’interdiction du mariage en dessous de l’âge de 18 ans ;
- La protection des droits des femmes et des enfants ;
- La prohibition de l’excision ;
- La prohibition de la polygamie ;
- La révolution doit se faire à la base de la société et être durable ;
- La liberté, l’égalité, l’équité et la non-discrimination ;
- L’égalité hommes-femmes ;
- La reconnaissance de toutes les langues usitées : l’arabe, le kurde et le syriaque sont langues officielles dans la Cizîrê ;
- La garantie d’une vie décente aux détenus, afin de faire de la prison un lieu de réhabilitation ;
- La reconnaissance du droit d’asile : aucun réfugié ne doit être contraint de partir.
La situation économique de la Cizîrê
La Cizîrê compte plus d’un million d’habitants, kurdes à 80%, mais aussi arabes, chrétiens, tchétchènes, yézidis, turkmènes, assyriens et arméniens. Il y a de nombreux villages arabes et yézidis, ainsi que 43 villages chrétiens.
Dans les années 1960, le régime syrien a appliqué dans les zones kurdes une politique dite « de la ceinture verte » [9], que le parti Baas a poursuivi quand il est arrivé au pouvoir. Elle consistait en une marginalisation des Kurdes sur les plans politique, économique, social et éducatif. L’objectif de la « ceinture verte » était d’implanter une population arabe dans les zones kurdes, en lui distribuant des terres confisquées aux Kurdes. Bref, sous Assad, les Kurdes étaient des citoyens de troisième rang, après les Arabes et les chrétiens.
Une autre politique a été de cantonner la Cizîrê à la production de blé et de pétrole : pas d’usines, d’entreprises ni d’industrie. La Cizîrê produit 70% du blé syrien et est riche en pétrole, gaz et phosphates. La majorité de la population y est employée dans l’agriculture et le petit commerce, et il faut y ajouter les employés de l’éducation, de la santé, des services publics, les militaires et les petits entrepreneurs.
Après 2008, la situation s’est dégradée quand le régime Assad a promulgué un décret spécial interdisant la construction de grands bâtiments, en raison de la situation de guerre larvée dans cette région périphérique et frontalière.
Actuellement, la situation est mauvaise, du fait des sanctions imposées par la Turquie et par le Gouvernement régional du Kurdistan (on verra pourquoi plus loin). Le quotidien dans la Cizîrê est frugal, le niveau de vie est bas, mais ce n’est pas non plus la pauvreté. Les gens, en général, sont heureux de ce qu’ils ont accompli.
On trouve dans le Rojava les biens de première nécessité indispensables à toute société, ce qui est important, au moins pour le moment, pour éviter la famine, se tenir debout et résister aux sanctions de la Turquie et du GRK. Il y a du blé en quantité suffisante pour produire du pain et des pâtisseries. Le pain, du coup, est quasi gratuit.
Le pétrole est lui aussi très bon marché — on l’a « au prix de l’eau », comme on dit là-bas. On utilise le pétrole pour tout : à la maison, pour les véhicules, pour certains équipements industriels. Le Tev-Dem a rouvert certains puits de pétrole et dépôts de raffinage. A l’heure actuelle, la région produit plus de pétrole que ce dont elle a besoin : elle peut donc en exporter mais aussi stocker les surplus.
L’électricité est un problème, parce qu’elle est en bonne partie produite dans la région voisine, contrôlée par l’État islamique (Daech). Par conséquent, les gens n’ont accès à l’électricité que six heures par jours — mais, au moins, elle est gratuite. Le Tev-Dem a amélioré la situation en vendant du diesel à bas prix aux propriétaires de groupes électrogènes, à la condition qu’ils vendent de l’électricité au voisinage à un prix plafonné.
Pour ce qui est de la téléphonie mobile, les appareils captent, selon la zone, soit le réseau du GRK, soit celui de la Turquie. Les lignes terrestres sont sous le contrôle du Tev-Dem et de la DSA, et semblent bien fonctionner. Là encore, c’est gratuit.
En ville, les boutiques et les marchés sont ouverts tôt le matin, jusqu’à 23 heures. On trouve beaucoup de marchandises de contrebande importées des pays voisins. D’autres produits viennent du reste de la Syrie, mais ils coûtent cher, en raison des taxes prélevées par les forces syriennes ou par les différents groupes armés qui contrôlent les circuits d’approvisionnement.
La situation politique dans la Cizîrê
Comme on l’a dit, la majorité des troupes du d’Assad se sont retirées de la région, ne conservant leurs positions que dans certaines localités. Elles tiennent la moitié de la ville principale, Hesîçe [10], face aux YPG-YPJ. Dans la deuxième ville de la région, Qamişlo [11], 6.000 à 7.000 soldats réguliers occupent toujours l’aéroport et une portion du centre-ville autour de la Poste – évitée du coup par la plupart des habitants.
Les deux parties se toisent et évitent de se frotter l’une à l’autre. Je qualifierais cette situation de « ni paix ni guerre ». Il y a certes déjà eu des affrontements, à Hesîçe comme à Qamişlo, avec des morts de chaque côté, mais jusqu’ici, le chef des tribus arabes a oeuvré à maintenir la coexistence.
Le repli de l’armée syrienne profite en fait aux deux parties.
D’un côté, Assad s’épargne un affrontement inévitable avec les Kurdes, et s’exonère d’avoir à défendre la région contre d’autres forces insurgées [12], puisque les YPG s’en chargent. Ses troupes ont ainsi pu se porter sur d’autres fronts, prioritaires pour le régime. Les YPG-YPJ protègeront de toute façon mieux le Rojava – y compris vis-à-vis de la Turquie – que l’armée syrienne.
D’un autre côté, les Kurdes ont tiré de cette situation des avantages substantiels :
- Ils ont cessé de combattre le régime Assad, ce qui a garanti la paix et la liberté pour la population, la sécurité de leurs terres et de leurs biens, et a épargné bien des vies.
- Le gouvernement continue de verser les salaires des fonctionnaires, bien que la quasi totalité travaillent à présent sous le contrôle de la DSA. Cela améliore évidemment la situation économique.
- La population y a gagné en autonomie dans sa vie et dans ses choix, dans le cadre du Tev-Dem et de la DSA. Plus cette situation se prolonge, et plus elle a de chances de s’enraciner.
- Les YPG-YPJ ont eu l’occasion par elles-mêmes, d’engager le combat avec les groupes terroristes, en particulier Daech, quand elles l’ont jugé nécessaire.
Dans la Cizîrê, il existe plus de 20 partis au sein des populations kurdes et chrétiennes. La majorité sont opposés au PYD, au Tev-Dem et à la DSA pour des raisons qui leur appartiennent – j’y reviendrai. Ils ont cependant la liberté de mener leurs activités sans aucune restriction [13]. La seule chose qui leur soit interdite, c’est de posséder leur propre milice armée.
Les femmes et leur rôle
Les femmes sont largement acceptées et occupent une place importante, à tous les niveaux du Tev-Dem, du PYD et de la DSA. En vertu du système dit des « codirigeants » et des « coorganisateurs » (joint leaders and joint organizers), chaque direction de bureau, d’administration ou d’unité combattante doit inclure des femmes. En outre, les femmes ont leurs propres forces armées. Au sein des institutions, l’égalité hommes-femmes est complète.
Les femmes sont une force majeure, et sont très impliquées dans toutes les commissions des maisons du peuple, dans les comités, les groupes et les communes. Les femmes du Rojava ne forment pas seulement la moitié de la société : elles sont la moitié la plus efficace et la plus importante car si elles arrêtaient de travailler dans ces comités ou s’en retiraient, la société kurde pourrait bien s’effondrer. Beaucoup de femmes actives dans la politique ou dans la défense ont longtemps combattu avec le PKK dans les montagnes. Elles sont aguerries, résolues, dynamiques, responsables et courageuses.
Dans le Rojava, les femmes sont sacrées, et Abdullah Öcalan et les autres dirigeants du PKK-PYD ont pris très au sérieux leur rôle dans la reconstruction de la société, sous tous ses aspects. Dans la philosophie d’Öcalan, on ne verra le meilleur de la nature humaine que si la société redevient matriarcale, d’une façon moderne bien sûr [14].
Malgré cette situation, et bien que toutes les femmes soient libres, les relations amoureuses et sexuelles sont rares pour les combattantes. Les militantes et les militants que nous avons rencontrés estiment que tout cela — amour, sexualité, relations — n’est pas d’époque car leur investissement dans la révolution passe avant tout. Quand j’ai demandé ce qui advenait lorsque deux combattant.e.s ou deux responsables politiques tombaient amoureux, on m’a répondu que nul ne pouvait l’empêcher, mais qu’il valait mieux qu’elles soient mutées des postes plus appropriés.
Cela ébahira bien des Européens. Comment peut-on vivre sans amour, ni sexe, ni relations amoureuses ? Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Je pense que c’est leur choix et, si les gens sont libres de choisir, alors il doit être respecté.
Néanmoins, si on laisse de côté les unités combattantes, le Tev-Dem et les autres partis, j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. Pourtant, les femmes et les questions féminines sont bien plus avancées ici qu’au Kurdistan irakien, qui a pourtant disposé de vingt-deux ans pour établir ses propres lois, avec une marge de manœuvre bien supérieure. Ceci dit, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait un mouvement de femmes spécifique ou indépendant au Kurdistan syrien.
Les communes
Les communes sont les cellules les plus actives des maisons du peuple. Il y en a partout, qui se réunissent une fois par semaine pour discuter des affaires courantes. Chaque commune est basée dans un quartier, un village ou une ville, et a son propre représentant à la maison du peuple.
Ci-dessous, la définition de la commune, tirée du Manifeste du Tev-Dem, traduit de l’arabe :
Les communes sont les plus petites cellules et les plus actives. En pratique, elles constituent une société prenant en compte la liberté des femmes, l’écologie, et où est instituée la démocratie directe.
Les communes œuvrent à développer et à promouvoir des commissions. Sans rien attendre de l’État, celles-ci cherchent par elles-mêmes des solutions aux questions sociales, politiques, éducatives, de sécurité et d’autodéfense. Les communes instituent leur propre pouvoir en construisant des organismes tels que les communes agricoles dans les villages, mais aussi des communes, coopératives et associations dans les quartiers.
Il faut former des communes dans la rue, les villages et les villes, avec la participation de toutes et tous les habitants. Les communes se réunissent chaque semaine, et prennent leurs décisions au grand jour, avec leurs membres de plus de 16 ans.
Nous sommes allés à une réunion d’une des communes basée dans le quartier de Cornish, à Qamişlo. Il y avait là 16 à 17 personnes, pour la plupart des jeunes femmes. Nous avons pu discuter de façon approfondie de leurs activités et de leurs tâches. Elles nous ont dit qu’il y avait 10 communes dans le quartier, composées chacune de 16 personnes. « Nous agissons un peu comme des travailleurs sociaux, nous ont-elles dit, avec tout ce que ça comporte : rencontrer les gens, assister aux réunions hebdomadaires, démêler les problèmes, veiller à la sécurité et à la tranquillité publique, collecter les ordures, protéger l’environnement et assister à la grande réunion pour débriefer ce qui s’est passé durant la semaine. »
Elles m’ont confirmé que personne, pas même les partis politiques, ne s’ingère dans les décisions prises collectivement, et en ont cité quelques-unes : « Nous souhaitions utiliser une vaste parcelle, dans une zone résidentielle, pour créer un petit parc. Nous avons demandé une aide financière à la mairie. Elle n’avait que 100 dollars à nous donner. Nous avons pris l’argent, et collecté 100 dollars supplémentaires auprès des habitants. » Elles nous ont fait visiter ce parc en nous expliquant : « Beaucoup de gens ont travaillé bénévolement pour terminer le travail, sans dépenser davantage d’argent. »
Elles nous ont donné un autre exemple : « Le maire voulait lancer un projet dans le quartier. Nous lui avons répondu que rien ne se ferait sans qu’on ait, au préalable, recueilli l’assentiment des habitants. Nous avons tenu une réunion, qui a rejeté le projet. Tout le monde n’ayant pas pu venir à la réunion, nous sommes allés maison par maison pour recueillir les opinions. Le rejet du projet a été confirmé à l’unanimité. »
Quand, à leur tour, elles ont voulu savoir s’il existait des structures similaires à Londres, je leur ai répondu qu’il y avait certes plusieurs groupements, mais malheureusement aucun qui ressemble au leur — uni, progressiste et engagé. Bref, je leur ai avoué qu’elles étaient bien plus avancées que nous. Surprise, déception et même frustration de leur part : comment leur région pouvait-elle être à un stade plus avancé qu’un pays qui a connu la révolution industrielle il y a des siècles !
L’opposition kurde et chrétienne
Comme je l’ai dit, il y a plus de 20 partis politiques kurdes dans le Rojava. Quelques-uns se sont ralliés à l’auto-administration, mais 16 autres non. Tandis que certains se retiraient de la scène, 12 autres s’unissaient au sein d’une coalition nommée Assemblée patriotique du Kurdistan en Syrie, plus ou moins pro-Barzani, c’est-à-dire dans l’orbite du Parti démocrate kurde (PDK) et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak.
Dans les années 1990, le sang a coulé entre le PKK et le PDK. De violents affrontements ont opposé les deux partis au Kurdistan irakien, faisant des milliers de morts. La plaie est encore à vif. Il faut avoir à l’esprit que le gouvernement turc soutenait le PDK dans sa lutte contre le PKK, aux confins de l’Irak et de la Turquie.
Le clan Barzani fait surtout grief à Abdullah Öcalan de se poser comme le leader national de tous les Kurdes.
L’auto-administration démocratique (DSA) mise en place au Kurdistan syrien sous l’égide du PYD et du PKK ne pouvait donc que déplaire à la Turquie et au GRK, son allié.
Tout ceci pour expliquer pourquoi le GRK s’oppose au Tev-Dem et à la DSA au Kurdistan syrien. Le PDK se préoccupe beaucoup de ce qui se passe dans le Rojava et, quoiqu’il advienne, cherche à tirer les marrons du feu. Il fournit donc une aide financière et des armes à certains partis locaux, dans l’idée de déstabiliser la région.
Notre rencontre avec les partis d’opposition a duré plus de deux heures, et la majorité d’entre eux étaient là. Nous leur avons demandé quels étaient leurs rapports avec le PYD, la DSA et le Tev-Dem. Sont-ils libres ? Ont-ils eu des militants persécutés ou arrêtés par les YPG-YPJ ? Disposent-ils de la liberté de s’organiser, de manifester ? Et d’autres questions de la sorte. A chaque fois, leur réponse a été : pas d’arrestation, pas de restriction à la liberté de manifester. Mais pas question pour eux de participer à la DSA.
Ils ont trois contentieux avec le PYD et la DSA.
Selon eux le PYD et le Tev-Dem ont trahi le peuple kurde, parce qu’ils ont laissé la moitié de Hesîçe (Hassaké) et une partie de Qamişlo (Kameshli) aux mains du régime de Damas, même si ses forces y sont limitées. Pour eux, cela revient à une compromission avec Bachar el-Assad.
Nous avons suggéré que cette politique “ni paix ni guerre” visait à stabiliser une situation qui a bénéficié à tout le monde dans la région, y compris aux partis d’opposition. Nous leur avons également dit, et ils devaient le savoir mieux que nous, que le PYD pourrait aisément chasser les soldats d’Assad de ces deux villes, au prix de quelques morts, mais la question est : qu’est-ce qui se passe après ?!
Assad ne veut pas renoncer à Hesîçe et, par conséquent, la guerre recommencerait avec son cortège de crimes, de persécutions, de bombardements, de villes et de villages détruits. Cela faciliterait par ailleurs une attaque de Daech ou d’Al Nosra. Cela provoquerait peut-être un affrontement général entre les troupes d’Assad, l’ASL et les organisations terroristes au sein du Rojava, détruisant tout ce qui a été accompli jusqu’ici. Ils n’ont pas répondu à cet argument.
L’opposition ne veut pas participer à la DSA, ni à la prochaine élection, qui aura lieu dans quelques mois si tout va bien. Primo, ils continuent d’accuser le PYD de collaborer avec le régime Assad, sans en apporter la preuve. Secundo, ils estiment que les élections ne seront pas libres puisque le PYD n’est pas un parti démocratique, mais bureaucratique. Pourtant, nous savons qu’il y a à peu près autant de militants du PYD que d’autres partis au sein de la DSA. Nous leur avons dit que s’ils croient dans le processus électoral, ils devraient y participer, pour une DSA plus démocratique et moins bureaucratique. Ils ont accusé le PYD de s’être retiré de la Conférence nationale kurde, impulsée par le GRK en août 2013 à Erbil.
Interrogés par la suite, les militants du PYD et du Tev-Dem ont protesté qu’ils avaient la preuve écrite qu’ils s’étaient engagés dans ce pacte, contrairement à l’opposition.
L’opposition veut mettre sur pieds ses propres milices, mais n’y est pas autorisée par le PYD. Interrogés, le PYD et le Tev-Dem ont confirmé : l’opposition peut avoir ses propres combattants, à la conditon qu’ils soient sous le commandement des YPG-YPJ. Pour eux, la situation est sensible et très tendue. Ils redoutent des heurts armés entre factions, et veulent pas laisser cela advenir. Le PYD dit qu’il ne veut pas reproduire les erreurs commises au Kurdistan irakien où, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, des organisations kurdes rivales se sont livrées des combats sanglants.
A la fin, ils nous ont demandé de retourner voir les partis d’opposition pour leur proposer, au nom du PYD et du Tev-Dem, tout ce qu’ils voulaient à l’exception de la liberté de créer leurs propres milices.
Quelques jours plus tard, à Qamişlo, nous avons rencontré, pendant près de trois heures, les leaders de trois partis kurdes : la branche syrienne du PDK (Partiya Demokrat a Kurdistanê li Sûriyê), le Parti du Kurdistan pour la démocratie et l’égalité en Syrie (Partiya Wekhevî ya Demokrat a Kurdî li Sûriyê) et le Parti de la démocratie patriotique kurde en Syrie. Ils ont plus ou moins répété leurs griefs contre la DSA et le Tev-Dem. Nous avons longtemps essayé de les convaincre que s’ils voulaient résoudre la question kurde, il fallait il soient indépendant du GRK et du PDK, et travaillent dans le seul intérêt de la population du Rojava. La plupart du temps, ils sont restés silencieux, sans répondre à nos arguments.
Quelques jours après, nous avons également rencontré les représentants de deux partis chrétiens et l’organisation de jeunesse chrétienne de Qamişlo, qui se participaient pas à la DSA ni au Tev-Dem, mais reconnaissaient qu’ils n’avaient rien contre et approuvaient leur politique. Ils reconnaissaient aussi le mérite des YPG-YPJ qui ont protégé la région contre l’armée syrienne et les groupes terroristes.
Malgré tout, les jeunes militants de Qamişlo n’étaient pas contents de la DSA et du Tev-Dem. Ils se plaignaient du manque d’électricité et de possibilité pour la jeunesse de s’impliquer. Ils cherchent donc une alternative à la DSA et au Tev-Dem car si la situation perdure, disent-ils, il n’y aura d’autre choix que l’émigration vers l’Europe.
Un responsable d’un parti présent à la réunion leur a répondu : « Que dis-tu, fils ? Nous sommes en pleine guerre. Ne voyez-vous pas combien de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants sont tués tous les jours ?!! C’est un sujet grave. Dans cette situation, être au pouvoir n’a pas une grande importance ; nous pouvons utiliser d’autres moyens. Ce qui est important en ce moment c’est : être chez soi sans crainte d’être tué, pouvoir laisser nos enfants jouer dans la rue sans qu’ils soient enlevés ou tués. Nous sommes libres de nos activités, comme d’habitude, personne ne nous en empêche, nous ne sommes ni agressés ni insultés. Nous avons la paix, la liberté et la justice sociale… » Les membres des autres partis approuvèrent.
Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA et le Tev-Dem. Ils étaient satisfaient de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe.
La tranchée de la honte
En 2013, avec l’aide du gouvernement irakien, le Gouvernement régional kurde (GRK) a creusé une tranchée de deux mètres de profondeur et de deux mètres de large, sur environ 35 kilomètres de long, le long de la frontière avec le Kurdistan syrien. Les 12 premiers kilomètres ont été réalisés par le GRK, les 18 derniers par Bagdad. Sur la portion restante, le fleuve Tigre constitue un obstacle naturel.
Le KRG et le gouvernement irakien prétendent que la tranchée était une mesure de protection nécessaire à la paix et à la sécurité en Irak, y compris au Kurdistan. Ici, les gens se posent beaucoup de questions sur cette « protection ». Contre qui ? Contre quoi ? Daech ? Mais Daech ne peut pénétrer dans cette partie de la Syrie, gardée par les YPG-YPJ.
La majorité des Kurdes voient en réalité deux raisons à cette tranchée. D’une part, empêcher des réfugiés syriens, mais aussi le PKK et le PYD, d’entrer au Kurdistan irakien ; d’autre part, accroître l’efficacité des sanctions économiques prises contre le Kurdistan syrien pour l’obliger à accepter les conditions du GRK. Toutefois, je pense que les Kurdes de Syrie préfèreront subir la famine plutôt que de passer sous les fourches caudines du GRK. C’est pourquoi, dans tout le Kurdistan, a surnommé cette tranchée la « Tranchée de la honte ».
Les sanctions économiques ont fortement perturbé la vie dans la Cizîrê, où l’on manque de tout : médicaments, argent, médecins, infirmières, enseignants, techniciens et ingénieurs de l’industrie, notamment dans le secteur pétrolier. La Cizîrê, qui a des milliers de tonnes de blé à exporter, est contrainte de vendre son grain 200 à 250 dollars la tonne au gouvernement irakien, alors que celui-ci paie 600 à 700 dollars la tonne quand il l’achète ailleurs.
Dans le Rojava, cette attitude du GRK de Massoud Barzani — qui se qualifie lui-même de grand leader kurde — provoque l’incompréhension. Le 9 mai 2014, une grande manifestation pacifique contre la « Tranchée de la honte » a réuni plusieurs milliers de personnes à Qamişlo, à l’appel du Tev-Dem. On a pu y entendre plusieurs forts discours de différentes organisations, maisons du peuple, groupes et comités. Aucun de ces discours n’a créé de tensions. Les gens se rassemblaient principalement autour de l’idée qu’il fallait rétablir la fraternité, la coopération, et une bonne entente de chaque côté de la frontière, que tous les partis devaient se réconcilier et prononcer des paroles de paix et de liberté. La manifestation s’est achevée en fête de rue avec danses, chansons et hymnes.
Attentes et craintes
Où va le mouvement populaire du Rojava ? C’est difficile à dire, mais cela ne doit pas nous empêcher d’analyser et de réfléchir à son avenir. La victoire ou la défaite complète d’une expérience telle que la région n’en a pas connu depuis longtemps dépend de facteurs internes et externes.
Quoi qu’il arrive, nous devrons y faire face ; ce qui compte, c’est de résister, d’être volontaire et ambitieux, de ne pas capituler, de ne pas se décourager et de croire au changement. Rejeter le système actuel, saisir chaque occasion, cela est plus important, je pense, qu’une victoire temporaire. C’est la clef pour atteindre le but final.
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L’affaiblissement du Tev-Dem
Comme nous l’avons vu, le Tev-Dem est l’âme du mouvement populaire, avec ses groupes, ses comités, ses maisons du peuple. Sans le Tev-Dem, pas d’Auto-administration démocratique (DSA). De façon générale, de l’existence du Tev-Dem dépend l’avenir du Rojava, et du modèle qu’il peut représenter pour l’ensemble de la région.
Il est difficile d’évaluer l’équilibre des forces entre le Tev-Dem et la DSA. J’ai eu le sentiment que quand le pouvoir de la DSA croissait, celui du Tev-Dem diminuait. L’inverse peut être vrai aussi.
J’ai soulevé cette question avec les camarades du Tev-Dem. Ils n’étaient pas d’accord. Ils estiment que plus la DSA sera forte, plus le Tev-Dem sera fort. En effet, ils voient la DSA comme un simple organe exécutif, mettant en œuvre les décisions prises par le Tev-Dem et ses organes. J’ai du mal à fixer mon opinion à ce sujet, l’avenir tranchera.
Le PYD et les structures des partis
Ce sont le PYD et le PKK qui sont derrière le Tev-Dem, et ces deux partis présentent toutes les caractéristiques des grands partis dans cette région du monde : hiérarchie dirigeants-dirigés, tous les ordres descendant du sommet vers la base. Les militants sont peu consultés sur les orientations mais sont très disciplinés, ont des règles des ordres à appliquer, et des relations confidentielles avec différents partis, au pouvoir ou non dans différentes régions du monde.
Et pourtant, le Tev-Dem est tout l’inverse. Beaucoup de ses militants ne sont membres ni du PKK ni du PYD. Ils croient à la révolution par en bas, n’attendent rien de l’État et des autorités, et participent aux réunions où les décisions sont prises souverainement, dans l’intérêt supérieur des habitants. Ensuite, ils demandent à la DSA de mettre en application leurs décisions. Et il y a encore beaucoup d’autres différences entre le PYD-PKK et le Tev-Dem.
La question est : comment se fait le compromis ? Est-ce le Tev-Dem qui suit le PYD-PKK, où bien est-ce eux qui suivent le Tev-Dem ? Qui contrôle qui ?
Je n’ai pas la réponse, je cherche encore, mais je pense qu’on sera bientôt fixés.
Une crainte : la sacralisation de l’idéologie et des idéologues
L’idéologie est un point de vue. Tout voir par le prisme de l’idéologie peut conduire à un désastre, car cela peut donner des réponses toutes faites, et des solutions déconnectées de la réalité. La plupart du temps, les idéologues cherchent le juste mot dans de vieux livres qui ne sont plus pertinents pour comprendre la situation actuelle.
Les idéologues peuvent être dangereux quand ils veulent imposer leurs idées tirées de ces vieux livres. Ils peuvent être bornés, rigides, inflexibles. Ils ne respectent pas les points de vue différents. Ils ont beaucoup de points communs avec les religieux, et certains marxistes ou communistes. Pour résumer, ils croient que l’idéologie, ou la pensée, crée l’insurrection ou les révolutions. Pour des non-idéologues comme quoi, c’est le contraire qui est vrai.
Il est regrettable que j’aie trouvé de nombreux idéologues au sein du PYD et du Tev-Dem, surtout quand nous en sommes venus à parler des idées d’Abdullah Öcalan. Il y a des gens qui ramènent Öcalan à tout propos dans les discussions. Ils ont une confiance totale en lui et, dans une certaine mesure, ils le sacralisent. Que ce soit de la foi ou de la crainte envers le leader, c’est effrayant, et cela ne présage rien de bon. Pour moi, rien ne doit être sacré et tout doit pouvoir être critiqué, et rejeté si besoin.
Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et beaucoup de choses positives qu’ils devront savoir pour être utiles à la société. Cependant, en plus, ces enfants apprennent l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le leader du peuple kurde. A mon sens, les enfants ne devraient pas être endoctrinés. On ne devrait pas leur enseigner la religion, la nationalité, la race ou la couleur. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquille jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils fassent leurs propres choix.
Le rôle des communes
J’ai déjà expliqué ce qu’étaient les communes. Leur mission doit évoluer. Elles ne peuvent pas rester cantonnées au traitement des problèmes locaux. Elles doivent accroître leur rôle, leurs prérogatives et leurs pouvoirs. Certes, il est vrai que le Rojava est dépourvu d’usines, d’entreprises et d’une véritable infrastructure industrielle. Mais dans la Cizîrê, qui produit surtout du blé, l’agriculture occupe beaucoup de monde dans les petites villes et les villages. Et la région est riche en pétrole, gaz et phosphates, bien que la plupart des gisements soient hors d’usage du fait de la guerre ou du manque d’entretien avant même le soulèvement.
Les communes pourraient donc investir ces domaines, les placer sous contrôle collectif et distribuer leurs produits aux gens en fonction de leurs besoins. Ce qu’il resterait après la distribution pourrait être soit vendu, soit échangé contre du matériel, soit stocké. Si les communes ne s’élèvent pas à ces tâches et se limitent à ce qu’elles font actuellement, évidemment, leur tâche restera inachevée.
En conclusion
Il y a beaucoup de choses à dire sur l’expérience du Rojava, et une foule de points de vue, de droite comme de gauche, des indépendantistes, des trotskistes, des marxistes, des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libertaires. Pour ma part, en tant qu’anarchiste, je ne vois pas tout en blanc ou tout en noir, je n’ai pas de solution toute faite, et je ne la cherche jamais dans de vieux livres. Je pense que la réalité et les événements créent les idées et la pensée, pas l’inverse. Je les observe avec l’esprit ouvert, et je m’efforce de les relier entre eux.
Quelques mots importants, cependant, au sujet des insurrections et des révolutions. La révolution ne se limite pas à l’expression d’une colère, elle ne se fait pas sur ordonnance ou sur commande, elle ne survient pas en vingt-quatre heures, n’est pas un coup d’État militaire, bolchevique ou une conjuration politicienne. Elle ne se limite pas au démantèlement de l’infrastructure économique et à l’abolition des classes sociales. Tout cela, c’est le point de vue des gauchistes, des marxistes, des communistes et de leurs partis. Ils voient la révolution ainsi parce qu’ils sont dogmatiques et mécanistes. Pour eux, la révolution et l’abolition des classes signifie le socialisme et la fin de l’histoire.
A mon avis, même si la révolution réussit, le désir d’autorité peut survivre au sein de la famille, dans les entreprises, les usines, les écoles, les universités et d’autres lieux et institutions. A cela peut s’ajouter la persistance des différences hommes-femmes et l’autorité des premiers, même sous le socialisme. En outre, il restera nécessairement un résidu de culture égoïste et cupide, hérité du capitalisme. Tout cela ne peut s’évaporer ou disparaître en peu de temps. Cela peut être une menace pour la révolution.
L’évolution de l’infrastructure économique et la victoire sur la société de classe ne garantissent pas la pérennité de la révolution. Je pense qu’une révolution culturelle, éducative et intellectuelle est nécessaire. Les gens n’aiment pas le système actuel et pensent pouvoir le changer. La tendance à la rébellion, le refus d’être exploité, l’esprit de révolte sont des choses très importantes pour maintenir la flamme de la révolution.
A partir de là, que dire de l’expérience du Rojava ?
Cette expérience dure depuis deux ans et marquera des générations. Les Kurdes de Syrie ont l’esprit rebelle, ils vivent en harmonie, dans une atmosphère de liberté, et s’accoutument à une culture nouvelle : une culture du vivre-ensemble dans la paix et la liberté, une culture de tolérance, de partage, de confiance en soi et de fierté, une culture de dévouement et de solidarité. En même temps, il est vrai que la vie est dure, qu’il y a pénurie de biens de première nécessité, et que le niveau de vie est bas, mais les gens sont accueillants, conviviaux, souriants, attentifs et simples. L’écart entre les riches et les pauvres est faible. Tout cela aide les gens à surmonter les difficultés.
Ensuite, les événements et l’environnement actuels ont changé beaucoup de choses. Ils ne supporteront pas une nouvelle dictature ; ils se battront pour leurs acquis ; ils ne tolèreront pas qu’on décide à leur place. Pour toutes ces raisons, ils résisteront au découragement, se dresseront de nouveau, lutteront pour leurs droits et résisteront au retour de l’ordre ancien.
Certains disent que tant que cette expérience aura Abdullah Öcalan, le PKK et le PYD derrière elle, elle court le risque de prendre fin et d’être remplacée par une dictature. C’est possible en effet. Mais même ainsi, je ne pense pas qu’en Syrie ou au Rojava, les gens puissent, plus longtemps, tolérer une dictature ou un gouvernement de type bolchevique. Nous ne sommes plus à l’époque où le gouvernement de Damas pouvait massacrer 30.000 personnes à Alep en quelques jours. Le monde a changé.
Il me reste à dire que tout ce qui s’est passé dans le Kurdistan syrien n’est pas seulement l’idée d’Öcalan, comme beaucoup le croient. En fait, cette idée est très ancienne, et Öcalan l’a développée en prison, en lisant des centaines de livres, en analysant les expériences et les échecs des mouvements nationalistes et communistes dans la région et dans le reste du monde. La base de tout, c’est qu’il est convaincu que l’État, quelle que soit son nom et sa forme, reste l’État, et ne peut disparaître s’il est remplacé par un autre État. Pour cela, il mérite d’être entendu.
Zaher Baher
[1] Kurdistana Rojava signifie “Kurdistan occidental”.
[2] Cizîrê est le nom kurde de cette région appelée Djézireh en français, et Al Jazera en arabe.
[3] L’opération Anfal, conduite par Ali Hassan al Majid (« Ali le Chimique ») a duré de février à septembre 1988. Environ 2.000 villages ont été détruits et 182.000 personnes assassinées.
[4] Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est le principal parti révolutionnaire kurde en Turquie. Il fait référence pour toute la gauche kurde, qu’elle soit en Syrie (PYD) en Iran (PJAK) ou en Irak (PÇDK).
[5] De fait, le Tev-Dem est une coalition d’organisations dont le PYD est le centre de gravité.
[6] Les communes sont des conseils de quartier qui s’efforcent d’organiser la vie sociale (voir le passage qui leur est consacré.
[7] Élue le 21 janvier, l’Assemblée de la Cizîrê compte 101 sièges. La DSA est en fait une sorte de gouvernement autonome, doté de 22 commissions. Le canton de Kobanê a élu ses propres institutions le 22 janvier 2014 ; celui d’Efrîn, le 29 janvier. Lire Lire : « Les Kurdes syriens formeront leur gouvernement » sur Actukurdes.fr, le 10 juillet 2013, et « Syrie : Une ville libérée et 30 ‘djihadistes’ capturés par les Kurdes », le 17 février 2014.
[8] En réalité le “Contrat social” a été promulgué le 6 janvier 2014, donc avant l’élection de l’auto-administration.
[9] La politique de la “ceinture verte” était également dite de la « ceinture arabe ».
[10] En arabe, Al Ḥasaka ; en français, Hassaké.
[11] En arabe, Al Qāmišlī ; en français, Kameshli.
[12] Notamment l’Armée syrienne libre, le front Al Nosra ou l’État islamique.
[13] Un rapport de Human Rights Watch en date du 19 juin 2014 a en réalité signalé des arrestations arbitraires d’opposants politiques au PYD, des exactions commises à l’encontre de détenus et des affaires non élucidées d’enlèvement et de meurtre.
[14] A partir de la fin des annés 1980, Abdullah Öcalan a élaboré la théorie de la « Femme libre », évoquant un « âge d’or » mésopotamien fondé sur le matriarcat. Il ne s’agit pas d’une théorie féministe, mais elle a puissamment contribué à promouvoir la parité dans le mouvement kurde. A ce sujet, lire Grojean Olivier, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », Critique internationale 3/ 2013 (N° 60), p. 21-35.