L’auto-défense comme pratique révolutionnaire au Rojava, ou comment défaire l’État

Vivre dans un pays comme la Turquie, où une guerre de faible intensité entre l’Etat turc et le PKK a coûté la vie à quelques 40 000 personnes, demande de se questionner sur la violence au quotidien. Certaines de ces questions sont soulevées fréquemment, comme celles concernant l’Etat et ses atrocités et comment la violence construit des subjectivités et des communautés. D’autres en revanche, qui interrogent la violence, sont restées taboues car elles conduiraient inévitablement à abandonner le confort d’une position humanitaire. Les questions les plus importantes parmi celles-ci concernent les rapports entre violence et résistance et violence et révolution :
— Est-ce possible d’atteindre une société, une politique, et une économie alternative sans l’usage de la violence ?
— Est il possible de défendre ce que l’on a accompli sans une organisation militaire ?

Suite aux observations et interviews que j’ai pu faire dans le canton de Cêzirê, je considère que l’exemple de la Révolution au Rojava en Syrie, et la manière dont l’auto-défense et la justice sont mises en pratique, poussent les féministes, les socialistes et d’autres groupes d’opposition à repenser la violence et la loi ainsi qu’une répartition anti-militariste de la violence et de la justice.
La révolution du Rojava, à travers son autonomie démocratique, pose le challenge d’une politique de souveraineté et de bio-politique. Alors que l’autonomie démocratique suggère l’institutionnalisation d’une démocratie radicale, il faut la défendre contre les attaques du capital, de l’état et du patriarcat. La question du comment cette défense peut s’organiser sans reproduire la magie de l’Etat (Taussig 1997) et de la loi est cruciale pour la révolution. […]

Apprendre de la guerre

Les idées d’Öcalan ne se sont pas formées uniquement par ses lectures mais également par ses expériences positives et négatives dans la lutte armée pour la liberté des Kurdes, initiée à la fin des années 1970. Selon les écrits d’Öcalan et les femmes de la guérilla que j’ai interviewées, la guérilla du PKK n’était pas loin de se transformer en un groupe mafieux ou paramilitaire au tout début des années 1990, quand la guerre au Kurdistan était des plus intense. Les leaders de la guérilla qui monopolisaient le pouvoir, les armes, les routes commerciales, l’information et les relations avec les villageois, compromettaient la voie gauchiste vers la libération. Les femmes et leurs luttes ont maintenu ces risques sous un certain contrôle tandis qu’elles commençaient à défier les structures patriarcales du PKK. Öcalan a facilité les luttes des femmes en les encourageant à former une armée et des institutions indépendantes en 1993. L’armée et les institutions des femmes n’ont pas seulement garanti la protection des femmes contre les hommes dans l’armée turque et la guérilla, elles ont aussi perturbé les canaux du secret, transformé les relations avec les locaux et développé une opposition efficace à l’abus de pouvoir.

Un autre développement de la guerre dans les années 1990 a contribué à ce qu’Öcalan fasse le point sur l’auto-défense. L’une des stratégies de guerre de l’armée turque était de terroriser les civils au moyen de déplacements forcés, de disparitions et de meurtres extra-judiciaires. Le but de l’État était de dépeupler le Kurdistan et d’empêcher la guérilla de recevoir un soutien logistique. Dans ses écrits, Öcalan critique durement cette période, expliquant que c’était une erreur que le PKK dépende exclusivement des villageois pour la logistique et les laisse ensuite sans défense quand l’État les frappaient. Durant cette période, le PKK a souffert du fait qu’il n’avait pas organisé les villageois en unités d’auto-défense, tant sur le plan idéologique que militaire. Pire, certains guérilleros du PKK ont échoué à se suffire à eux-mêmes de façon indépendante et se sont rendus dépendants des produits et de la nourriture des villageois, ce qui amenait ces derniers à prendre de grands risques. Rester à l’écart de la production et d’un travail d’autosuffisance a fait que ces membres du PKK sont devenus des sortes de seigneurs de guerre avec une souveraineté partielle.
La conséquence des critiques d’Öcalan et des luttes à l’intérieur du mouvement, a été, dans les années 2000, la création par le PKK d’une structure organisationnelle et idéologique qui empêcherait la réémergence de telles approches et pratiques autoritaires au sein des unités de guérilla. Pendant cette période d’auto-réflexion agitée, l’autorité idéologique du PKK a diminué et s’est transformée en une force mythique dans la vie des gens (Üstündağ 2012) : il vivait en tant que nom auquel de nombreuses mémoires, histoires, désirs et envies étaient attachées. Les Kurdes, aussi bien ceux qui quittèrent le Kurdistan que ceux qui y restèrent, se retrouvèrent devinrent nostalgiques de la perte de leur foyer et/ou de l’éthique du PKK, cette dernière ne pouvant être reconstruite une fois que le PKK avait cessé d’être physiquement présent dans leur vie. Autrement dit, bien que le PKK fût efficace dans sa guerre contre l’Etat, il avait échoué à créer un corps social autonome moralement et politiquement.

Cependant, il y avait aussi des leçons positives à tirer de la guerre. Certaines des stratégies militaires victorieuses du PKK durant les années 1990 sont devenues une source idéologique et matérielle depuis lesquelles le récent paradigme de l’autonomie démocratique a pu forger les idées d’auto-défense.
Éparpillées parmi les vastes montagnes du Kurdistan, chaque unité de guérilla est partiellement autonome et doit dépendre d’elle-même pour la survie. Ces unités doivent être capables d’intégrer de nouvelles recrues, construire des abris, compter sur un armement léger, s’entraîner elles-mêmes militairement et idéologiquement, et se défendre elles-mêmes face aux lourdes attaques aériennes coordonnées de l’Etat turc. La connaissance intime des guérilleros de leur environnement et de leurs quelques possessions, ainsi que leurs relations étroites les uns avec les autres, sont souvent les seules défenses dont ils disposent.

Par exemple, quand l’armée turque a commencé à utiliser des drones pendant les années 2010 et causé un grand nombre de victimes au sein de la guérilla, quelques-unes de ces unités autonomes ont découvert accidentellement que se couvrir sous des parapluies noirs les prémunissaient d’être détectées. Ce savoir s’est répandu très rapidement parmi les unités et est devenu une stratégie commune jusqu’à ce que l’armée découvre l’astuce. De tels exemples sont devenus des témoignages circulant largement au sein d’un peuple débrouillard sans Etat, qui doit compter sur ses propres moyens pour sa défense et son auto-gouvernement.

Il est également devenu clair que les unités autonomes de guérilla, en plus de causer d’énormes dommages à l’Etat, pouvaient avoir un impact social immense dans la région. Par exemple, après 2006, des assemblées villageoises initiées par la guérilla ont de plus en plus remplacé les médiateurs traditionnels et les anciennes manières de résoudre les conflits, et les femmes de la région ont commencé à s’appuyer sur des collectifs organisés par des unités militaires non-mixtes féminines pour se défendre de la violence, des mariages forcés et des crimes d’honneur. A Lice, Yüksekova, Nusaybin, Cizre et Dersim, des assemblées villageoises, de concert avec la guérilla armée et des milices se sont elles-mêmes défendues en utilisant différentes tactiques contre les attaques de l’armée, incluant la construction de frontières fortifiées entre la Syrie et la Turquie et l’édification de barrages et de postes militaires. Ainsi, bien avant la révolution du Rojava, le nouveau paradigme de l’autonomie démocratique était déjà intériorisé et pratiqué par le mouvement aux confins de la Turquie, qui est le cœur du Kurdistan.

Enfin, le mouvement a également réalisé que la répartition du Kurdistan sur quatre Etats pouvait être vue comme une force plutôt qu’une faiblesse. Abandonnant son désir de former un Etat-Nation séparé, le mouvement a redéfini ses buts en considérant l’introduction de la démocratie, de l’égalité et de la liberté au Moyen-Orient comme un tout. Après l’enclenchement du processus de paix avec la Turquie en 2013, des rencontres se sont tenues avec les Kurdes de différents Etats et avec les forces démocratiques en Turquie et en Europe pour des groupes et des réseaux fédérant les différentes actions en faveur des luttes écologiques, des droits des femmes et de la démocratie. Les associations pour les droits civiques des Kurdes, les femmes et les partis politiques ont accru leurs relations régionales, nationales et internationales et ont de plus en plus adopté un discours qui insiste sur les principes éthiques d’avenir ainsi que sur la souffrance passée de multiples groupes ethniques.

Tout comme les idées d’Öcalan n’ont pas été développées sur place dans le vide, la révolution au Rojava ne s’est pas développée comme un événement auto-explicatif, un événement de vérité instantanée. Il était en gestation depuis au moins trente ans.

Des plaines du Nord aux plaines de l’Ouest : la révolution au Rojava

La révolution au Rojava a commencé en juillet 2012 à Kobanê et s’est répandue immédiatement vers Afrin et Jazira. D’après les interviews que j’ai réalisées à Kobanê et Jazira, la révolution a commencé par la désobéissance civile. Lorsque des milliers de personnes se sont soulevées et sont allées au-devant des postes de l’armée gouvernementale, le petit nombre de soldats qui les gardaient s’est rendu sans objection. En janvier 2014, les cantons ont publié la Constitution du Rojava, dont l’accueil a été très favorable. Ce texte se veut un accord social volontaire entre les collectivités des différentes ethnies, sectes et religions.

Deux co-présidents de gouvernement, un parlement du peuple avec à sa tête un président et deux vice-présidents, dirigent chaque canton. Ces derniers, ainsi que les responsables du ministère, sont nommés par le Mouvement pour une Société Démocratique (TEVDEM), une coalition de différents groupes politiques qui est le principal acteur de la révolution. En formant ces gouvernements, TEVDEM prend soin de s’assurer que toutes les sensibilités politiques, les groupes religieux et ethniques soient représentés dans les gouvernements de canton et que l’égalité homme/femme soit atteinte à tous les postes de direction.

L’autonomie démocratique ne nie pas la légitimité des États déjà existants. Alors qu’aujourd’hui la présence de l’État central a diminué — et qu’à Kobanê elle a complètement disparu —, les gouvernements de canton feront partie d’une double structure de pouvoir une fois la guerre terminée et l’État syrien rétabli. Les assemblées, les communes et les académies sont plus importantes, car elles constituent ensemble une troisième structure de prise de décision pour les questions de production, de reproduction et de défense. Ce que je peux déduire des interviews menées auprès des membres du TEVDEM c’est que le lien qui unit le gouvernement du canton et les assemblées n’est pas conçu en terme de délégation mais comme de l’auto-défense. Cela signifie que l’objectif premier n’est pas d’obtenir que les assemblées soient représentées au sein du gouvernement, même si ça pourrait être le cas. Les assemblées, les académies et les communes seront plutôt les moyens par lesquels les localités pourront maintenir leur autonomie contre les gouvernements de canton, défaire les revendication étatiques de ces derniers et éventuellement s’approprier leurs fonctions, les rendant ainsi obsolètes.

L’organisation de la Défense et de la Justice au Rojava

Les Asayis. J’ai rencontré pour la première fois les Asayiş (sécurité) en juillet 2014 quand j’ai franchi la frontière de l’Irak vers la Syrie ou plutôt du Bashur vers le Rojava comme l’appellent les kurdes. Depuis que le gouvernement fédéral kurde d’Irak est réticent à octroyer des documents officiels à l’entrée du Rojava et garde la frontière fermée, beaucoup de personnes comme moi sont contraintes d’utiliser des moyens et des connections informelles pour accéder à Cêzirê. C’est là que déjà, au moment de franchir la frontière, alors que les documents valent moins que la volonté et les relations informelles, l’on se rend compte de l’absence d’État au Rojava.

Mes contacts m’ont aidée à accéder à Jazira de nuit via le fleuve Tigre sur un petit bateau. Après nous avoir accueilli.e.s par des poignées de main fermes, des combattants des Unités de protection du Peuple (YPG) et des Unités de protection des femmes (YPJ) qui surveillaient la frontière nous ont conduit.e.s à l’académie des femmes, où les femmes qui participent aux assemblées, aux comités, au gouvernement, aux communes locales et aux académies reçoivent une formation révolutionnaire à propos de la liberté des femmes et du peuple. Cette académie de femmes, ainsi que l’académie d’asayis voisine, sont devenues la maison où j’allais passer les jours suivants et depuis laquelle mes rendez-vous avec différents groupes allaient être organisés.

À l’époque du gouvernement syrien, Rimelan était le quartier général du gouvernement et les espaces à présent occupés par les académies étaient inaccessibles pour la plupart des gens à moins d’y être conduits dans le cadre d’enquêtes ou s’ils étaient convoqués par les autorités. Malgré le fait que la nouvelle disposition des lieux à Rimelan comporte toujours de nombreux check-points afin de protéger la population des attaques suicides de Daech, les académies sont ouvertes à toutes celles et ceux qui veulent y prendre part ou les visiter.

Nombre de jeunes recrues qui participent aux académies ont été torturées dans ces mêmes lieux où ils suivent à présent une formation; elles pointaient l’ironie qu’il y a d’être à Rimelan en tant qu’étudiant.e.s et futurs “agents de police”. Un endroit qui était auparavant principalement considéré comme luxueux et riche est devenu un symbole de modération, un “lieu collectif” où enseignants, étudiants et même officiers de tous grades font la cuisine, mangent, travaillent, nourrissent les animaux, cultivent des potagers et des jardins et rient ensemble. Beaucoup témoignaient du fait qu’occuper des lieux où ils et elles avaient auparavant été humilié.e.s et violenté.e.s était un rappel constant de ce qu’ils et elles ne souhaitaient pas devenir. Comme l’un d’eux l’a formulé : « nous agissons dans une logique de revanche. Mais la révolution a trop de valeur pour qu’elle puisse être sacrifiée pour des sentiments personnels » (personne anonyme, juillet 2014).

Dans leur imposant ouvrage sur la création de l’État dans la vie quotidienne, Akhil Gupata et James Ferguson (2002) avancent que dans la vie sociale, l’État est constitué à travers une organisation de l’espace symbolisée par la hauteur des bâtiments, les barrières et les check-points. L’existence matérielle et immatérielle de l’État comme entité séparée est toujours d’abord dépendante d’une appropriation de l’espace. Aussi, l’une des manières par lesquelles les Asayis tentent de ne plus être perçus comme étant des agents de l’État, passe par l’appropriation de l’espace : les chiens, les fleurs et les plantes sont les bienvenu.e.s ; la moitié des résident.e.s de l’académie sont des femmes ; les étudiant.e.s et les enseignants cuisinent et mangent au même moment. C’est cela qui rend Rimelan accessible au peuple.

Ce qui capte directement l’attention, à Rimelan comme dans le reste du Rojava, c’est que la population locale salue et discute avec les hommes et les femmes en uniforme – qui marchent dans la rue ou gardent un check-point – avec fierté et empathie. En Syrie, une majorité de la population kurde n’avait pas la citoyenneté et par conséquent n’occupaient jamais aucune fonction gouvernementale.

Beaucoup de ceux qui occupaient ces fonctions ont quitté la région en même temps que les groupes les plus riches après la révolution. La fierté et l’empathie qui est témoignée aux personnes en uniforme provient de l’effacement de la différence coloniale qui constituait l’État et la vie au Rojava sous le régime d’Assad et du sentiment que “ceux-là font partie de notre peuple”. Plus encore, de telles pratiques de réciprocité effacent de la vie des gens la présence réifiée et fantasmée de l’État syrien, symbolisée par les uniformes éclatants portés par les militaires, leurs expressions ouvertement virilistes et par les palais où ils logeaient.

La première tâche des unités d’auto-défense des YPG et des YPJ est de protéger le Rojava des offensives du gouvernement et des organisations islamistes telles que Al-Nusra et Daech. C’est principalement elles qui ont protégé les Yezidis menacés de massacre par Daech en Irak et qui ont sécurisé leur évacuation. Cela a constitué pour ces unités une étape importante car depuis, non seulement elles ont endossé avec succès un rôle de défense au-delà des frontières mais elles ont également acquis une légitimité au sein d’autres sociétés et communautés. Plus tard, pendant la guerre de Kobanê, les YPG et les YPJ ont approfondi cette position internationaliste en invitant les communistes, les féministes et les démocrates du monde entier à prendre part à la guerre contre Daech.

Alors que les YPG et les YPJ s’internationalisent de plus de plus, l’objectif des Asayis est de s’implanter en profondeur. Dans une conversation que nous avons eues avec le chef des Asayis à Jazira et les deux chefs (homme et femme) de l’académie des Asayis à Rimelan, on nous a renseigné.e.s sur leurs plans futurs pour l’auto-protection du Rojava. Leur réclamation la plus appuyée concerne les armes lourdes et très visibles qu’ils portent. Ils espèrent les remplacer par de petites armes et éventuellement de se passer de ces armes complètement. Dans un futur pas si lointain, ils projettent que la défense soit totalement démocratisée et que les assemblées locales prennent ces tâches en charge.

La création de milices locales dans le canton de Cêzirê sous le contrôle du quartier et des assemblées de village se fait à un rythme lent. Selon le paradigme de l’autonomie démocratique, ces unités de protection de quartier composées d’hommes et de femmes de différents âges remplaceront tous les autres unités de défense centralisées. Alors que les YPG/YPJ et les sections de protection du PKK endossent un rôle humanitaire et international de plus en plus important dans la protection des opprimé-e-s contre les attaques militaires coloniales, capitalistes et destructrices, ces unités locales seront en charge des problèmes internes comme la violence envers les femmes, les conflits tribaux ou la toxicomanie. Les membres du TEVDEM, les responsables de canton, et les membres des Asayis insistent cependant sur le fait que le Rojava ne réalisera pas cet idéal tant que l’éducation révolutionnaire du peuple n’est pas achevée.

En effet, chacun.e au Rojava estime que l’éducation et ce que tout le monde appelle une révolution mentale à travers la pratique pédagogique sont les ingrédients clés pour soutenir une révolution concrète. Le colonialisme et l’occupation ont créé une personnalité particulière chez les Kurdes Syriens, que les acteurs révolutionnaires définissent comme aliénés et égoïstes. L’éducation est un moyen de cultiver une nouvelle subjectivité éthique contrecarrant ces personnalités colonisées.
Une part importante de l’éducation des asayiş n’est pas technique et traite de sujets comme l’histoire des femmes et leur libération, l’histoire du Moyen-Orient, l’histoire du Kurdistan, l’Etat, la vérité et la diplomatie. Loin d’être uniquement conceptuelles, les leçons sont aussi pratiques, impliquant des enseignements sur la vie dans la nature et comment gérer les situations de pénurie auxquelles les étudiant.e.s sont confronté.e.s en extérieur et on leur apprend à vivre sans électricité ni nourriture. L’auto-réflexion et l’autocritique constituent une autre part importante de ces enseignements : les personnes sont invitées à observer collectivement leurs envies de pouvoir, de vengeance et de conformité.

Une fois que les membres des asayiş prennent leur poste, on attend d’eux qu’ils aient un comportement égalitaire avec les gens et qu’ils ne soient pas trop présents dans leurs vies. Il y a de nombreux cas où des plaintes du public ont mené certains membres des asayiş à être punis. La punition a plutôt un rôle éducatif et il n’est arrivé que rarement que des personnes soient exclues de leurs postes. En effet, la punition et l’application de la loi sont toujours débattues au Rojava, dans la mesure où c’est la loi qui produit et maintient la violence.

La démocratisation de la Loi : Maison du Peuple et Maison des Femmes

Les révolutionnaires du Rojava pensent que la démocratisation de la violence doit aller de pair avec la démocratisation de la justice. Ils rêvent d’une société où il n’y aurait plus besoin de juges, d’avocats ni de procureurs, et ils ont fait des progrès considérables pour parvenir à ce but. Toutes les assemblées de quartier ont des comités de paix et de justice chargés de résoudre les conflits. Si les conflits ne sont pas résolus à ce niveau, ils sont transférés aux maisons du peuple et aux maisons des femmes dans les villes et centre-villes. Les maisons des femmes s’occupent des violences contre les femmes : polygamie, mariages forcés et autres crimes impliquant des femmes.
Les maisons du peuple et les maisons des femmes du Rojava accomplissent la démocratisation et la profanation du jugement via la conversation, l’argumentation et la négociation, prenant des décisions au cas par cas et impliquant la communauté dans le processus de prise de décision. Je me réfère à la conceptualisation de la profanation de Giorgio Agamben (2007) et je veux la juxtaposer avec la magie de l’État, État qui s’approprie de manière exclusive la loi et la violence et ainsi s’impose de manière fantasmatique dans la vie des gens. Pour Agamben, l’idée de la profanation est de dépasser les séparations sociales et d’amener tout ce qui est réifié par l’État et le capitalisme aux gens pour qu’ils puissent l’utiliser librement. Cela mène, au Rojava, à une forme de magie différente : les gens se sentent attachés à la révolution et, ce faisant, se recréent eux-mêmes.

Certains membres des maisons du peuple et des maisons des femmes sont sélectionné.e.s par les assemblées de quartier, tandis que d’autres sont des professionnels du droit et diplômés de l’école du droit de Mésopotamie où ils reçoivent six mois de formation, et enfin d’autres sont des membres anciens et respectés de la société. Les décisions des maisons du peuple et des maisons des femmes ne sont pas incontestées. Parfois leurs membres subissent des menaces. D’autres fois, quand elle est insatisfaite du résultat, l’une des parties impliquée saisit les institutions judiciaires officielles du canton. Beaucoup d’affaires criminelles sont directement amenées au tribunal officiel. Dans l’ensemble, les statistiques de l’école du droit de Mésopotamie montrent que 90% des affaires sont résolues dans les conseils communautaires et les maisons du peuple.

La Scène : Guerre, Embargo, et Reconnaissance

Dans cette partie, je vais associer deux réflexions. La première est que, au milieu de la guerre et des troubles, la révolution du Rojava peut nous fournir des moyens de repenser la question de la violence et de la loi. L’expérience du Rojava, façonnée par trente ans de guérilla menée au nom d’un peuple colonisé, suggère une voie à suivre pour réaliser la profanation de la violence et de la loi par leur démocratisation radicale plutôt que par une adhésion irréaliste et libérale à la non-violence. Cela se produit à deux niveaux. D’un côté, à travers les PKK, YPG, et YPJ, des forces armées non-nationales et anticoloniales sont créées qui entendent garantir la sécurité de tous les peuples opprimés du Moyen-Orient. De l’autre côté, l’auto-défense est profondément localisée et son influence s’est étendue via les assemblées de quartier, les académies et les communes. Un processus similaire se produit dans le domaine légal. Alors qu’une constitution non-ethnique, écologique et prônant la liberté des femmes influence le cadre des pratiques, c’est au niveau local que la justice et la paix sont négociées et débattues.

Ma seconde réflexion trouve sa source dans la recherche en anthropologie de l’Etat, qui affirme que l’Etat est formé et reformé au quotidien. Par exemple, Michel-Rolph Trouillot (2003 : 79–95) considère que l’Etat est créé par ses effets, notamment par ses effets d’”isolement”, d’”identification” et de “lisibilité”. Aradhana Sharma et Akhil Gupta (2006) soulignent que la pratique quotidienne de la bureaucratie et la représentation sont constitutives de ce que nous appelons l’Etat. Dans chacun de ces schémas, l’Etat prend une forme fantasmatique, il devient un script pour l’exercice du pouvoir et englobe la société, séparant le social du politique. La politique est ensuite colonisée par la technique (le bio-pouvoir) et la métaphysique (la souveraineté). Appliquer cela à la terminologie d’Öcalan signifierait que c’est à travers la création de l’Etat en tant qu’entité séparée ayant des effets concrets que la société est affaiblie et que la politique et la morale sont remplacées par le gouvernement et le juridique.

En traitant des asayiş et des maisons du peuple et en donnant des exemples de leurs pratiques discursives et spatiales, j’ai démontré que ce n’est pas seulement par des moyens organisationnels que l’Etat est défait au Rojava mais aussi par une remise en question quotidienne. Cependant, ce n’est qu’une partie de la vérité. En raison de la guerre et de l’embargo et de la nécessité de se présenter eux-mêmes diplomatiquement sur la scène internationale, ainsi que de représenter les cantons comme systèmes émergents auprès de la population, les gouvernements de cantons finissent souvent par occuper les fonctions d’un État. Ils collectent de l’information, parlent au nom du peuple, gèrent l’économie du Rojava et souhaitent créer un système éducatif et de santé.
Par conséquent, face à ces problématiques, je pense que nous ne devrions pas parler d’un modèle au Rojava. Nous devrions plutôt parler d’un mouvement qui se situe dans une dialectique entre fonction d’Etat et société. Quand il parle des prétendues sociétés primitives, Pierre Clastres (1989) mentionne comment ces sociétés se défendaient elles-mêmes contre l’émergence de l’Etat, ce qui était toujours une possibilité intrinsèque à la vie sociale. Les guerriers armés, les chefs polygames qui ont un accès inégal aux ressources, et les prophètes promettant une vie meilleure, ont toujours eu le potentiel d’être des figures dirigeantes, s’accaparant les fonctions de production, de reproduction et de défense face aux collectivités.

Les combattant.e.s contre l’EI, les officiers de canton qui conduisent la diplomatie et font les règles, et les cadres politiques incarnant l’éthique révolutionnaire ressemblent étonnamment aux guerriers, aux chefs et aux prophètes. Cependant, l’histoire de la modernité démocratique du peuple permet aux habitant.e.s du Rojava de garder ces figures sous contrôle : on aime et pleure les combattant.e.s aussi longtemps que ces combattant.e.s sont prêt.e.s à mourir pour soi, on surveille ce que consomment et possèdent les officier.e.s, et on utilise son propre savoir pour défier les connaissance des cadres du parti. Les écoles, les assemblées et les communes deviennent des espaces de plus en plus structurés où la société se défend elle-même non seulement de l’Etat qui se fait effacer mais aussi de celui qui menace d’émerger.

Traduction d’un texte de Nazan Üstündağ, sociologue à l’Université de Boğaziçi, Istanbul, rédigé à l’hiver 2016. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.

[Entretien] Le mouvement d’auto-gouvernance kurde dans la Turquie du sud-est

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Rossen Djagalov : Peux-tu nous expliquer les origines du mouvement d’auto-gouvernance ?

Haydar Darici : Avant de commencer à expliquer ce qui se passe actuellement au Kurdistan Turc, il y a deux choses que je tiens a dire sur la transformation historique des politiques kurdes. Premièrement, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), acteur central du mouvement pour la libération du peuple Kurde, avait initié une guérilla contre l’Etat turc pendant les années 1980.Il a ensuite reçu de plus en plus de soutien de la part de la population Kurde. La lutte n’avait pas seulement réussi à créer des zones libérées dans les montagnes autour du Kurdistan, mais elle a aussi su politiser et mobiliser les populations Kurdes dans les villes. Ce mouvement définissait la guérilla dans les montagnes et la culture politique des protestations dans les villes comme un processus de rébellion. Le mouvement considérait que, tout comme les montagnes, la libération des villes était un point décisif pour atteindre la liberté. Cela veut dire que la guerre actuelle sera désormais menée en ville plutôt que dans les montagnes. Le mouvement appelle ce nouveau processus, commencé depuis près de 5 ans, le processus de construction.

Le deuxième point est le fait qu’au moment de l’apparition du PKK et pendant les années qui l’ont suivi, le but était la création d’un état-nation socialiste Kurde. Cependant, les acteurs principaux du mouvement Kurde ont commencé, vers la fin des années 1990, à critiquer l’état-nation ainsi que l’idée même de nation. Il s’agissait d’une critique nourrie et informée par les expériences des mouvements de résistances anticolonialistes et de l’échec des état-nations qui en ont émergé. Cette critique a mené à des changements fondamentaux au sein du mouvement Kurde, renonçant à l’idée de créer un Etat-nation kurde. La question fut posée : Est-il possible pour un mouvement de libération nationale d’aller au-delà de l’idée de la nation et de l’état-nation – idées sur lesquelles le mouvement se fondait au départ – et de créer un modèle révolutionnaire qui ne libérerait pas seulement les Kurdes mais aussi le reste du Moyen-Orient ? Ce modèle, formulé majoritairement par Abdullah Ocalan depuis la prison, s’appelle l’Autonomie Démocratique.

Cela fait maintenant quelques années que le mouvement Kurde a commencé à vivre des expériences locales d’autonomie démocratique. Ce modèle cherche à créer des zones hors de l’Etat plutôt que de créer un Etat Kurde. Je tiens à ajouter que ce fut les jeunes et les enfants Kurdes qui ont posé les fondations sur lesquelles l’autonomie démocratique a pu être construite. A partir de la fin des années 90 la jeunesse a mené une politique radicale dans les rues, vivant des affrontements quasi quotidiens avec la police, en jetant des pierres et des cocktail molotovs. A travers cette politique radicale, ces rues ont été transformées en lieux politiques et les jeunes ont réussi à rendre leurs quartiers et leurs villages inaccessibles pour la police.

L’autonomie démocratique, à travers les communes établies dans les quartiers, cherche à transformer plusieurs domaines de la vie sociale : la loi, l’économie, la santé, l’éducation et l’auto-défense, entre autres. Pour donner quelques exemples, les acteurs politiques locaux ont créé leur propre système judiciaire pour résoudre des problèmes au sein de la communauté, sans avoir recours au tribunaux de l’Etat. Ils sont actuellement en train de mettre en place des coopératives dans le cadre de la création d’une économie alternative. Les jeunes qui sont formé-e-s et armé-e-s dans le cadre du YDG-H (Mouvement Patriotique des Jeunes Révolutionnaires) ont pris en main la responsabilité de l’auto-défense de leurs quartiers. Les femmes sont autant actives que les hommes lors de tous ces processus, par le biais de leurs nombreuses organisations. Il existe un système de co-présidence appliqué dans toutes les villes Kurdes, c’est-à-dire que du bas vers le haut et à tous les niveaux, il y un homme et une femme qui partagent le rôle de président. En ce qui concerne l’égalité des genres, plutôt que d’essayer par l’éducation de convaincre des hommes de partager le pouvoir avec les femmes, le mouvement valorise les femmes. Celles-ci ont les mêmes droits et responsabilités, et sont libres de créer leur propres organisations dans lesquelles les hommes n’ont pas le droit d’intervenir.

Quel était, selon ce que tu as vu et vécu, le contexte idéologique du mouvement d’auto-gouvernance ? Quelles sont les littératures qui sont lu, et les idées qui circulent ?

Il y a une variété de littérature qu’on lit et qu’on fait circuler dans les prisons, les campements de guérilla et dans les villes. Il s’agit des classiques Marxistes et post-Marxistes, anarchistes, les études post-coloniales, les théories féministes et écologiques, ainsi que les œuvres d’Ocalan, publiées majoritairement en prison. Mais je dirais que, plus précisément, ce sont « Empire et Multitude » de Negri et Hardt ainsi que les livres de Murray Bookchin sur l’écologie et l’autonomie qu’on pourrait considérer comme étant, entre autres, les textes constitutifs de cette nouvelle phase du mouvement.

A quel point as-tu pu observer ce processus ?

J’ai habité Cizre pendant un an et demi entre 2013 et 2015, où j’ai mené des recherches ethnographiques sur les politiques de la jeunesse kurde. Après avoir terminé mes études, j’y suis retourné pour rendre visite.

Quelles sont les impacts de la création de l’auto-gouvernance locale sur les structures politiques du HDP?  Quelle est l’interaction entre ce mouvement et le mouvement d’autonomie au Rojava, de l’autre côté de la frontière syrienne ?

Le mouvement d’autonomie au Rojava s’inspire des idéologies formulées par Abdullah Öcalan. Il a vécu longtemps au Rojava avant son arrestation. C’est pour cela qu’il a une grande influence sur la population là-bas. Malgré le fait que le YPG et le PKK soient deux organisations différentes, ils partagent la même idéologie. On sait qu’il y a eu beaucoup de combattant-e-s du PKK qui sont parti-e-s rejoindre les combats au Rojava. Lors que je faisais mes recherches à Cizre, il y a eu beaucoup de jeunes de cette ville qui ont rejoint le YPG.

Actuellement, beaucoup des gens qui se sont battus au Rojava viennent rejoindre la résistance contre l’état turc, à Cizre ou dans d’autres villes.  Le processus de construction de l’autonomie au Rojava a aidé à lancer ce même mouvement au Kurdistan en Turquie. Les acteurs politiques au Kurdistan turc passaient régulièrement la frontière pour allez au Rojava et y ont appris énormément sur la situation et l’expérience là-bas. Tout ça pour dire que le Rojava et le Kurdistan turc restent fortement liés.

Le HDP a aussi été fondé dans le cadre de cette nouvelle phase du mouvement mais il était sensé s’organiser surtout (mais pas exclusivement) dans l’ouest de la Turquie. Agissant ensemble avec les gauchistes, anarchistes, féministes et tout autre groupe d’opposition, le HDP cherchait à transposer la lutte au Kurdistan dans la partie ouest de la Turquie. Je dirai que, même si le HDP a eu des bons résultats aux élections, il n’a pas réussi à porter une politique révolutionnaire.  Il y a beaucoup des raisons pour expliquer cela : le HDP transposait ces politiques révolutionnaires sur le terrain problématique du multiculturalisme, et n’a pas réussi à aller au-delà des discours libéraux concernant la paix et les droits de l’homme. Cette perspective ne leur a pas réussi en ce qui concerne la question de la violence. Je veux dire par là que, lorsque la jeunesse au Kurdistan était en train de monter une lutte armée et radicale contre l’Etat, le HDP faisait semblant qu’une telle résistance n’existait pas, et qu’il ne s’agissait que de violations des droits de l’homme de la part de l’Etat turc. Le HDP faisait face à un dilemme : faire de la politique dans deux mondes radicalement opposé.

Ça fait déjà très longtemps que la population au Kurdistan est politisée, alors que dans les régions turques les groupes d’oppositions se sont fait majoritairement marginalisés, à l’exception du mouvement Gezi qu’on pourrait considérer comme un point de rupture. De plus, le Kurdistan est un pays colonisé où la violence étatique, tout comme la résistance, est à vif. Mais au lieu de vraiment confronter ce dilemme et ensuite trouver des manières de s’organiser dans l’ouest (de la Turquie), le HDP choisissait le chemin le plus facile, en embrassant le discours du multiculturalisme.

La société kurde est largement hétérogène. A côté des sympathisants de l’autonomie Kurde et du socialisme démocratique, il existe un nombre non-négligeable de Kurdes conservateurs et islamistes, dont certains militent fortement contre tout ce qui ressemble au PKK. Et c’est possible qu’il y ait un certain nombre d’hommes d’affaires kurdes ou de chefs de tribu qui ne seront pas forcement d’accord avec certaines pratiques de l’auto-gouvernance locale. Certains de ces éléments ont voté AKP lors les dernières élections. Certaines régions touchées par le mouvement sont d’ailleurs assez diverses ethniquement parlant, comprenant les populations turques et arabes. Comment ce mouvement navigue-t-il entre ces failles ?

Le mouvement Kurde est devenu, avec le temps, une puissance hégémonique au Kurdistan ainsi que dans les quartiers populaires kurdes dans l’ouest de la Turquie. Il a alors réussi à politiser et contenir à la fois des personnes croyantes et non-croyantes. Il est devenu le seul mouvement en Turquie capable d’aller au-delà des lignes binaires. En ouvrant de nombreux lieux politiques et sociaux pour des groupes variés, le mouvement a su attirer à la fois les classes populaires et les classes moyennes. Il a aussi reçu du soutien des tribus kurdes partout au Kurdistan. Même des familles de paramilitaires qui se sont battus contre le PKK pendant les années 1990 ont commencé à le soutenir.

L’enjeu en ce moment est le fait que la lutte kurde est en train de changer de forme, et que certains ont du mal à s’y adapter. Par exemple, la marge de manœuvre des actions politiques civiles est beaucoup plus restreinte face à l’intensification de la violence d’Etat vis-a-vis du processus d’autonomie. Les classes moyennes des grandes villes comme Diyarbakır et Van, actives auparavant dans les politiques civiles et les ONG, ont l’air d’hésiter à participer aux mouvements politiques actuels, alors que les quartiers pauvres de ces mêmes villes se sont mobilisés de plus en plus. Dans certaines villes où le mouvement kurde était fort mais n’était pas hégémonique, les gens sont restés largement silencieux dans la mesure où ils ne pouvaient pas déclarer leur autonomie et du coup n’ont pas soutenu la résistance dans d’autres villes. Ce sont les villes où le mouvement kurde était historiquement hégémonique (à Cizre, Silopi, Geve, Lice, Silvan, Nusaybin, etc.) qui endossent le nouveau processus du mouvement. Je tiens aussi à ajouter que ce fut les jeunes qui ont été les acteurs principaux du mouvement Kurde, et ce sont ces jeunes gens qui définissent le rôle de la politique au sein de ce nouveau processus et qui sont les plus efficaces quand il s’agit de résister contre l’Etat.

Pour en finir, nous sommes au milieu d’un processus où la lutte kurde est à la fois en train de monter en puissance dans certains endroits, et de se faire marginaliser dans d’autres. Mais je crois qu’à long terme, ces endroits se radicaliseront aussi car l’autonomie est en train de se construire de manière de plus en plus en forte dans d’autres villes.

Quelles sont les perspectives concernant la propagation du mouvement de l’auto-gouvernance dans des parties de la Turquie qui ne sont pas traditionnellement Kurdes ? Une telle expansion est-elle faisable en tenant compte de la hausse du nationalisme turc (anti-kurde) et le rôle que cela a joué dans la dernière victoire électorale de l’AKP ? Vue l’intensification de la militarisation de la région, est-ce qu’il reste la moindre possibilité de maintenir et de garder en place le mouvement d’auto-gouvernance ? Quelles sont les perspectives du mouvement ?

Ce mouvement d’autonomie démocratique pose un défi immense pour l’Etat turc, étant donné qu’il s’agit d’une zone dans laquelle l’Etat réclame son autorité alors que sur place il y une vie anticapitaliste qui se met en place. De plus, à long terme, ce mouvement peut potentiellement se propager dans d’autres régions de la Turquie. L’année dernière, l’Etat turc a essayé de rentrer dans les quartiers pour arrêter des gens, dans une tentative de combattre cette propagation potentielle du mouvement. Les jeunes se sont alors mis à creuser des tranchées profondes aux entrées des quartiers, et à tenir leurs barricades, les armes à la main. Les forces de sécurité turques n’ont pas réussi à dégager ces barricades, ni les jeunes qui les tenaient. Suite aux élections générales du mois de juin, le gouvernement a déclaré la fin des négociations et a lancé des attaques encore plus brutales contre des villes kurdes.

Dans beaucoup de villes au Kurdistan des couvre-feux ont été déclarés, parfois durant plusieurs semaines. Les snipers tiraient sur toutes celles et ceux qui n’obéissaient pas. Postés tout autour, des chars militaires bombardaient les villes. N’étant pas capable de réinstaurer son autorité, l’Etat turc a alors tenté de rendre les villes kurdes inhabitables. Les blessé.e.es n’avaient pas le droit d’être emmené.e.s à l’hôpital. Les mort.e.s n’avaient pas le droit de se faire enterrer. Les gens passaient leurs nuits à mettre de la glace sur les cadavres de leurs proches pour éviter qu’ils ne pourrissent. Mais, malgré tout ça, l’Etat ne pouvait pas entrer dans les quartiers face aux jeunes qui creusaient des tranchées de plus en plus profondes et qui renforçaient leur arsenal. Pour se protéger des balles de snipers, ils accrochaient des énormes draps au-dessus des rues pour bloquer la vue. C’est une stratégie qu’ils avaient appris au Rojava. Ils cassaient aussi des murs entre les maisons et passaient d’une maison à l’autre, partageant de la nourriture et aidant les blessées, sans mettre un pied dehors. On pourrait dire qu’ils sont en train de refaire l’architecture des villes pour les rendre plus appropriées à l’auto-défense. Plusieurs villes kurdes, y compris Cizre, Silopi et Nusaybin, sont actuellement sous couvre-feu. Ces villes sont entourées de chars et de snipers. Le premier ministre Davutoglu a déclaré récemment en disant qu’ils allaient « purifier » ces villes, maison par maison. L’État essaye de détruire l’autonomie qui se met en place au Kurdistan, au prix de destructions de villes entières et de meurtres de beaucoup de gens. Et les populations du Kurdistan, notamment des jeunes, sont en train de résister contre la mort.

L’autonomie au Kurdistan, vue l’extrême violence étatique, est-elle viable ? Moi je crois que oui. Parce que l’Etat ne peut pas gagner une telle guerre, quelque soit le niveau de brutalité. Au début des années 1990, il n’y avait que les militant.e.s du PKK qui étaient impliqués dans des conflits armés dans les villes. Mais maintenant, la différence entre guérilla et citoyen.ne devient de plus en plus floue. Les civil.e.s sont armé.e.s et se défendent.

Cette lutte cherche à ne pas transformer uniquement la Turquie mais également l’ensemble du Moyen-Orient. C’est-à-dire que les tentatives d’autonomie démocratique ainsi que l’auto-défense en cours actuellement au Kurdistan turc, et de manière plus forte au Kurdistan syrien (Rojava), pourrait servir comme modèle pour toute la région et peut-être au-delà. Mais la question qui reste est la suivante : comment ce modèle peut-il se propager ailleurs ? Comme je l’ai déjà dit, le HDP n’a toujours pas réussi à appliquer ces politiques dans les régions non-Kurdes de l’ouest de la Turquie. En Syrie, le mouvement se limite au Rojava. Dans le canton de Cezire (Rojava), il y a plusieurs ethnies et groupes religieux qui ont participé à la mise en place de l’autonomie en créant leurs propres institutions. Cela est une preuve que les politiques de ce mouvement ne parlent pas qu’aux Kurdes. Ceci dit, en ce qui concerne la Turquie ainsi que le reste du Moyen-Orient, je ne saurai pas dire à quel point l’autonomie démocratique pourrait servir de modèle à l’ensemble de la région.

Traduction d’une interview avec Haydar Darıcı, chercheur en histoire et anthropologie à l’Université du Michigan par le site Left East, le 22 déc 2015. Repris du mensuel Merhaba Hevalno n°2.

Merhaba Hevalno mensuel n°2 – mars 2016

DSC00260Voici le deuxième numéro de « Merhaba Hevalno mensuel », une revue de presse dans laquelle nous publions chaque mois des textes à la fois d’actualité et d’analyse sur les mouvements de résistance en cours au Kurdistan.

« Nous voudrions, en publiant ce bulletin, mettre en mot et en acte notre solidarité avec les mouvements de résistance au Kurdistan. Malgré la complexité de la situation là-bas nous tenterons de rendre les articles aussi accessibles que possible, pour qu’on en parle, et pour que les mots et les cris de résistance des gens sur place puissent se répandre et se transformer en d’autres actes concrets, pour qu’on s’organise en solidarité avec ce mouvement en ayant d’autres informations et critiques que les « infos » pré-mâchées de la presse classique.

Si, collectivement, nous avons décidé de publier ce bulletin, c’est parce qu’au-delà de la vision romantique (réductrice) de la guérilla lançant des attaques depuis les montagnes, nous entrevoyons les liens qui peuvent exister entre les révolutions sociales et politiques du Kurdistan Syrien (Rojava) et du Kurdistan Turc (Bakur) et d’autres mouvements populaires du passé et du présent. Que nous entrevoyons aussi ce que cette ré-organisation anticapitaliste, ouvertement féministe et auto-gestionnaire, d’une échelle sans précédent et ce malgré le contexte de guerre, peut avoir d’inspirant pour nos collectifs (qui, il faut bien le dire, paraissent bien bordéliques à côté !).

Nous pensons à toutes celles et ceux  qui, dans leurs montagnes, dans leurs quartiers, à la campagne ou en ville, résistent et se battent pour que le peuple kurde, ainsi que ses luttes et sa résistance, ne se fassent ni enterrer par les États et groupes fascistes du Moyen-Orient, ni récupérer par les puissances coloniales occidentales, dont bien sûr notre chère fRance fait partie.

Nous saluons aussi toutes celles et ceux qui se mobilisent déjà en Europe pour que cette révolution continue à faire écho ici, et pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli ni dans la déchetterie de l’ignorance générale créée par les médias classiques.

Nous espérons, enfin, que cette publication puisse donner, si petit qu’il soit, un souffle à l’élan de solidarité avec les mouvements kurdes, et que les mots puissent renforcer et nourrir nos luttes à nous tout-e-s, là-bas comme ici.« 

Ce bulletin mensuel autour de l’actualité du Kurdistan est notamment rédigé depuis la ZAD de NDDL,mais pas seulement ! Un certain nombre de camarades de Toulouse, Marseille, Angers, Lyon et d’ailleurs y participent…
Pour nous contacter : actukurdistan(a)riseup.net

Téléchargez le pdf (16p A4), imprimez et photocopiez-le et diffusez-le autour de vous, partout !

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Sommaire :
  • Le Mouvement d’auto-gouvernance kurde au Bakur
  • Les habitant.e.s de Cizre attendent le jour de vengeance
  • Rojava, comment défaire l’Etat
  • Oubliez l’ONU ! Rencontrez les réfugié.e.s autonomes au Kurdistan
  • L’UE finance Daesh
  • Mettre la pression sur le régime turc
  • Agenda et Newroz
  • Brèves du Bakur, du Rojava, d’Irak et d’Iran, de Turquie et d’Europe
  • Glossaire, etc…