Sous le paradigme kurde

CQFDDossier spécial Kurdistan dans le dernier numéro du journal de critique sociale CQFD. Nous reproduisons ici le texte principal intitulé « Sous le paradigme kurde« …
Les Kurdes ont toujours été pris en étau entre les différentes puissances régionales – ottomane, perse et arabe – et les intérêts occidentaux. Écartelés entre plusieurs entités nationales lors du partage du Moyen-Orient par la France et la Grande-Bretagne (accords secrets de Sykes-Picot) après la Première Guerre mondiale et la non-ratification du traité de Sèvres par la jeune Turquie en 1920, ils ont été à la fois assignés à choisir un camp et soupçonnés de traîtrise par les nouveaux États-nations qui leur imposaient leur joug. Ils furent les laissés-pour-compte des luttes anticoloniales. L’historien du Moyen-Orient Maxime Rodinson donnait l’explication de cet oubli, voire de ce mépris : «C’est simplement que les Kurdes ont eu le tort ou le malheur d’avoir à revendiquer leur indépendance de décision à l’encontre (entre autres) de deux nations qui, elles-mêmes, revendiquaient des droits analogues et étaient, de ce fait, soutenues par la gauche mondiale. D’abord, dans le passé récent, contre une Turquie nationaliste que les puissances impérialistes d’Occident voulaient asservir et que l’évolution de sa politique intérieure n’avait pas encore rendue antipathique à cette gauche. Ensuite et surtout, contre les Arabes d’Irak (et de Syrie), alors que le peuple arabe dans son ensemble apparaissait comme une victime de choix des mêmes impérialistes et le chef de file de la lutte contre eux. Les Kurdes, en quelque sorte, seraient donc les opprimés des opprimés. » (1) Cependant, ce qui se joue aujourd’hui au Rojava syrien et au Kurdistan nord (« Bakur », côté turc) ressemble moins à une lutte nationale qu’à une révolution sur des bases d’auto-organisation qui dépasse largement la simple carte identitaire kurde. Accompagnant une petite délégation, et grâce à un excellent traducteur, CQFD s’est rendu dans le sud-est du territoire turc à la rencontre d’une société kurde intensément politisée… et à la recherche de sentiments communs.

« Newroz piroz be ! »

21mars, fin de matinée. À Diyarbakir (Amed en kurde), capitale politique et culturelle du Kurdistan nord, des milliers de personnes affluent à pied vers l’immense terrain vague en périphérie de la ville où se tient le Newroz. Malgré les averses, plus d’un million de Kurdes sont venus participer à ce rassemblement qui célèbre, chaque premier jour de printemps, le passage à la nouvelle année dans les sociétés irano-kurdes. Depuis 1984, c’est plus spécifiquement un moment de revendication de l’identité kurde bafouée par l’État central, ce qui donne lieu certaines années à des heurts violents avec la police. En 2012, alors que le gouvernement central avait interdit le rassemblement, la police anti-émeute avait tué un militant kurde. Cette année, la fête se déroule dans un climat relativement «pacifié ». « C’est devenu un peu un carnaval, nous confie Malxwê, un chef de famille d’une soixantaine d’années. Avant, c’était plus violent. » Les écharpes et les drapeaux aux couleurs kurdes, jaune, rouge, vert, les chafiye (keffieh) et les foulards russes à fleurs multicolores offrent une tonalité chamarrée à cette journée pluvieuse. Un peu partout, des grappes mixtes, en ligne ou en cercle ouvert, se jettent dans la danse traditionnelle qui ressemble un peu à l’an-dro breton, en plus énergique. De nombreux jeunes, garçons et filles, arborent fièrement l’uniforme couleur olive de la guérilla PKK – sarouel large, une écharpe en guise de ceinture et gilet à poches – dont le gouvernement voudrait interdire le port dans les lieux publics.

On peut difficilement faire abstraction de l’influence du PKK au sein la population kurde, mais c’est surtout la bataille de Kobané contre Daech qui a galvanisé les jeunes Kurdes de Turquie. Par milliers, ils sont partis au Rojava rejoindre les rangs des YPG (Unités de protection du peuple) et des YPJ, leurs brigades féminines, évaluées à 30 % des forces combattantes kurdes, soient 10 000 combattantes. Les manifestations d’octobre 2014, à Istanbul, Ankara, Izmir ou encore à Diyarbakir, en soutien à Kobané avaient provoqué la mort d’au moins trente-huit personnes sous les assauts d’une police ultra-militarisée, ainsi que des milliers d’arrestations. On y reprochait l’inertie de l’État turc, voire certaines complicités au sein de l’armée avec Daech, et la promesse non tenue de laisser passer des combattants pour se battre à Kobané.

Profitant d’une éclaircie, les intervenants à la tribune annoncent la lecture d’un discours d’Öcalan – le leader du PKK, parfois surnommé « le soleil des Kurdes » –, écrit depuis l’île-prison d’Imrali, dans la mer de Marmara, dont il est le seul pensionnaire depuis son arrestation, au Kenya, en 1999 et où il est gardé par mille soldats – impitoyable pension complète coûtant 70 000 euros par jour à l’État… Malgré son isolement, Öcalan reste l’acteur incontournable des négociations entamées avec l’État turc, en décembre 2013, pour répondre à la demande constitutionnelle des droits des Kurdes et leur donner des garanties d’autonomie politique. Son discours a été interprété par la plupart des médias occidentaux comme l’annonce unilatérale d’abandon des armes pour le printemps, mais en réalité cette décision reste suspendue à dix conditions «pour établir la paix et la démocratie », ambitieux programme pour l’ensemble du Moyen-Orient, qui exige les garanties juridiques d’une citoyenneté libre, le respect du pluralisme culturel et religieux, des perspectives nouvelles en matière d’écologie, de droits des femmes, etc. Le chef de l’État turc, Erdogan – qui déclarait, le 27 février dernier, qu’« il n’y a plus de problème kurde » – ne s’y trompe pas en feignant de rejeter publiquement toute négociation avec le PKK, considéré comme une «organisation terroriste». Le président turc cherche dans le même temps à donner des gages à sa puissante extrême-droite, les Loups-gris du MHP (Milliyetçi Hareket Partisi – Parti d’action nationaliste), dont il doit s’assurer du soutien afin de conserver sa majorité lors des prochaines législatives de juin. Pour ces élections, le bloc pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples) a lui-même réuni une large coalition, avec l’appui de quelques mouvements de la gauche turque et parfois des éléments très hétéroclites – il y a même un candidat assez excentrique, le très fort en gueule Altan Tan, qui, en dépit de la ligne politique, truffe ses interventions de référence à la charia ! Le HDP pourrait bien franchir le seuil de la représentativité en Turquie, la fameuse barre des 10 %, et constituer de ce fait un groupe parlementaire qui aurait certaines prérogatives constitutionnelles.

Même si, dans un pays qui se raidit sous la conduite d’une politique autoritaire, la perspective d’une nouvelle donne politique pourrait en partie se jouer dans les urnes, c’est au sein de la société civile elle-même que l’on peut ressentir le nouveau souffle démocratique du mouvement du mouvement social.

« Rétrécir l’État »

22 mars. Centre ville de Diyarbakir. Le grand bâtiment rayé de Konukevi, qui héberge le Congrès pour la société démocratique (en turc Kongreya civaka demokratîk – KCD), connaît une effervescence de précampagne électorale. Musa Farisgullari, le visage austère marqué par l’épreuve du combat, dont la gravité est accentuée par des yeux d’un bleu métallique, accepte de nous recevoir entre deux réunions. Orhan, le camarade qui nous guide dans la ville, nous l’avait décrit avec une certaine admiration comme un « loup politique ».

« Le KCD est une organisation civile et sociétale qui tient le rôle d’un protoparlement du mouvement kurde, nous explique Musa. Il est composé de 501 délégués, hommes et femmes, dont 60 % sont élus lors d’une consultation populaire et le reste mandatés démocratiquement par différentes organisations politiques. Nous tenons une assemblée générale tous les trois mois, où nous veillons à prendre les décisions par consensus. Le Congrès refuse la hiérarchie et la mentalité étatique. Il refuse également la modernité capitaliste et essaie de lui substituer une modernité démocratique. » Musa nous expose, dans un discours plutôt formel, les paradigmes du projet kurde. « Le KCD cherche à appliquer trois principes : 1) L’auto-administration de la société civile. 2) L’autosuffisance économique vis-à-vis de l’État. 3) L’interdépendance et la coopération entre les organisations et les différentes composantes ethniques du Kurdistan [Arméniens, Assyriens, Araméens, Syriaques, Chaldéens, etc.]. De la commune villageoise au canton, du quartier à l’assemblée de ville, nous encourageons la société à s’organiser du bas jusqu’en haut. »

À Diyarbakir, il y a quarante-deux assemblées de quartier, ainsi qu’une dizaine de «commissions» portant sur les différents paradigmes : éducation, travail, industrie non productiviste, urbanisme, écologie, femmes, jeunes, diplomatie, «problèmes et réparations» – paradigme qui repose sur un règlement des contentieux par des formes de médiation, en opposition « au droit “positiviste” de la justice d’État qui repose sur la sanction et crée plus de problèmes qu’il n’en résout ». Assemblées et commissions se croisent et s’entremêlent et les couches du mille-feuilles du modèle démocratique kurde sont parfois complexes à démêler. « Notre combat prend en compte tous les acquis des mouvements antérieurs comme leurs défaites. Ainsi, nous pensons que la révolution russe de 1917 a échoué à créer une alternative démocratique à la modernité capitaliste et nous ne reconnaissons aucun pays socialiste au monde. Par ailleurs, nous n’attendons rien de l’État turc, qui, malgré quarante ans de résistance kurde, ne nous a jamais laissé aucun espace d’expression. Notre but est précisément de rétrécir l’État et d’augmenter l’espace démocratique. »

La « démocratie » ! Là où en Europe on aurait tendance à être désabusé par un principe en caoutchouc tellement galvaudé dans la bouche des politiciens et sermonneurs de plateaux télé, nos interlocuteurs prennent l’idée au mot et se l’approprient. Dans la grande librairie-salon de thé qui jouxte le centre du KCD, nous partageons avec Orhan et Mehmet, deux enseignants d’une quarantaine d’années, nos expériences politiques réciproques, autour de moult çay (thé). « Les Kurdes sont moins atteints par la servitude et l’individualisme que dans les sociétés capitalistes occidentales, estime Mehmet. Nous avons la chance par rapport aux Européens de ne pas connaître la même atomisation dans notre rapport de force vis-à-vis du pouvoir. Nous n’avons rien à envier à vos démocraties fictives qui montrent leur vrai visage dans leurs politiques impérialistes. » Orhan réagit : « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi. Même si les États européens ne sont pas démocratiques au niveau mondial, à l’intérieur de vos systèmes, il y a plus de droits qu’ici. Un monarque européen aura toujours moins d’impunité qu’un colonel turc. » Le constat des ravages du capitalisme se fait commun : « Cette civilisation de l’économie s’impose au monde entier, poursuit Orhan. Au moins, au temps des conquêtes barbares de Gengis Khan, on pouvait résister. Aujourd’hui, face à une telle hégémonie, c’est difficile. » Mehmet : « Ils nous traitent comme des cafards, mais la résistance peut casser la peur. C’est dans l’humain qu’on peut trouver la solution. La réponse, c’est nous. » Notre traducteur le chambre un peu : « Tu n’en as pas l’air, Mehmet, mais tu es un philosophe, en fait ! » « Il ne faut pas mettre les gens dans des cases, c’est toujours réducteur », conclut le sage Mehmet sans s’émouvoir.

« On t’impose la religion avant que ton cerveau soit formé »

23 mars. Nous sommes invités à déguster des çig köfte (boulettes de viande d’agneau crue au boulghour) chez Sakine, la tante d’une amie d’origine alévie (2), en compagnie de ses cousines et de leurs amis étudiants. L’ambiance est détendue, mixte, tout le monde fume des cigarettes et on boit quelques bières. Türkan, une jeune étudiante à l’air affranchi avec ses cheveux courts, demande de but en blanc aux invités européens : « Vous êtes de quelle religion ? » Nous expliquons avec quelque embarras notre intérêt très relatif vis-à-vis de l’appartenance confessionnelle. Tous rigolent : « On vous fait marcher, on s’en fout de la religion ! » Türkan, qui se destine aux professions médicales, explique : « J’ai lu le Coran, et ça me révolte qu’on puisse y traiter aussi mal la femme. » Cette réflexion a pour effet de vexer sa copine Fatma, qui se renfrogne et lance, au bord des larmes : « Vous vous en moquez, mais moi je suis croyante, et là, je me sens exclue par ce que vous dîtes ! » Türkan répond sèchement : « Tu te sens exclue ? Alors tu peux imaginer un instant ce que je vis à 80 % du temps dans cette société islamisée ! »

La politique d’Erdogan et de l’AKP, le parti au pouvoir a composé un mix particulièrement agressif de modernisation ultralibérale, de conservatisme religieux et de nationalisme autoritaire. Il mène une politique de privatisation et d’islamisation du système éducatif, qui profite aux écoles confessionnelles, à grand renfort de subventions, tout en détricotant les budgets de l’enseignement public, et place arbitrairement des hommes proches du régime à la tête des universités. Le coût des inscriptions risque d’augmenter et d’écarter en premier lieu les jeunes filles issues des milieux populaires. Lors d’un sommet « sur la justice et les femmes », le 24 novembre dernier à Istanbul, Erdogan a assigné la place des femmes dans la société turque : « Notre religion a défini une place pour les femmes : la maternité. » Pour bien des Kurdes, l’assimilation par la religion fait partie des plans d’un État turc qui salarie plus d’imams que la république islamique d’Iran, contre la culture kurde : « Dès l’âge de trois ans, on nous impose des cours de religion obligatoires, même si tu n’es pas musulman et avant que ton cerveau soit vraiment formé, explique Berhan, étudiant en droit. Heureusement, grâce aux études, on arrive quand même à s’extraire de cet endoctrinement. Il faudrait pouvoir distinguer la foi de la religion. »

Quelques jours plus tard, plus au sud, dans un dolmus (minibus populaire), nous assistons à une scène révélatrice des tensions qui peuvent parcourir la société kurde autour de l’islamisme. Après le départ d’un couple dont la femme porte le niqab, le voile noir intégral des salafistes, leur voisine de voyage, une vieille paysanne coiffée du voile blanc traditionnel kurde bordé de dentelles, explose : « C’est quoi ces gens? Ils soutiennent les assassins d’enfants ! Nous sommes tous musulmans, mais nous sommes kurdes aussi ! Eux, ce sont des égorgeurs ! Qu’ils soient maudits et que soit maudit Erdogan ! » Un paysan se retourne vers elle avec un grand sourire et lui tape dans la main à la « give me five », ce qui provoque l’hilarité et l’acquiescement des autres passagers.

Pour autant, la position du mouvement kurde est loin d’être par principe antireligieuse ou antimusulmane. Sa base populaire est majoritairement sunnite, puis alévie (30 à 40 % des Kurdes), ainsi qu’une petite minorité chrétienne. Il a même favorisé l’émergence d’un islam kurde sécularisé, avec notamment l’Association des imams anatoliens, forte de 5000 membres, dont le président, Übeydullah Özmen –pas vraiment « halal » au goût des intégristes –, est candidat pour le HDP. Nous croiserons sur notre route un jeune imam impliqué dans le mouvement. Apprenant avec surprise que nous sommes venus spécialement d’Europe pour la fête du Newroz, il s’exclame : « Alors, vous êtes plus braves que bien des Kurdes ! »

Les co-maires de Batman

24 mars. À peine nous mettions le pied à Batman, ville pétrolière à l’est de Diyarbakir, que des militants du HDP nous proposaient illico presto de rendre visite au binôme homme-femme qui gère la mairie. Rien de plus simple ici, n’importe quel citoyen peut se rendre à la mairie pour une entrevue sans rendez-vous. La parité municipale, non reconnue par l’État, vise à mettre en place un système nouveau où l’homme et la femme administrent la cité d’égal à égale. Batman est une ville moderne qui s’est développée grâce à l’industrie du pétrole dans les années 1950. Elle a été longtemps une ville proche du pouvoir, avec une forte influence islamiste, malgré l’épisode de 1979, où Edip Solmaz, élu maire sur une liste indépendante, sera assassiné par les services secrets de l’armée, un mois à peine après son élection. Au milieu des années 1990, au plus fort de la sale guerre, l’armée et ses escadrons de la mort provoquèrent l’exode de trois millions de Kurdes vers les villes. Batman a vu alors sa population brutalement augmenter de 25 %; aujourd’hui, elle atteint près de 400 000 habitants – à titre de comparaison, Diyarbakir, est passée de 381000 habitants, en 1990, à 1,5 million en 1997.

Depuis quinze ans, le parti pro-kurde BDP (Parti pour la paix et la démocratie – les six formations pro-kurdes légales antérieures ont été tour à tour dissoutes par la Cour constitutionnelle) a pu conserver la gestion de la ville de Batman. Aux élections de mars 2009, il avait obtenu 99 mairies au Kurdistan, mais peu après l’État turc procédait à l’arrestation arbitraire de près de 8000 personnes sur tout le territoire, dont de nombreux élus kurdes et militants associatifs, pour tenter de contrecarrer la mise en place d’une auto-administration kurde. Aux élections municipales de mars 2014, le parti, en se ralliant sous la bannière HDP (Parti de la Démocratie des Peuples) avec une partie de la gauche turque, a confirmé sa position dominante et remporté plus de cent mairies, dont plusieurs villes-préfectures (Mardin, Diyarbakir, Sirnak, Siirt, Batman, Dersim – nom officiel, Tunceli – et Igdir). C’est aussi la seule force politique qui a proposé 40 % de candidatures féminines – en comparaison, au sein de l’AKP, les femmes ne sont représentées qu’à hauteur de 1,23%.

Les deux maires, Sabri Özdemir, le maire officiel, et la vice-présidente Gülistan Akel, nous accueillent tout sourires dans un bureau clinquant. Ils revendiquent une « gestion populaire », et ce en dépit des obstacles que leur oppose l’État turc. Outre la rupture affichée avec le clientélisme de leurs prédécesseurs, nous essayons de comprendre ce qui les différencie de gestionnaires municipaux classiques. Partant des mesures prises en direction des femmes, Gülistan Akel nous explique : « Dès 1999, nous nous sommes concertés avec les organisations autonomes de femmes pour lutter contre leur exclusion de la société. Nous avons depuis ouvert un centre d’accueil pour les femmes victimes de violence, un atelier de formation professionnelle, des services de santé spécifiques. Nous souhaitons ouvrir un foyer d’hébergement pour les femmes, mais l’État cherche à nous en empêcher. Nous proposons aussi des stages de sensibilisation aux droits des femmes dans les quartiers. Batman possède aussi l’unique centre sportif féminin de Turquie ! Nous avons également instauré une journée gratuite pour les femmes dans les transports en commun, le mardi, afin de les aider à sortir de leur réclusion. Au sein du personnel de la mairie, nous n’acceptons pas les polygames et, si un employé est reconnu coupable de violences sur son épouse, nous reversons directement une partie de son salaire à celle-ci. »

Comment s’articulent les principes de l’autonomie démocratique? « Nous essayons d’appliquer le confédéralisme démocratique, indique d’emblée Sabri Özdemir. Le processus d’assemblées de quartier débute seulement. Nous travaillons avec ces assemblées afin de répondre à leurs demandes et les sujets qu’elles abordent sont répercutés au sein du conseil municipal. L’administration locale, pour nous, c’est faire en sorte que la population puisse à terme parvenir à l’autogouvernement. Nous insistons sur trois principes de démocratie : 1) La volonté du peuple doit prévaloir. 2) Notre ville doit se rapprocher de la nature. 3) Nous devons œuvrer pour l’émancipation de la femme. » Le temps manque pour aborder les moyens concrets de mise en place d’une politique anticapitaliste et écologique dans une ville dont le principal revenu est le pétrole, mais on sent qu’au-delà des déclarations de principe, le chantier en est encore à ses prémices.

Comme plusieurs provinces du Kurdistan, la région de Batman est concernée par des projets de grands barrages hydroélectriques, projets dans les tiroirs du gouvernement turc depuis une cinquantaine d’années, que l’AKP a décidé d’accélérer. À trente-six kilomètres au sud de Batman, la petite ville d’Hasankeyf, au bord du Tigre, est en ligne de mire du projet de barrage d’Ilisu, qui menace d’ensevelir un site archéologique millénaire et de provoquer le déplacement de 50 000 personnes. « Le barrage vise à détruire une culture et un écosystème, nous dit Abdul Bari, militant de Batman. C’est un projet capitaliste sauvage, avec le soutien de groupes financiers internationaux, qui aggrave la rupture entre l’humain et la nature. Hasankeyf fait partie du patrimoine de l’humanité, nous avons l’espoir que la lutte contre sa destruction annoncée soulève un soutien international. » En 2010, le consortium suisse, allemand et autrichien engagé dans le projet s’est retiré du financement sous la pression de la société civile (3).

Le gouvernement turc n’a pas renoncé pour autant à ses mégaprojets et cherche à juguler toute forme de mobilisation, comme le 27 mars à Kulp, où les militaires ont empêché, fusils en main, l’installation d’un campement de protestation contre un barrage.

La tragédie des Yézidis

25 mars. Nous nous rendons à l’est de la ville de Batman, dans le village de Simze (Örgul en turc). Sur les hauteurs du village se dresse un camp de l’armée, qui, malgré son air endormi rappelle la militarisation de la région. Durant les années 1980, ce village yézidi a vu le nombre de maisons habitées chuter de quatre-vingts à huit, effet de la grande migration vers l’Europe qui a fait passer la population yézidie de l’ensemble de la Turquie de 80000, dans les années 1970, à 2 000 personnes aujourd’hui. En août 2014, Simze a vu affluer des centaines de réfugiés yézidis irakiens, parmi les 200000 personnes fuyant l’avancée de Daech au nord de l’Irak. Ahmet, un agriculteur d’une trentaine d’années, fait partie des habitants de ce village dépeuplé qui ont fait face à l’arrivée massive de réfugiés : « Dès le 3 août, les premières familles sont arrivées, 80 personnes, puis 450 réfugiés au 15 août. Nous n’étions pas préparés. Il a fallu courir partout pour aider ces gens sans vêtements, affamés, déshydratés, malades. Après la panique, on s’est réunis en assemblée pour faire face aux urgences. Le PKK nous est venu en aide rapidement ; des médecins proches du parti sont venus ausculter les enfants malades ; des militants bénévoles ont remis en état les maisons délaissées par les émigrés partis en Allemagne. Ils ont refait la plomberie, les portes et les fenêtres. Les villages alentour ont apporté des produits de première nécessité. Les émigrés envoient aussi leur soutien matériel en passant par les structures mises en place par la municipalité de Batman. Voilà pour les soutiens, nombreux. En revanche, l’État ne nous a apporté aucune aide. Cela fait seulement une quinzaine de jours que les yézidis irakiens peuvent se soigner dans les hôpitaux publics. »

L’exemple de l’hébergement des réfugiés yézidis à Simze s’inscrit également dans un projet plus global du PKK de repeupler les 4 000 villages expulsés par l’armée durant la sale guerre. Aujourd’hui, 33 familles sont restées à Simze, les autres ont été placées dans des campements ou sont rentrées en Irak.

Abdi, patriarche de soixante-dix ans, veut témoigner de sa fuite de la ville de Sinjar : « Le 3 août vers deux heures du matin, nous avons entendu des explosions au loin. Puis, à l’aube, nous avons vu nos voisins emballer leurs affaires. Nous avons atteint la ville de Zakho où nous avons été bien accueillis et où nous sommes restés un mois. Nous sommes passés au Kurdistan nord, les gens qui fuyaient d’autres endroits nous ont raconté les combats contre Daech. Les gens du village de Kocho qui ont refusé de se convertir à l’Islam ont été décimés, mais les convertis ont été tués aussi. Dans ma famille, 28 personnes ont été assassinées ou sont disparues : j’ai perdu deux de mes frères ; ma mère de 98 ans ; ma jeune nièce a été témoin des massacres avant de mourir ; deux de mes neveux ont disparu ; trois cousins sont morts dans les combats ; parmi mes parents éloignés, une famille de sept personnes n’a plus donné de nouvelles. »

L’évocation douloureuse des disparus est lourde de la rumeur de l’asservissement des femmes et des enfants yézidis par les djihadistes – les évaluations varient de 1 500 à 4 600 personnes encore esclaves de Daech. L’État islamique a publié des articles justifiant et réglementant « coraniquement » l’asservissement des kafir (mécréants) : « Après capture, les femmes et les enfants ont été répartis, conformément à la charia, parmi les combattants ayant participé aux opérations du Sinjar, après qu’un cinquième des esclaves a été transféré à l’autorité de Daech en tant que butin de guerre (khums) », pouvait-on lire dans sa revue Dabiq, datée du 12 octobre 2014. À Diyarbakir, quelques jours auparavant, une jeune fille yézidie s’est suicidée après être retournée en Irak quelques jours et avoir mesuré la gravité de la persécution des femmes. Début avril, plus de deux cents yézidis, kidnappés début août 2014, ont été libérés et une trentaine ont pu échapper à leurs ravisseurs.

L’histoire de la persécution des Yézidis est ancienne. Tout au long du XIX e siècle, ils subirent plusieurs vagues de pogromes sous l’impulsion d’émirs kurdes qui garantissaient un sésame pour le paradis d’Allah à qui massacrait ces infidèles – parallèlement aux persécutions des alévis et des Arméniens. Les yézidis passent encore pour des adorateurs du diable chez les musulmans fondamentalistes. Sur le plan religieux, ils pratiquent une religion syncrétique aux origines incertaines qui intègre des éléments du chiisme, du zoroastrisme et d’anciens paganismes orientaux. Ils prient debout face au soleil et vénèrent un archange, l’Ange-paon, qui symbolise la réincarnation, mais est associé à l’incarnation d’Iblis (Lucifer) dans la mythologie islamique.

Abdi poursuit, entre rage et tristesse : « J’aurais préféré que notre population soit décimée entièrement plutôt que nos femmes et nos filles soient capturées par Daech. » Envisage-t-il de retourner un jour à Sinjar? « Bien sûr, comme on dit : “le sucre est doux, mais ta patrie est plus douce que le sucre”. Nous étions pauvres mais heureux, nous n’avions pas de souci avec les Arabes, mais aujourd’hui nous n’avons plus confiance. Certains voisins se sont retournés contre nous quand Daech est arrivé. Nous sommes un peuple opprimé, mais nous sommes un peuple de paix. Les gens qui feront un pas vers nous, nous ferons deux pas vers eux. » Deux jeunes yézidis, Mahir et Reço, racontent à leur tour leur calvaire : la fuite à pied, par milliers, dans la montagne du Sinjar pendant dix jours sans eau ni nourriture – les Américains ont parachuté un peu d’aide au bout de cinq jours –, les personnes âgées qui s’effondrent au bord du chemin, la chaleur, les cadavres… Reço : « Au bout de dix jours, on a marché de 4 heures du matin à 18 heures vers le corridor ouvert par les YPG. Je portais mon grand-père sur le dos et mon frère portait ma grand-mère. Les combattants YPG sont venus vers nous pour secourir nos enfants et nos vieillards. »

Faïk, le maire agriculteur d’un petit village à proximité de Simze qui a fourni plus de 8 000 euros d’aide aux yézidis, commente : « Ce qu’on vous a fait, je considère qu’on me l’a fait à moi-même. Cela nous concerne tous. Vous avez été les premières victimes d’une guerre de religion artificielle que les politiques impérialistes ont déchaînée et qui vise à l’éradication des Kurdes. » Puis s’ensuit une discussion sur l’attitude des peshmergas, terme qui désigne la force armée kurde en Irak sous l’autorité de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, grand rival du PKK, soutenu par les États-Unis : « J’aimerais ne pas avoir à le dire, confie Mahir, mais les peshmergas nous ont abandonnés. Ils nous ont fait honte d’être Kurdes. Ils ne nous ont pas fourni d’armes et n’ont pas laissé le PYD nous venir en aide. L’humanité qu’on a vue chez les militants du PYD, on ne l’a vue nulle part ailleurs. Même si le Sinjar est aujourd’hui libéré, on ne sera en confiance que si le PYD est présent. » Alors qu’en France, Bernard-Henri Lévy sert d’impresario au pro-américain Barzani auprès de François Hollande et que les écrivains Pascal Bruckner et Sylvain Tesson s’improvisent champions des chrétiens d’Orient pour mieux dresser les identités les unes contre les autres, les yézidis font figures de variable d’ajustement dans le conflit irakien. Quand Daech a envahi le Sinjar, les peshmergas, qui disposaient de 10 000 combattants dans cette région, se sont repliés, abandonnant les yézidis à leur sort. Ces derniers ont pu constituer en urgence une force d’autodéfense de 3000 hommes, qui s’est tournée vers les militaires chiites pour obtenir les armes que lui refusaient les peshmergas. Depuis, les tensions restent vives : début avril, le commandant des forces yézidies, Haydar Seso, a été arrêté par les services de sécurité de Barzani ; puis c’est un activiste yézidi, Ali Ibrahim, qui a été jeté en prison pour ses critiques des autorités barzanistes sur Facebook.

Dans un hameau à quelques kilomètres de Sizme, nous rendons visite à Ali, un vieil homme alité après une opération chirurgicale. Ali est la mémoire des yézidis de la région, il évoque devant nous l’exode à flux continu de son peuple : « Notre identité n’était pas respectée. Jusque dans les années 1970, nous avions peur d’aller à Batman, car si nous étions repérés en tant que yézidis, nous pouvions être insultés, maltraités, voire lynchés. On rasait les murs, on avait peur de croiser d’autres villageois qui auraient pu nous dénoncer. » Il interpelle l’un de nos accompagnateurs dont l’arrière grand-mère était yézidie : « J’espère que tu ne seras pas fâché si je te dis la vérité, mais ton arrière-grand-mère, qui était aussi ma tante, a été enlevée, mariée de force et islamisée ! » Puis, poursuivant son récit : « Quand le PKK est apparu, il a pris notre défense, nous avons pu respirer un peu mieux. Bien sûr, le mépris que nous subissons n’a pas disparu, mais les choses s’améliorent. Maintenant, je n’ai plus de problèmes avec mes voisins musulmans. On a retrouvé ce sentiment de terreur avec ce qu’ont subi les yézidis d’Irak, mais je crois que j’aurais trouvé cela aussi insupportable si n’importe quelle minorité avait subi cela. J’ai hébergé chez moi jusqu’à quarante familles, aujourd’hui il en reste trois. Ce que je souhaite le plus au monde, c’est la fraternité. »

Solidarité Kobané

28 mars. Suruç, petite ville frontalière, poussiéreuse et pauvre, est l’avant-poste du soutien à la ville martyre de Kobané, que l’on peut apercevoir au loin, dix kilomètres plus au sud, silencieuse et en ruine après les bombardements « libérateurs» des Américains. Au Centre culturel démocratique nous attendent Fayza Abdi, institutrice et co-présidente du conseil législatif du canton de Kobané, et Khalil Bozan qui s’occupe des camps de « déplacés », terme préféré à celui de « réfugiés ». « Les gens de Kobané ne sont pas des réfugiés, mais nos cousins, nous disait un militant. Ici, ils sont chez eux et ce sont nos enfants qui se battent à leurs côtés et tombent aussi là-bas. »

Deux ans avant l’arrivée de Daech, Kobané avait été sous l’embargo des islamistes du front Al-Nosra, les gens s’étaient préparés à résister, grâce au système d’autodéfense, village par village, quartier par quartier. Mais lorsque les djihadistes de Daech ont pris Mossoul, le 10 juin 2014, ils ont récupéré des armements très lourds et sophistiqués qu’ils ont ensuite transférés en Syrie. Les forces combattantes kurdes ont préféré appeler la population la plus vulnérable à se réfugier au Nord pour mieux organiser la défense. « Nous étions déjà organisés selon les principes de l’autonomie démocratique à partir de chaque commune, indique Khalil. On avait mis en place des commissions pour l’autosuffisance. Par exemple, notre eau provenait de l’Euphrate, mais quand la région est tombée aux mains de Daech, l’accès à l’eau a été rompu. Il a fallu alors creuser onze puits. On avait aussi des générateurs d’électricité. Nous avons pu supporter le siège de Kobané parce que nous nous étions forgé un esprit de résistance longtemps auparavant. »

Fayza poursuit : « Les trois cantons du Rojava constituent une région plutôt riche, notamment en blé, en eau et en pétrole, mais le régime d’Assad n’avait rien développé. Depuis 2012, grâce à l’auto-administration kurde, de nombreux projets avaient été mis en oeuvre. La guerre a tout détruit. On recommence de zéro, avec le même esprit d’auto-administration. Les assemblées de femmes ont été relancées avant même la libération de la ville. » À ce jour, plus de 90% des villages autour de Kobané ont été libérés, cinq cents mines semées par Daech ont été désactivées et plus de 60 000 personnes ont pu retourner chez elles. Au milieu des décombres, des boutiques, un salon de coiffure même, commencent à rouvrir. L’aide est massive, les convois humanitaires affrétés par les mairies pro-kurdes du Bakur (Kurdistan nord) peuvent passer : fin mars, 50 camions en provenance de Batman et 25 de Mardin sont entrés dans la ville. Le 2 et 3 mai, une conférence réunissant plus de 250 délégués s’est tenu à Diyarbakir pour faire le point sur la reconstruction de la ville.

L’urgence est toujours là : « Tout ne va pas bien, continue Fayza. La guerre est encore proche. Les maisons des villages ont été minées par Daech. Nos écoles sont détruites; un pays où les enfants ne peuvent aller à l’école, c’est une tragédie. Nous devons également vite enlever les corps restés sous les décombres car, avec l’été qui arrive, les risques d’épidémie sont décuplés. Or, nous n’avons qu’un tracteur et un tractopelle pour toute la ville ! Le gouvernement turc n’ouvre la frontière qu’au compte-gouttes et empêche ainsi l’arrivée de machines, de technologies et de savoir-faire. Il faut faire pression sur la Turquie pour ouvrir un corridor humanitaire permanent ! » Les autorités turques ont même refoulé récemment un camion d’aides qui venait du Danemark à la frontière turco-bulgare.

Le soir, nous croiserons un médecin qui doit passer la frontière par des chemins de contrebande pour proposer ses services à la population de Kobanê. Médecins sans frontières a déjà engagé la construction d’un petit hôpital de treize lits et prévoit l’arrivée de cinq médecins. Une des problématiques pour rompre l’invraisemblable isolement humanitaire de la ville est aussi de porter la demande d’aide devant les institutions internationales (ONU, Union européenne) et les ONG, sans laisser le modèle d’autonomie du Rojava se subordonner aux technocrates. «Il ne faut pas habituer un peuple aux aides pendant trop longtemps, souligne Fayza. Il faut qu’il retourne le plus rapidement possible à la production et viser l’autosuffisance.»

Le discours de Khalil s’inscrit dans la ligne du PYD : « Nous avons construit une troisième voie en Syrie : ni avec l’opposition armée ni avec le régime, mais pour une transformation pacifique du pays. Bachar a affirmé avoir soutenu Kobanê, mais c’est de la pure propagande, car avec la frontière turque fermée au nord et Daech attaquant par trois côtés, comment aurait-il pu nous venir en aide ? Nous sommes prêts à nous défendre si le régime nous attaque. Certaines organisations internationales essaient de nous calomnier en nous faisant passer pour des alliés du régime. Depuis les accords Syke-Picot, les différentes puissances ont toujours voulu assigner les Kurdes à un camp ou à un autre, mais aujourd’hui, c’est notre propre camp que nous défendons. Notre position est claire : celui qui désire s’associer à notre projet, nous l’acceptons, du moment qu’il respecte la diversité de la société et l’autonomie démocratique. La résistance de Kobané est devenue un symbole international et la guerre contre Daech, une guerre pour l’humanité. Nous espérons que Kobanê et le projet de confédéralisme démocratique va constituer une clé pour le Moyen-Orient… et le monde entier. »

Fayza complète ces propos : « Quand j’observe l’empathie des internationaux qui viennent soutenir Kobanê et que je réalise leur enthousiasme, cela m’émeut. Je voudrais aussi faire un appel pour la solidarité fémin… » À ce moment, la discussion est interrompue par le vibrant appel à la prière provenant d’un minaret tout proche. Après un signe d’exaspération, Fayza rigole : « Il arrive au bon moment, celui-là ! » Puis reprend : « La guerre de Daech est une guerre faite aux femmes. Notre lutte est celle pour les droits des femmes du monde entier. »

Le lendemain, nous nous rendons dans un des camps de réfugiés à l’entrée de Suruç. Les grandes tentes sont de plus en plus espacées : des 250 dressées au début du conflit, il n’en reste plus que 80. Les convois de retour se font trois fois par semaine. «Notre village est un des derniers villages kurdes de la zone, nous dit Abdou, la tête emmitouflée dans un keffieh rouge. Il est encore occupé par Daech. Nous attendons de rentrer. Grâce à l’aide de la mairie, on ne manque de rien, mais le fait d’être déplacés est insupportable. Certains de nos fils sont au combat. La prochaine fois, nous ne fuirons plus !»

Une contre-société en marche ?

Diyarbakir, lundi 23 mars. Dans une salle de réunion au milieu d’un quartier pauvre à l’est de la vieille ville, une cinquantaine de militants sont présents pour préparer une manif contre un barrage. Un peu en retrait, de jeunes ados alignent les çay et jouent avec leur portable. Sont présentes des mères de famille visiblement rompues aux discussions. Une militante les invite à prendre la parole, elles répondent : « Nous vous souhaitons la bienvenue. Nous ne sommes pas instruites, mais nous sommes l’assemblée des femmes du quartier. Cette assemblée nous permet de mieux répondre à nos besoins, de nous entraider et de repousser les islamistes ou l’AKP quand ils montrent le bout de leur nez ! »

Beaucoup de questions restent en suspens après ce court séjour au sein de la société kurde, notamment sur la mise en pratique de cette auto-administration qui souhaite tisser sa toile dans tous les domaines de la vie publique. L’aspect le plus frappant dans les discussions avec les interlocuteurs les plus variés – citadins, ruraux, hommes, femmes, instruits, analphabètes, jeunes, vieux, alévis, assyriens, yézidis, sunnites, déplacés de l’intérieur, déplacés de l’extérieur, turcs, arabes… –, c’est le refus commun de se laisser enfermer dans « un antagonisme fictif entre les peuples et les identités, sur lequel se greffe la religion », comme le rappelait Mehmet le sage. Avec le projet d’autonomie démocratique, la mise en œuvre de solidarités concrètes et en faisant de la libération des femmes une priorité, le mouvement kurde détient peut-être un projet d’utopie capable de désamorcer le piège des identités fermées, sur lesquelles prospèrent nationalisme, despotisme, fanatisme religieux et impérialismes au Moyen-Orient, et sur quoi spéculent les thuriféraires du « choc des civilisations», au Levant comme au Ponant.

Mathieu Léonard (textes et dessins) avec la collaboration de Richard Schwarz et d’Aydin Mirobotan (pour les traductions).

Notes :

(1) Préface à l’ouvrage collectif dirigé par Gérard Chaliand, Les Kurdes et le Kurdistan, éd. Maspero, 1978.

(2) L’alévisme est une branche hétérodoxe de l’Islam qui s’inscrit dans le courant du chiisme et du mysticisme soufi, mais emprunte également au christianisme et à des formes de panthéisme pré-islamique. Il est d’une grande souplesse dans sa pratique religieuse. Les alévis, qui constituent plus de 10 % de la population turque, ont subi de nombreuses persécutions au cours des siècles par les autorités de l’Empire ottoman puis de la République qui faisaient du sunnisme la condition de l’identité turque. Le 2 juillet 1993, dans la ville de Sivas, une trentaine d’artistes et d’intellectuels alévis, réunis pour un festival culturel, ont péri dans l’incendie de leur hôtel, provoqué par une foule excitée par des prêches islamistes contre la présence au congrès du traducteur de Salman Rushdie.

(3) Sur le sujet, écouter les documentaires de 2009 du collectif «Faïdos sonore» sur les luttes contre les barrages au Kurdistan.